Fable I.
L'Antiquaire et les Médailles
Je ne suis pas de ceux qui raillent l'antiquaire
Sur son ardent amour des choses d'autrefois:
L'esprit avec raison, je crois,
Dans cette étude peut se plaire.
Le passé bien souvent explique l'avenier:
C'est un miroir magique où notre intelligence
Voit sous les traits du souvenir
Et les craintes et l'espérance
Que gardent à nos fils les siècles à venir.
Puis encor le savoir est toujours estimable:
Heureux qui le possède et qui peut en jouir!
Mais quittons ce propos, arrivons à ma fable.
Un amateur d'antiquités,
Cherchant précieuses trouvailles,
Vit chez un marchand deux médailles
De pareille effigie et d'égales beautés.
»Quel prix en voulez-vous? répondez sans surfaire.«
Demande au brocanteur
Notre acheteur.
»Monsieur, dit le marchand, ma parole est sincère.
Vu ce que j'ai payé, je les vends même taux.
Leur valeur cependant diffère:
Ce bronze est vrai, cet autre est faux. —
Le faux, je n'en veux pas, repartit le classique.
Mais, mon cher, êtes-vous certain
Que ce soit là le bronze antique?
Regardez ce cordon, examinez ce grain.
Qu'en pensez-vous? — Ma foi, Monsieur, ce que j'en pense,
Je viens de vous le dire en toute conscience.
Maintenant, choisissez; ces bronzes, les voilà;
Et suivant les conseils de votre expérience,
Préférez celui-ci, préférez celui-là.«
Notre Antiquaire était novice.
Ce marchand, songea-t-il, est peut-être un coquin,
Qui sous un air loyal déguise l'artifice?
Hé bien! ruse pour ruse, et jouons au plus fin!...
»Mon ami, reprit-il, riez de mon caprice:
Vous en avez le droit, j'en conviens; mais enfin,
Puisque ici dans le doute il faut que je choisisse,
De ces deux médaillons, tout bien considéré,
C'est celui-ci que je prendrai.«
Et croyant mettre en œuvre un adroit stratagème,
Notre homme, s'abusant lui-même,
Du faux bronze à ces mots s'est gaîment emparé.
Si la trop grande confiance
Cache plus d'un écueil qui doit être évité,
La mère de la sûreté
N'est pas toujours la défiance.
Fable II.
Le Signe de Lovelace
Lovelace comptait parmi ses commensaux
Un Singe Sapajou de la plus belle espèce,
Plein d'enjoûment, plein de finesse,
D'élégance, de gentillesse,
Et passé maître en fart des damoiseaux.
Nourri dans la Gascogne aux jours de son enfance,
Il gardait du pays l'agréable éloquence,
Mentait facilement en assez bon français,
Et se tenait toujours assuré du succès:
J'estime qu'il devait réussir en ce monde.
Or, Lovelace, un soir de carnaval,
Sous un masque discret papillonnait au bal,
Quand de son Sapajou la malice féconde
Le lui donna tout-à-coup pour rival.
Dans le boudoir du favori des belles
L'espiègle se revêt d'un habit somptueux,
Où, sur la moire, en disques radieux
L'or attaché répand mille étincelles
Dont les éclairs éblouissent les yeux;
Sur son front il étage une ample chevelure,
Couvre ses traits d'un faux visage humain,
Et, pour compléter sa parure,
Un feutre à long panache ondule dans sa main
Bref, sa toilette était à l'abri du reproche.
Sa queue assez long-temps le tint embarrassé:
Mais après avoir bien pensé,
Le rusé la logea sans façon dans sa poche.
Il est, Messieurs, en ce temps-ci,
Plus d'un chef de parti, réputé fort habile,
Qu'une queue embarrasse aussi,
Et qui voudrait pouvoir l'escamoter ainsi:
Mais c'est pour lui chose un peu moins facile.....
Notre singe en tout sens s'étant considéré,
Miré,
Au bal hardiment se présente,
Prend un noble maintien, une voix seduisante,
De la foule joyeuse est soudain admiré,
Puis de Jenny la blonde en secret adoré:
Jenny, douce et crédule femme,
Dont l'adroit Lovelace avait disposé l'âme
A ressentir d'Amour le feu sacré.
Ne soupçonnant nul artifice,
Sous ce riche déguisement
L'amante au cœur simple et novice
Croit deviner son jeune amant.
Le Singe à ses côtés en cet instant se glisse:
»Chère Jenny, dit-il, de mes brûlans désirs.
Puis-je espérer qu'enfin vous partagiez l'ivresse,
Et que bientôt l'hymen, guidé par la tendresse,
Fasse luire pour nous le flambeau des plaisirs?
Ma Jenny, répondez! faut-il que vous aime? —
Oh! oui! j'éprouvais là beaucoup d'enchantement
D'entendre vous parler à moi si gentiment. —
O bonheur sans égal! Félicité suprême!«
Le grand geste qu'il fit au mot félicité
Remit du Sapajou la queue en liberté:
Il ne put la soustraire aux regards de la belle.
»Que vois-je? Dieu puissant! Que vois-je? cria-t-elle;
Un Singe! Un Singe, ô ciel! il osait aimer moi!«
A travers les éclats d'une gaîté cruelle,
De bouche en bouche a couru la nouvelle,
Et les comment et les pourquoi:
Chacun raille en passant la triste jouvencelle,
On rit de son amour, on rit de son émoi.
Tous ces adorateurs dont la voix vous caresse,
Et qui de vous chérir sans cesse,
Mesdames, à vos pieds récitent le serment
Charmant,
Bien souvent que sont-ils?... Singes de sentiment!
Et même pas toujours de la plus belle espèce.
Fable III.
La Brosse et l'Habit
La Brosse
Oui, grâce à mes efforts, vous voilà magnifique,
Et le monde élégant va prôner vos attraits.
Mais pourquoi, je vous prie, alors que je m'applique
A prolonger le cours de vos brillans succès,
Dans un remercîment ne daignez-vous jamais
M'apporter un écho de la faveur publique?
L'Habit
De ta présomption j'admire, en vérité,
L'impertinence et la folie:
Pour un peu de duvet par tes soins écarté,
Il faudra que je m'humilie
Jusqu'à mettre en commun avec ta vanité
L'éloge par moi seul au grand jour mérité!
Poursuis ton exigence, et sans honte publie
Que mon éclat n'est rien qu'un éclat emprunté,
Et que sur ton habileté
Ma renommée est établie!
La Brosse
Je ne le dirai pas, et c'est vrai cependant:
Sans moi l'on vous verrait, tout souillé de poussière,
Suivre au bruit des sifflets une obscure carrière,
Et subir les dédains du plus mince pédant.
Au reste, croyez-moi, profiter du service
En méprisant le serviteur,
C'est la marque d'un mauvais cœur.
C'est d'un méchant esprit l'irrécusable indice,
A maint orateur de nos jours
Ainsi pourrait parler cet humble secrétaire
Dont la critique salutaire
Sait des traits du génie embellir ses discours.
L'Idole
Une Idole rendait des oracles fameux;
Un jour elle devint d'une sottise extrême:
Le prêtre était changé, l'Idole était la même.
Changer de secrétaire est parfois dangereux.
Bien que dans l'ensemble et dans les détails, pour le sujet
et pour les
personnages, cette fable ne ressemble en rien à celle que M.
Krilof
a intitulée L’Oracle, je dois avouer cependant que
l'idée de La Brosse
et l'Habit m'a été suggérée par la composition du poète
russe.
Mon honorable confrère M. Mollevaut l'a très-habilement
resserrée
dans un quatrain, que je reproduis ici ponr le plaisir du
lecteur.
Fable IV.
Le Coq,
le Lapin et le Chien de chasse
Un vieux Lapin, j'ignore à quel propos,
Avec un jeune Coq s'était pris de querelle,
Et tous deux enflammés d'une haine cruelle
Devaient le lendemain se combattre en champ-clos.
Appelant de ses vœux l'instant de la vengeance,
Le Cochet déployait sa belliqueuse ardeur,
De son bec redoutable essayait la puissance,
Et de ses pieds nerveux exerçait la vigueur;
Tandis que des jeux de Bellone
Le Lapin faiblement épris,
Aux timides conseils de son humeur pollroune
Laissait incliner ses esprits.
En voyant s'approcher l'heure de la bataille,
Sur la rive d'un lac il errait soucieux,
Quand tout-à-coup s'offre à ses yeux
Une large et pesante écaille
Qu'une tortue avait délaissée en ces lieux.
»Par Hercule! dit-il, une telle trouvaille
Est un bienfait dont je rends grâce aux Dieux!
De l'ennemi je puis braver la rage,
Et crois sentir que sous ce bouclier
Mon cœur enfin connaîtra le courage.
En avant donc! Je prétends châtier
L'audacieux qui m'a jeté l'outrage,
Et dont l'orgueil ose me défier!«
A peine il achevait ce discours formidable,
Que déjà l'Achille nouveau
Sous son armure invulnérable
Abordait rudement le martial oiseau:
Mais l'Hector emplumé, fort surpris à sa vue,
Et plus surpris encor de son accoutrement,
D'abord repoussa mal cette attaque imprévue,
Puis tout meurtri du choc s'enfuit honteusement.
»Oh! oh! fit le Lapin, j'ai bien plus de vaillance
Que ma mére ne le pensait!
Toujours je fus, dans sa croyance,
Peureux par caractére et poltron de naissance.
Si parfois Médor menaçait
Ma jeune et riante existence,
A craindre son courroux ma mère me forçait:
Mais si Médor aujourd'hui m'offensait,
Il paîrait cher son imprudence!«
Médor près du héros en ce moment passait,
Et mit d’un coup de dents fin à son éloquence.
Souvent un guerrier généreux
Sous l'effort de la ruse a vu pâlir sa gloire.
S'enorgueillir de la victoire
Est souvent pour le lâche un plaisir dangereux.
Fable V.
Les deux Volumes
Un Oison se formait une bibliothèque
A quoi bon? Je l'ignore. Enfin c'était son goût.
Bien des gens ont chez eux Aristote et Sénèque,
Et n'y comprennent rien du tout.
Sur les quais de la capitale
(D'Oisonville j'entends, ne faisons pas erreur),
Sans cesse on le voyait fouiller avec bonheur
Les monceaux de bouquins que maint libraire étale
Deux volumes ensemble un jour frappent ses yeux:
L'un de vieux parchemin portait blanche tunique,
Chamarrée amplement d'une crasse classique;
L'autre de moire et d'or se montrait radieux.
Le marchand exigeait même prix pour tous deux:
Mais le vieux parchemin cachait un Lafontaine,
Et la moire aux fleurs d'or ne recouvrait que moi
Notre Oison se sentait en peine,
N'ayant juste d'argent chez soi
Que pour payer ou l'une ou l'autre emplette.
Le choix vous eût paru facile assurément:
L'insensé par l'éclat fut séduit sottement,
Il laisse le Bonhomme, et c'est moi qu'il achète!
Même, pour faire encor bêtise plus complète,
Des Oisons sur son tact il reçut compliment!
Ne nous moquons pas trop de sa mésaventure;
Nous sommes bien souvent tout aussi fous que lui
Juger l'homme à la couverture
N'est-il pas de mode aujourd'hui?
Fable VI.
Le Baudet,
la Laterne et la Bougie
Certain petit-fils de Grégoire,
En lesse tenant un Baudet,
L'autre soir trop gaîment revenait de la foire,
Et d'un pied aviné mal ou bien il guidait
Son Ane, au cou duquel sa Lanterne pendait.
L'œil encore ébloui des flammes de l'orgie,
Notre jovial campagnard,
Prenant l'épaisse nuit pour un léger brouillard,
En partant n'avait point allumé sa Bougie.
Or, le long du chemin l'Ane disait tout bas:
»Mon maître croit qu'il me dirige!
Pauvre insensé, qui ne voit pas
Que dans son bachique vertige
C'est moi seul qui conduis ses pas! —
Personnage ignorant, répondait la Lanterne,
Abjure ton erreur et ta fatuité!
C'est moi, soit dit sans vanité,
Qui parmi les écueils prudemment le gouverne. —
Allons donc! s'écriait la Bougie à son tour,
Ma chère, vous êtes peu sage!
Montrant à ses regards les dangers du voyage,
Seule j'assure son retour.«
Pendant que le trio poursuivait ces disputes,
Le patron, marchant au hasard,
Sur maints sentiers trompeurs faisait maintes culbutes,
Si bien qu'en son logis il arriva fort tard
Et fort maltraité de ses chutes.
De son habileté nous vantant le secours,
Plus d'un lourd orateur dans les ombres du doute
Pense éclairer la France et lui marquer la route:
Mais après ses brillans discours,
Le plus clair c'est qu'on n'y voit goutte,
Et que l'esprit public, loin d'aller en avant,
S'égare à droite, à gauche, et trébuche souvent.
Fable VII.
Les Faucons du
châtelain Norbert
Le châtelain Norbert était un grand chasseur,
Possédant de Faucons une troupe nombreuse.
A ses yeux, père, mère, épouse, frère, sœur
Semblaient à peu près rien, et l'histoire amoureuse
Napprend pas que Norbert ait connu la douceur
Que trouvent les humains dans l'ivresse du cœur.
Ne se posant jamais en politique habile,
En savant capitaine, en sublime penseur,
Et partout et toujours, au village, à la ville,
Le châtelain Norbert était un grand chasseur.
A quelqu'un si parfois il voulait rendre hommage,
Il ne disait pas: C'est un sage!
Un écrivain plein de talent!
Un orateur étincelant!
Un guerrier bouillant de courage!
Non, mais c'est, disait-il, un chasseur excellent!
Et Norbert s'inclinait en tenant ce langage.
»Norbert, répondez-vous, sans doute était un sot.«
Silence! sa race en ce monde
Abonde,
Et l'urbanité veut que l'on taise le mot...
Mais vous pouvez penser la chose.
Au reste, en vous parlant de lui,
Ce n'est pas là, Messieurs, ce que je me propose
De vous raconter aujourd'hui.
Le châtelain Norbert revenait de la chasse,
Très mécontent, je crois, car il n'avait rien pris,
Quand soudain son regard découvre dans l'espace
Un Ramier voyageur, familier de Cypris.
Les Faucons sont lancés sur l'animal timide,
Qui, pour échapper à la mort,
De son aile rapide
Redouble en vain l'effort:
Ses cruels ennemis s'attachent à leur proie,
Ils vont l'atteindre au haut des cieux,
Déjà rayonnent dans leurs yeux
Les éclairs d'une horrible joie.
L'oiseau de Cythérée, abandonné des Dieux,
S'arrête, et d'une voix plaintive,
»Pourquoi, dit-il, en vouloir à mes jours?
Doux symbole de paix, messager des amours,
Je porte une tendre missive
A mon maître captif en de lointains séjours:
Par pitié pour ses maux, permettez que je vive! —
A notre maître aussi nous devons obéir
(Réplique un vieux Faucon, farouche et sans clémence)
Et puisqu'il veut ta mort, tais-toi! sache mourir! —
Fort bien! mais quelle récompense
Paîra votre fidélité?
Aurez-vous plus de liberté?
Aurez-vous meilleure pitance?
Eh! mon Dieu, non! Tenez, laissez-moi l'existence,
Et goûtons les plaisirs de la fraternité.«
Ce conseil vous eût paru sage:
Il ne fut point suivi par l'escadron volant,
Et le pauvre Ramier, tout meurtri, tout sanglant,
Vint expirer aux pieds d'un page.
Sous son aile on trouva l'écrit consolateur
Qu'une amante fidèle avait mouillé de larmes,
Lorsque du prisonnier apaisant les alarmes,
Elle-même traçait son trouble et sa douleur.
A notre châtelain on remit cette épître.
Elle était de sa femme! et, dans certain chapitre,
L'époux fort ébahi très-clairement dut voir
Ce qu'un mari n'aime guère à savoir.
»Par Diane! fit-il, je comprends que l'absence
Peut donner à l'hymen un fort vilain blason!
En courant le gibier on court mainte autre chance....
Je renonce à la chasse et reste a la maison.«
Cela dit, par un soin qu'il jugea salutaire,
Il étrangla tous ses Faucons.
N'entra-t-il dans ce fait nul transport de colère?
Je l'ignore; mais remarquons
Que tôt ou tard la Providence
Sait punir le méchant et venger l'innocence.
Fable VIII.
La Clef et la Serrure
»Oui, vous devez toujours subir ma volonté,
Et céder à ma loi sans cris et sans murmures,«
Répétait une Clef pleine de vanité
A la plus douce des Serrures.
»De tous vos mouvemens j'entends régler lessor.
Voyons: ouvrez, fermez, ouvrez, fermez encor!
Il suffit. Maintenant reposez en silence,
Jusqu'à l'heure prochaine où viendra ma puissance
Vous tirer de loisir et guider vos nouveaux
Travaux.«
La Serrure obéit long-temps sans résistance:
Mais fatiguée enfin et perdant patience,
Quand la Clef rudement vint presser son ressort,
Elle opposa, sans bruit, un énergique effort,
Qui de notre orgueilleuse irritant la colère,
En deux morceaux bientôt la fit se partager.
Pousser à bout un homme débonnaire,
C'est un jeu sans esprit, mais non pas sans danger.
Fable IX.
Le Testament
Un avare fort riche des parens nombreux
Qui tous vivaient dans l'indigence,
Tous aussi vivaient d'espérance,
Répétant chapque jour entr'eux:
»Encore un peu patience,
Et le bonhomme ira rejoindre ses aïeux.«
Le bonhomme en effet disparut de la terre,
Non sans écrire un testament,
De ses biens fidèle inventaire,
Et de volonté bizarre monument.
Trente héritiers devaient procéder au partage,
Mais l'acte contenait ces mots:
»J'ordonne que mon héritage
Se divise en vingt-neuf lots,
Offrant même valeur, offrant même avantage.
Vingt-neuf de mes parens en recevront chacun
Un:
Pour consoler le trentième,
Je lui lègue mon bâton,
Plus un simple ducaton,
Dont il achètera sans retard un Barême,
Car chez lui doit affluer l'or,
Et du ciel la bonté suprême
Sans cesse dans ses mains accroîtra son trésor.«
Ce legs prêta beaucoup à rire.
»Accepte qui voudra le merveilleux bâton,
(Disait-on):
Il m'enrichirait trop; moins saura me suffire.
Qu on me donne ma part, je m'estime content. —
De par Dieu, je pense de même,«
S'écriait un second. — »Et moi, j'en pense autant,«
Ajoutait gaîment un troisième
Toute la parenté tenant pareil discours,
Et désirant sur l'heure entrer en jouissance,
L'assemblée au sort eut recours
Pour mettre à bonne fin les lots en délivrance.
Voilà nos gens nantis, voilà nos gens joyeux.
Non pas tous cependant, car en cette aventure
Celui qui du bâton reçut l'investiture
Accusa des destins l'arrêt malicieux
Qui brisait de l'espoir le prisme sous ses yeux.
Quand il eut amplement exhalé sa colère,
Notre homme plus sensé se prit à réfléchir:
»Seul, dit-il, je vivrais en proie à la misère!
Du froid et de la faim seul j'aurais à souffrir!
Non, non; la force et la jeunesse
Sont des biens excellens, je les veux exploiter!
Le travail joint à la sagesse
Sait des prodiges enfanter:
Travaillons, et soudain la tristesse importune
Loin de moi va s'enfuir!
Soyons sage, et bientôt sous mon toit la fortune
Riante va venir!«
Cela dit, il se pousse, il se meut, il s'agite,
Ne se donne loisir ni le jour ni la nuit:
Un gain s'offre là-bas, il y court au plus vite,
Le couve du regard, sans relâche le suit,
Tant qu'il l'enserre en son réduit.
De ses travaux toujours il agrandit la sphère:
Ses magasins et ses commis
Emplissent de son nom l'un et l'autre hémisphère,
On voit dans tous les ports ses navires admis.
Tandis qu'il va des rois égaler l'opulence,
De ses cohéritiers la prodigue indolence,
Savourant à pleins bords la coupe du plaisir,
De jouissance en jouissance
Laissait leur or s'évanouir,
Si bien que l'affreuse indigence
Revint avec la honte attrister et flétrir
Les restes de leur existence.
La misère, en forçant l'homme à l'activité,
Parfois le mène à la richesse:
La fortune souvent conduit à la paresse,
La paresse à la pauvreté.
Fable X.
L'Auteur et le
Cuisinier
Un auteur à son chef d'office
Naguère tenait ce discours:
»Quel démon t'inspira le coupable artifice
Auquel ta perfidie a sans cesse recours
Pour forcer mon palais d'accepter tous les jours
Des mêmes alimens le fatigant supplice?
De ton chevreuil perpétuel
Combien de temps enfin veux-tu que la présence
Revienne par un jeu cruel
Lasser ma longue patience?
Pour le plaisir du goût, pour le plaisir de l'œil,
J'en change, diras-tu, l'apprêt et l'ordonnance.
Hé, morbleu! comprends donc que, malgré l'apparence,
Du chevreuil sous ma dent est toujours du chevreuil! —
Monsieur veut-il que je réponde?
(Fit le valet sans se troubler.) —
Oui, j'y consens: tu peux parler. —
Eh bien! on m'a conté, de par le monde,
Que quand Monsieur de son cerveau
Tire quelque sujet nouveau,
Il sait en plus d'une manière
Le mettre et remettre en lumière:
D'abord ce n'est qu'un feuilleton,
Qui d'un roman bientôt a l'ampleur et le titre;
Puis, changeant de forme et de ton,
D'un livre politique il devient un chapitre;
Puis, se modifiant encor,
Il va prendre à la scène un dramatique essor.
Il me paraît en conséquence... —
Il me paraît, à moi, que vous êtes un sot!
(Répliqua l'écrivain.) Brisons là! Plus un mot;
Retirez-vous! — Fort bien, Monsieur; je me retire:
Mais franchement convenez, entre nous,
Que le public qui.... s'amuse.... à vous lire,
Pourrait tout bas penser de vous
Ce que tout haut vous venez de me dire.«
Fable XI.
La Règle et l'Exception
L'octogénaire Orgon prenait en mariage
Joyeuse bachelette au minois avenant.
»Parbleu! disait Alain (le censeur du village),
Notre vieux camarade à mon sens est peu sage:
Bientôt nous le verrons moins gai que maintenant,
Car le bonhomme alors connaîtra, je le gage,
Que Lise est un oiseau trop vif pour être en cage.«
Tandis qu'à ces pensers mons Alain donnait cours,
Il ignorait que Lise entendait son discours.
»De vos prévisions grand merci! lui dit-elle.
Mais à tous mes devoirs je resterai fidèle:
Mes sermens dans mon cœur seront gravés toujours:
Et s'il est vrai, Monsieur, que l'ordinaire usage
Puisse justifier votre fâcheux présage,
Je vous prouverai, moi, que pour monsieur Orgon
A côté de la règle est une exception. —
Bah! murmurait Alain, au jour des fiançailles
Ma femme ainsi parlait, peut-être encore mieux!
Ca n'a point empêché qu'après les épousailles....
Elle n'est plus, silence! et rendons grâce aux Dieux!«
Chez Orgon cependant tout allait à merveille:
Lise, le lendemain parlant comme la veille,
Donnait à son époux mille soins doucereux.
Le bonhomme disait à qui voulait l'entendre:
»Si vous saviez, mon cher, comme ma Lise est tendre!
Elle me rend heureux! oh! mais vraiment heureux!
Et chaque jour, je crois, j'en suis plus amoureux!«
La chose en était là, quand arrive en patache
Un sémillant cousin portant barbe et moustache:
A la cousine donc il convint, et soudain
Auprès du pauvre octogénaire
Lise jadis si bonne oublia de se plaire.
Le vieillard le sentit, et lui prenant la main:
»Ma Lise, lui dit-il, tu sais combien je t’aime!
Dans ton affection gît mon bonheur suprême!
Aux autels, j'en suis sûr, tu n'as pas fait en vain
Le serment solennel qui charme ma vieillesse;
Mais prends garde pourtant, ton cousin t'intéresse:
Or, un cousin, vois-tu, c'est presque un séducteur
A sa cousine, hélas! donné par la nature.
Avec soin contre lui défends ton petit cœur:
La règle, mon enfant, veut que tu restes pure
En pensée, en parole, ainsi qu'en action. —
Eh! Monsieur, répondit l'espiègle,
Vous savez bien que toute règle
Souffre au moins une exception.«
Fable XII.
Polichinelle
Hier, dans la place publique,
Polichinelle avait élevé ses tréteaux,
Annonçant à grands cris un drame romantique,
Suivi de deux ballets nouveaux.
Bambins d'accourir au plus vite.
Plus d'un compère, adroitement
Pour assurer la réussite,
Ent'reux se glissait doucement:
On sait trop qu'en ce monde à morale sévère,
Rien aujourd'hui, Messieurs, ne se fait sans compère.
Parmi les assistans
Tous ne se montraient pascontens:
En France aisément l'on murmure!
Les uns placés trop loin, d'autres placés trop bas,
Ceux-ci voyant fort mal, ceux-là ne voyant pas,
Soumettaient cependant la pièce à leur censure;
Tandis qu'en manière d'écho,
Sur vingt tons différens, d'autres criaient bravo,
Sans y comprendre davantage:
Mais de certaines gens tout louer est l'usage.
Dans les bras de sa mère un jeune enfant porté
Ouvrait tant qu'il pouvait les yeux et les oreilles,
Et néanmoins à ces merveilles
Il opposait un front chargé de gravité.
»Ris donc!« lui répétait sa mère avec bonté.
»Eh! maman, répondait le bambin pour excuse,
Quand ces pantins me laissent voir
Tous les fils qui les font mouvoir,
Comment veux-tu que je m'amuse?«
Ainsi la politique a pour les grands enfans
Bon nombre de polichinelles,
Qui paraîtraient plus amusans
Si l'on voyait moins les ficelles.
Épilogue
Le Pinson et le Rossignol
Fable
On m'a conté qu'un Pinson
Autrefois se mit en tête
De faire imprimer la chanson
Qu'aux simples villageois dans nos champs il répète
Puis à la foule des oiseaux
Tout joyeux il en fit hommage;
Mais lorsque ramené par les zéphyrs nouveaux
Le Rossignol vint sous l'ombrage
Déployer son brillant ramage,
En l'écoutant le pauvre auteur,
Le cœur gros de soupirs, disait avec tristesse:
»A cette harmonieuse altesse,
A ce roi du peuple chanteur
Je voudrais bien offrir mon humble villanelle;
Mais peut-être que Philomèle
Hepousserait avec hauteur
Et son rustique admirateur,
Et son présent peu digne d'elle.«
Mon Pinson à ces mots s'aflligèait de plus belle.
Il oubliait que le savoir
Est frère de la bienveillance:
Le chantre du printemps en cette circonstance
Le lui fit bien apercevoir.
»J'apprends, mon cher et bon confrère,
(Dit-il au triste campagnard),
Que vous avez d'une œuvre enrichi le libraire:
Vos gais refrains ont su me plaire,
Et chez vous j'accours sans retard
En accepter un exemplaire.«
Je ne décrirai pas le bonheur du Pinson;
Mais dans cette aimable leçon
Pour moi se cache une espérance:
Quand ma poétique indigence
Du réduit paternel fuit l'asile ignoré,
Et va sans protecteur faire son tour de France,
La pauvrette du moins, j'en suis bien assuré,
Toujours près du talent trouvera l'indulgence.
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