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Livre Dixième
 
Le Chien et le Cheval
Le Loup et le Chat
Le Berger gourmand
Les deux Souris
Les Loups et les Brebis
La Cascade et la Source
Le Lion et ses courtisans
La Queue du Renard
Les deux Écoliers
Les trois Mougiks
L'Écureuil et le Merle

 
Le Coucou et le Coq
Le grand Seigneur
Le Villageois et le Chien
Le Brochet puni
L'Ane à la clochette

 

I.
Le Chien et le Cheval

Un chien, d'une maison champêtre
Serviteur hargneux mais zélé,
Avec le cheval de son maître
Eut, un beau jour, un démêlé.
Le voilà, ce seigneur, ce prince,
Lui dit Barbos, comme il passait.
Pour moi la perte serait mince,
Si de la cour on le chassait!
Mais, après tout, que sait-il faire?
Porter les gens et labourer;
Voyez un peu la belle affaire!
Il ose à moi se comparer!
Mais vraiment l'audace est trop forte,
Car enfin, moi, sans nul repos,
Le jour, je garde les troupeaux,
Et, la nuit, je garde la porte.
— Oui, dit le cheval, ta raison
Sans doute de justesse est pleine;
Mais, si pourtant, chaque saison,
Je n'allais labourer en plaine,
Tu n'aurais, la chose est certaine,
Rien à garder à la maison.

II.
Le Loup et le Chat

Un loup, d'un bois voisin s'enfuyant au plus vite,
      Courait à travers un hameau.
Le galant, à coup sûr, n'allait pas en visite;
Près de perdre la vie, il tremblait pour sa peau,
Les chiens et les chasseurs étant à sa poursuite.
Tout en courant, mon loup cherchait, du coin de l'œil,
Un toit hospitalier qui pût lui faire accueil.
Par malheur, au verrou toute porte était close.
      Soudain il aperçoit un chat
      Qui, tranquille, et d'un air béat,
      Sur un mur d'enclos se repose.
»Vaska, mon bon Vaska, dis-moi, sans trop tarder,
Si, dans l'affreux péril où mon malheur m'expose,
Tu connais un mougik qui soit prêt à m'aider.
Entends-tu les abois de la meute en furie
      Et les sons effrayants du cor?
C'est après moi qu'on court, et contre moi qu'on crie!
— Stéphane, dit le chat, peut te sauver encor;
Va vite l'en prier: c'est, dit-on, un cœur d'or.
      — Oui, sans doute; mais chez Stéphane
      J'ai pris, l'autre jour, un mouton.
— Eh bien, tu peux alors te risquer chez Demiane.
— Non pas! J'ai pris son bouc; il m'en veut fort, dit-on,
      Et j'ai peur de quelque chicane.
— Va donc trouver Ivan, dont voici la maison.
— Ivan! mais avec lui je crains une entrevue.
Pour certaine brebis qu'il n'a jamais revue,
Vers le printemps dernier, il m'a cherché raison.
— Ça va mal! Mais chez Klime on t'ouvrira, je pense.
— Hélas! chez Klime, un jour, j'ai mis en pièce un veau,
Mon bon Vaska. — Qu'entends-je? Eh! voilà du nouveau!
Chez ceux que tu pillas tu viens chercher défense!
Tu les crois donc bien sots? Penses-tu qu'ils soient prêts
A te prêter secours contre leurs intérêts?
Non certe, et c'est bien fait! ne t'en prends qu'à toi-même;
De tes délits solde les frais:
On récolte ce que l'on sème.«

III.
Le Berger gourmand

      Le berger Seva, pour un maître,
      Dans les champs gardait les troupeaux;
Par malheur, chaque jour, ses moutons les plus beaux
(On ne savait comment) venaient à disparaître.
      Notre homme, avec des airs touchants,
      A tout venant contait ses peines,
Disant qu'un loup vorace, apparu dans les champs,
      Croquait les brebis par douzaines.
»Rien d'étonnant, ma foi, disait tout le canton,
Brebis et loups jamais n'ont fait très-bon ménage.«
Et, pour guetter le loup, chacun veille au village.
»Mais comment se fait-il, parfois se disait-on,
Que Seva dans sa soupe ait toujours du mouton?
Son potage est bien gras, et tous les jours, sans faute,
Nous voyons son gruau flanqué d'une entre-côte.«
Rien d'étonnant encor: s'il savait s'héberger,
C'est qu'il avait jadis servi dans les cuisines;
      Chassé, plus tard, pour ses rapines,
De retour au village, il s'était fait berger.
Les vaillants du pays dans les forêts voisines
Cherchant toujours le loup, couraient pour l'égorger.
Mais du loup dans les bois la trace est invisible;
Le loup n'avait rien fait: la suite le prouva.
Des amis trop zélés l'erreur était risible;
      Qui croquait tout? C'était Seva!

IV.
Les deux Souris

      »O ma sœur, sais-tu l'aventure?
Disait une souris sur le pont d'un vaisseau.
L'eau dans le bâtiment s'est fait une ouverture,
Et j'en avais, en bas, déjà jusqu'au museau.
(Or, notez que ses pieds étaient mouillés à peine.)
Pour arrêter le mal je me démène en vain.
      Rien d'étonnant; le capitaine,
Ivre-mort, reste au lit, pour y cuver son vin
      De son côté, l'équipage
      Ne s'occupe à rien du tout.
      L'un dort, l'autre fait tapage,
      Et le désordre est partout.
      Je me suis presque enrouée
      A leur crier d'accourir,
      Que, la cale étant trouée,
      Le bâtiment va périr.
»Courir? où donc?« Et tous se bouchaient les oreilles,
      Comme si, pour mon bon plaisir,
Je venais débiter sornettes sans pareilles.
      Pourtant le mal est très-profond;
      Si l'on n'y veille, avant une heure,
      Le vaisseau va couler à fond.
      Mais avec eux faut-il qu'on meure?
      Allons, ma sœur, de ce vaisseau
      Sauvons-nous, avant la déroute;
      Gagnons la terre, à travers l'eau:
      Le rivage est prochain sans doute.«

      Et soudain, d'un commun effort,
      Nos deux souris aventurières,
      Du pont franchissant les barrières,
S'élancent dans la mer, pour y trouver la mort.
Quant au vaisseau, rentrant aux mers de la patrie.
Grâce à son chef habile, il put, sans avarie,
      Une heure après, toucher au port.

      Mais j'entends le lecteur me dire:
»Expliquez-vous alors sur ce chef aviné,
Ces matelots oisifs, cette eau dans le navire.«
La trouée était faible et le dégât borné;
La chose en un clin d'œil avait été finie;
Quant au reste, lecteur, tu l'auras deviné:
C'était... c'était la calomnie.

V.
Les Loups et les Brebis

      Pendant longtemps chez les brebis
      Les loups ayant fait grand ravage,
Les chefs des animaux; en commun réunis,
Prétendaient réprimer un abus si sauvage.
On résolut enfin d'élire un comité
Qui rendrait, par décret, la paix à la prairie.
Et pourtant il advint que, lorsqu'on eut voté,
Les loups dans ce conseil formaient majorité.
Mais il est de bons loups, soit dit sans flatterie;
      On en a vu plus d'un enfin
      Rôder près de la bergerie
Assez innocemment... quand il n'avait plus faim.
Dès lors de tout conseil pourquoi donc les exclure?
Protégeons les brebis, c'est fort bien, mais pourtant
Il ne faut pas aux loups faire la loi trop dure.
Pour discuter en paix ce sujet important,
Au fond d'une forêt on place l'assemblée.
On délibère, on juge, et, tout point éclairci,
      Nos députés votent d'emblée
      Pour la loi qu'on formule ainsi:
»Sitôt qu'un loup aura, par outrage ou sévice,
Lésé moutons, brebis, et membres d'un troupeau,
Le plaignant doit soudain, le prenant à la peau,
Sans égard pour son rang, le traîner en justice.«

Parfaite était la loi: s'en servit-on beaucoup?
      Je vois toujours avec surprise
      Que, quand on dit: »Prenez le loup!«
      Par le loup la brebis est prise.

VI.
La Cascade et la Source

Sur le flanc d'un rocher précipitant sa course,
Une cascade au loin roulait avec fracas,
Tandis qu'au pied du mont dormait une humble source
Qu'en son étroit bassin l'œil n'apercevait pas.
      Mais de la source salutaire
      Où l'on puisait force et santé,
      Les vertus, en tout lieu sur terre,
      Avaient grande célébrité.
»Ah! lui dit la cascade, il est vraiment bizarre
De voir la foule ainsi chercher ton eau si rare!
Pour admirer mes bonds qu'on la voie accourir,
      Passe encor, mais quelle ressource
A tous ces visiteurs ton eau peut-elle offrir?
      — Tu ne fais que les étourdir,
      Moi, je les guéris,« dit la source.

VII.
Le Lion et ses courtisans

Le roi des animaux, sur le déclin des ans,
N'ayant pour reposer qu'une couche assez dure,
Où son corps languissant souffrait de la froidure,
Fit, un jour, près de lui venir ses courtisans.
C'étaient les ours, les loups, hauts seigneurs de l'empire,
Gens chaudement vêtus, fourrés de poils soyeux.
      »Mes amis, dit-il, je suis vieux,
Et sur un lit si dur je souffre le martyre.
Sans donc que riche ou pauvre en soit en rien lésé,
Si vous m'alliez chercher des toisons dans la plaine,
J'aurais couche plus molle et sommeil plus aisé.
— Illustre souverain, ne te mets point en peine;
      Il n'est, pour sûr, aucun troupeau
Qui, lorsque tu veux bien lui demander sa laine,
Ne soit encor ravi de te donner sa peau.
Manquons-nous donc ici d'animaux à fourrure?
Chamois, chèvres et daims sont assez peu grevés;
Quand de quelques toisons on les aura privés,
Beau mal! Ils n'en auront que plus légère allure!«

Soudain à mettre en œuvre un si sage conseil
      Chacun des courtisans s'empresse.
Fier d'avoir des amis d'un dévouement pareil,
Le roi ne sait comment leur prouver sa tendresse.
A quoi went aboutir ce zèle prétendu?
On tombe sur le pauvre et le pauvre est tondu,
Et nos gens bien fourres, de leur laine assez chiches,
Ne cèdent pas un poil de leurs toisons si riches.
      Mais, avec eux, leurs bons amis,
      Qui se trouvaient sur leur passage,
      Dans les profits sont tous admis,
      Quand des tributs on fait partage;
      Et, durant la froide saison,
      Nos grands seigneurs ont, à foison,
      Des oreillers pour leur ménage.

VIII.
La Queue du Renard

Par une nuit d'hiver, sortant de sa tanière
      Pour laper le coup du matin,
      Certain renurd vint, en voisin,
      Par un trou, boire à la rivière.
Il gelait fort; le sire était très-peu fûté;
Des glaçons par mégarde, en rasant la surface,
Il engagea sa queue, et le froid dans la glace
De ses poils qui traînaient fixa l'extrémité.
      Le mal n'était pas grand sans doute;
Si, pour sauver sa queue, en tirant par degrés,
Il eût fait abandon des poils aventurés,
Sans craindre les chasseurs, il eût repris sa roule.
Mais quoi! gâter sa queue! Il n'y pouvait songer;
Sa queue aux crins dorés, sa fourrure ondoyante,
      Au poil si doux et si léger!
      Non pas: mieux vaut qu'il patiente.
Les gens dorment encore, il n'est aucun danger;
      Puis le dégel viendra peut-être,
Et sa queue hors du trou sortira sans effort.
Il attend... il attend... Il gèle encor plus fort.
Il regarde... et le jour déjà commence à naître.
      De peur mon renard presque fou
      S'agite alors et se démène.
Vains efforts! rien ne peut le dégager du trou!
Vient à passer un loup qui courait par la plaine.
»Frère, ami, sauve-moi! Je n'ai plus qu'à mourir!
      Le loup soudain, voyant sa peine,
      S'arrête et vient le secourir.
      Mais, le sauvant à sa manière,
Il lui coupe tout net la queue au ras du dos;
Et mon sot, écourté, retourne à sa tanière,
Heureux avec sa peau d'avoir sauvé ses os.

Eclaircissons ma fable, en mettant l'homme en jeu:
      J'ai vu maint sot qui, de sa nuque
      Pour ne pas perdre un seul cheveu,
      S'est réduit à porter perruque.

IX.
Les deux Écoliers

      »Sais-tu, Simon, après la classe,
      Comme un troupeau fuit son berger,
      Courons aux champs; faisons main basse
      Sur tous les marrons du verger.
      — Fœda, les marrons sont pour d'autres,
L'arbre est haut, nul de nous aux branches n'atteindrait,
      Et, pour y grimper, il faudrait
      Bien d'autres forces que les nôtres!
Adieu donc les marrons! — Quelle idée! et pourquoi?
      Vraiment, mon cher, la peur t'abuse.
      Quand la force n'est pas pour soi,
      On y supplée avec la ruse.
Attends! j'ai tout prévu: jusqu'aux branches du bas
      Pour grimper, cher petit compère,
      Le dos courbé, tu m'aideras;
      Le reste ira tout seul, j'espère.
      Ah! les marrons vont voir beau jeu!
      Jusqu'à la gorge il faut en prendre!«

Mais la classe a cessé. Brûlant d'un nouveau feu,
Nos gourmands au jardin volent sans plus attendre.
Simon, tout essoufflé, de sueur est trempé,
Fœda sur son dos monte; il grimpe... il est grimpé.
Sur le sommet de l'arbre il s'installe à son aise,
      Et, comme un rat dans un buffet,
      Jusqu'à ce que sa faim s'apaise,
Il cueille et mange tout, dans un calme parfait.
Mais Simon, du régal n'ayant que les amorces,
En se léchant la bouche, errait aux environs,
      Et Fœda, croquant les marrons,
      Jetait à l'autre les écorces.

J'ai vu bien des Fœdas. Quand jusqu'aux hauts emplois
Leurs amis les poussant engraissaient leurs familles,
Des parvenus d'hier les amis d'autrefois
      N'avaient toujours que les coquilles.

X.
Les trois Mougiks

Trois mougiks, attardés, par une nuit obscure,
Venaient dans un hameau remiser leur voiture.
Nos gens à Pétersbourg ayant vendu leur bois,
S'étaient bien amusés pour compenser leur peine,
Et gaiement au village ils rentraient tous les trois.
Tout bon mougik dort mal s'il n'a la panse pleine;
Nos gens donc tout d'abord avaient dù s'occuper
De courir le hameau pour quêter un souper.
Mais on sait qu'au hameau les ressources sont maigres:
Quelques croûtes de pain, une soupe aux choux aigres,*
Plus un plat de gruau,** déjà fort entamé,
C'est tout ce qu'on offrit à leur ventre affamé.
Ah! certe, à Pétersbourg, c'était autre bombance!
Mais chut! on n'en dit mot, puisqu'on n'y pouvait rien.
      Après tout, peu vaut mieux que rien,
Et se coucher à jeun, se peut-il qu'on y pense!

*
Il s'agit ici du potage populaire que les Russes appellent tchi,
et qui se compose de choux aigres, de viande grasse et d'épices
bouillis ensemble.

**
Le gruau de sarrasin est la principale nourriture du paysan russe.

      Nos mougiks, se signant trois lois,
      Autour du gruau prennent place.
Mais, trouvant la pitance un peu maigre pour trois,
L'un d'eux, le plus rusé, faisait triste grimace,
Et paraissait tramer quelque projet sournois.
(Qui n'est pas le plus fort a ruse toujours prête.)
»Frères, dit le malin, vous connaissez Thomas?
— Oui. — Le recrutement va lui raser la tête.*
— Bah! quel recrutement? — Parbleu! je ne mens pas!
— On a donc du nouveau? — Oui, le Chinois s'obstine
A ne point nous payer un fort tribut de thé,
      Et notre Père** a décrété
      Qu'on ferait la guerre à la Chine!«
Dès lors, nos deux mougiks, pensifs et sérieux,
Veulent tout discuter, juger à qui mieux mieux,
      Car, par malheur, nos deux mazettes
Savaient lire, et parfois parcouraient les gazettes.
Quel plan faut-il tracer? Qui nommer général?
    Grave est le cas! Pour sauver la patrie,
    On délibère, on discute et l'on crie,
Et notre fin matois ne s'en trouvait pas mal.
Tandis que des Etats le destin se balance,
Voyant chaque mougik au débat occupé,
      Le drôle au plat fouille en silence:
      Soupe et gruau, tout est lapé.
On entend pérorer maint bavard ridicule
Sur tout fait étranger qui le touche assez peu.
      Il voit très-bien la Chine en feu,
      Et ne voit pas son toit qui brûle.

*
Les mougiks portent toujours les cheveux longs retombant sur le
cou, et les recrues sout rasées à la tilus dès leur entrée au service.

**
C'est le nom par lequel les hommes du peuple désignent ordinaire
ment l'empereur, en Russie.


XI.
L'Écureuil et le Merle

      C'était la fête du hameau;
      La foule, à chaque instant accrue,
      Sous la fenêtre du château
      Se pressait à flots dans la rue.
Manants, bourgeois, seigneurs, entassés sur le seuil,
Suivaient d'un œil charmé les tours d'un écureuil.
      A vrai dire, il faisait merveille:
Dans un cylindre à jour, courant et revenant,
Sa patte agile allait trottinant, trottinant,
Et sa queue en cerceau, venant battre l'oreille.
Semblait un tourbillon qui va toujours tournant.
Sur un bouleau voisin, un merle assez caustique
Paraissait moins pressé d'admirer tous ses tours.
      »Mon vieux, dit-il, dans ta boutique
Peut-on du moins savoir ce que tu fais? — Je cours!
      Ah! mon ami, quel dur métier!
Je suis d'un grand seigneur le principal courrier.
      Tout le jour je sue à la peine,
      Sans rien boire et sans rien manger;
      Et toi-même, tu peux juger,
      Si j'ai le temps de prendre haleine!«
Ce disant, l'écureuil, au risque d'en mourir,
De plus belle, à l'instant, se remet à courir,
Le merle en s'envolant lui dit: »C'est vrai peut-être;
      Pour moi le fait est clair: tu cours,
      Tu cours, tu cours, tu cours toujours,
      Mais sans bouger de ta fenêtre.«

      Maint faiseur qu'on voit se débattre
      Par les affaires assailli,
      Se trémousse et se met en quatre,
      Et chacun en reste ébahi;
      Le jour, la nuit, on l'entend geindre;
      Il fait beaucoup, mais fait-il bien?
      Son travail n'aboutit à rien:
      C'est l'écureuil dans son cylindre.


XII.
Le Coucou et le Coq

»Que ta voix, mon cher coq, est brillante et sonore!
— Et toi, mon cher coucou, mon orgueil, mon soleil,
Que de charme et que d'art dans ton chant que j'adore!
Nos bois des alentours n'ont point chanteur pareil;
Qui t'entendrait cent ans voudrait t'entendre encore!
Et toi donc, mon beau coq, j'en jure ici ma foi,
Si tu te tais, j'attends, toujours tendant l'oreille;
      Je meurs, et ne reviens à moi
      Que lorsque ton chant me réveille.
Ah ça! mais où prend-on de ces voix-là, dis-nous?
      Quelle prestesse et quelle aisance!
      Quels sons purs, éclatants et doux!
Chez vous autres, je crois, c'est un don de naissance!
Tu dois mille talents au ciel qui t'a gâté,
      Mais ta voix... ta voix, c'est tout dire!
      Va, leur rossignol si vanté,
      Prés de toi n'est qu'un pauvre sire!
      — Merci, compère, à mon avis,
Et c'est l'avis aussi du public qui t'admire,
Tu passes dans tes champs l'oiseau du paradis!«
Un moineau les entend et leur dit: »Camarades,
Pourquoi vous enrouer à pousser de tels cris,
En vous comblant tous deux de compliments si fades?
Vos chants n'en sont pas moins d'affreux charivaris!«

Sans honte et sans pudeur quand un flatteur vous loue,
D'éloges mutuels il sait qu'il fait un troc:
A vanter le coucou lorsque le coq s'enroue,
C'est pour que le coucou vante, à son tour, le coq.

XIII.
Le grand Seigneur

Un grand seigneur, nous dit l'antiquité,
Sans courtisans avait, un jour, quitté
Son beau palais et son riche domaine,
Pour visiter la rive souterraine
Du sombre empire où Pluton tient sa cour;
Ou, pour parler en langue plus humaine,
Un grand seigneur vint à mourir, un jour.
Devant le juge il alla comparaître,
Ainsi qu'il est aux enfers ordonné:
»Quel est ton rang? quel pays t'a vu naître?
— J'étais satrape; en Perse je suis né.
Je fus toujours de santé si débile,
Que je n'ai pu m'occuper un moment,
Laissant aux mains d'un secrétaire habile
Le soin actif de mon gouvernement.
— Mais qu'as-tu fait? — Donnant ma signature,
Tout à loisir, j'ai bu, dormi, mangé.
— Au paradis va tout droit! — Mal jugé!
Sans nul respect s'écrie alors Mercure.
— Non, pas si mal, dit Éaque, on voit bien,
A parler franc, que tu n'y comprends rien.
L'ignores-tu? de son vivant, ce prince
N'était qu'un sot, et, si de son pouvoir
Il eût usé, sur sa pauvre province
Que de malheurs on aurait vus pleuvoir!
Aurais-tu pu, témoin de ces alarmes,
Pour réparer les maux que j'ai prédits,
De tant de gens aller sécher les larmes?
Notre homme donc, et point ne m'en dédis,
N'ayant rien fait, a droit au paradis.«

      Je vis hier, à la séance,
      Certain juge, tout en dormant,
      De Thémis tenir la balance:
      Il doit avoir assurément
      Le paradis pour récompense.

XIV.
Le Villageois et le Chien

Économe parfait, propriétaire aisé,
Un villageois, prenant un chien à son service,
Avait été pourtant assez malavisé
      Pour en exiger triple office:
      Garder le seuil de la maison,
      Cuire au four le pain du ménage,
      Puis au verger, dans la saison,
      Donner ses soins à l'arrosage.
      »A d'autres! direz-vous, lecteur,
      Vous radotez de belle sorte!
      Que votre chien garde la porte,
      On le conçoit; mais, cher auteur,
      Vit-on jamais la gent canine
Arroser au jardin ou chauffer la cuisine?
— Lecteur, ai-je affirmé que Barhos l'avait fait?
      Non. J'ai dit qu'il le devait faire:
      L'intention n'est point le fait;
      C'est tout en cela qu'est l'affaire.«
Cumulant trois emplois, tout d'abord notre chien,
Voulut toucher aussi somme trois fois plus forte.
      Puisque Barbos s'en trouvait bien,
      Qu'un autre en fût lésé, qu'importe!

      Tout bien conclu, le lendemain,
Pour s'égayer un peu, se promener et boire,
Le maître, rassuré, se rendait à la foire.
Le soir, de son logis il reprend le chemin
Et chez lui fait sa ronde. O mécompte effroyable!
Pas de pain! Le verger n'était point arrosé,
Et tout dans le grenier était dévalisé!
Il jette, il brise tout, jure, se donne au diable;
Versant l'injure à flots sur l'indigne animal,
      En vain il cherche à le confondre;
Barbos à tout reproche, avec sang-froid égal,
      Avait toujours mot à répondre:
S'il gardait la maison, n'en pouvant pas bouger,
Il ne pouvait dès lors arroser le verger;
S'il allait au verger, comment pourrait-il cuire?
      Enfin, pour dernière raison,
      S'il cuisait, on peut en induire
      Qu'il ne gardait pas la maison.*

*
Il est aisé de voir que notre poëte s'élève ici contre l'abus du
cumul des places si fréquent en Russie... et ailleurs.


XV.
Le Brochet puni

Les hôtes d'un étang, victimes d'un brochet,
S'élant plaints que pour eux la vie était trop dure,
Il fut fait par justice enquête et procédure.
Les preuves des délits qu'au monstre on reprochait
      Pouvaient remplir une voiture.
Pourtant au tribunal le brochet assassin
Est, par ménagement, porté dans un bassin.
Pour juges on admit, sans trop choisir peut-être,
Cinq ou six animaux qu'aux champs on voyait paître
      Dans les archives retrouvés,
Leurs noms nous ont été, par bonheur, conservés:
      C'étaient deux maigres haridelles,
Deux ou trois boucs cornus, plus un âne bâté.
Pour donner aux débats des lumières nouvelles,
On nomma procureur un renard très-fûté.
Le bruit courait partout (voyez la calomnie!)
Que, grâces aux bons soins du brochet accusé,
Sa table de poissons était toujours garnie.
Juger selon son cœur n'est pas toujours aisé;
Maint juge l'eût voulu, mais, ici, l'indulgence
S'accordant assez mal avec les faits cités,
La sévérité seule était dès lors d'urgence.
Que faire en pareil cas? Les faits sont discutés;
On prépare un arrêt: pour punir le coupable
D'un supplice honteux aux pervers redoutable,
      Chacun voulait qu'il fût pendu!
— Eh quoi! dit le renard, tribunal vénérable!
Le pendre! A tel coquin autre supplice est dû!
Il faut, pour le punir, une peine imprévue
Qui saisisse d'effroi tous ceux qui l'auront vue:
Noyons-le! — C'est très-bien!... s'écrie avec transports,
Des juges indulgents la troupe routinière.
      Et l'on prend le coupable au corps
      Pour le jeter. ... à la rivière!

XVI.
L'Ane à la clochette

Un villageois avait un âne merveilleux,
      Si bon, si beau, selon son maître,
      Que pareil baudet sous les cieux
      Sans doute était encore à naître.
      Mais, craignant qu'il ne se perdit,
Si, par hasard, au bois il fuyait en cachette,
      Notre homme, un beau jour, lui pendit
      Sous la mâchoire une clochette.
Mon baudet, tout à coup d'un sot orgueil gonflé,
Se pavane, s'admire et se croit d'autre race.
       (Des cordons de nos gens en place
Devant lui sans nul doute on avait trop parlé.)
Il fait le grand seigneur; sa dignité l'enivre.
Était-il heureux? Non, car enfin, quoi qu'il fît,
Il avait des honneurs sans en tirer profit;
Mais, soit dit en passant, cette façon de vivre
A plus d'un employé donne un exemple à suivre.
Notre âne, à parler franc, n'était point si parfait
Qu'il n'eût, dans le passé, commis plus d'un méfait
Mais, jusqu'à la clochette, enclin à la rapine,
Il avait fait toujours ses coups à la sourdine.
Tout restait impuni: si dans le potager,
Dans le seigle ou l'avoine il entrait d'aventure,
En silence, à loisir, il y prenait pâture,
Et sortait bien repu, sans craindre aucun danger,
      A présent, c'est une autre histoire!
      Que monseigneur ait soif ou faim,
Sitôt qu'au potager il court manger ou boire,
La clochette est en branle et fait un bruit sans fin.
L'oreille est avertie et tout oeil le regarde.
      Le maître, à bon droit soupçonneux,
Sitôt qu'au potager mon baudet se hasarde,
D'un énorme gourdin lui fait sentir les nœuds.
      Le voisin même, aux moindres fautes
      Que dénonce le clocheton,
      Prenant en main martin-baton,
      Lui caresse, à son tour, les côtes;
      Et monseigneur, sans nul repos,
      Pourchassé, battu par ses hôtes,
N'avait, l'hiver venu, que la peau sur les os.

      Chez nous, parmi les gens en place,
Souvent bien des fripons se voient ainsi déçus.
Tant que leur grade obscur les laisse inaperçus,
Leur rapine à nos yeux peut bien cacher sa trace;
Mais, dès qu'on les élève en honneurs, en crédit,
La clochette, à grand bruit, les dénonce et nous dit
      Qu'il est temps enfin qu'on les chasse.