Fable I.
L'Aigle, la Taupe, et le Hibou
Certaine Taupe, un peu commère,
Après avoir rêvé mainte et mainte chimère,
Dit un matin à son réveil:
Je veux enfin voir le soleil.
S'il faut en croire le vulgaire,
On ne peut soutenir son éclat radieux.
Eh bien! moi, je l'oserai faire:
Car j'ai, dieu merci, de bons yeux.
— Toi? lui crie un Hibou.— Moi-même.— Es-tu donc folle?
— Comment? — Tun'y vois pas.— Oh! j'y vois mieux quetoi.
— Tu radotes, sur ma parole;
Oser te comparer à moi!
Moi, j'observe à mon gré la lune, les étoiles,
De la plus sombre nuit je puis percer les voiles,
Et l'objet le moins apparent
Ne saurait échapper à mon oeil pénétrant.
Donc c'est à moi de voir l'astre de la lumière.
Quant à toi, pauvre aveugle, hélas!
Rentre au fond de ta taupinière.
Cet avis t'est donné par l'oiseau de Pallas. —
A ce langage magnifique,
On voit qu'il avait fait son cours de rhétorique.
Dame Taupe au Hibou fit-elle une réplique?
L'histoire n'en rapporte rien;
Mais elle apprend qu'un Aigle entendit l'entretien,
Que, sans bouger, que, sans mot dire,
L'oiseau de Jupiter se contenta d'en rire,
Et j'en conclus qu'il fit très bien.
Cependant le soleil, sorti du sein de l'onde,
De l'aurore a séché les pleurs,
Il sème l'horizon des plus vives couleurs,
Et rend déja la vie au monde.
Son char enfin s'élève à la voûte des cieux,
Et, dans sa brillante carrière,
Verse un océan de lumière
Dont l'éclat fait baisser les yeux.
De nos rivaux alors que devient la gageure?
Que fait surtout maître Hibou?
Ce qu'il fait? oh! vraiment, une triste figure.
Il s'évertue en vain pour regagner son trou;
Et le pauvret, qui n'y voit goutte,
Au péril de ses jours, va se heurtant en route,
Tantôt contre un buisson, et tantôt contre un mur.
— Ah! dit-il, le soleil rend l'univers obscur. —
C'était pour un Hibou raisonner à merveille.
De son côté, la Taupe était comme à l'affût,
Et, le soleil présent, attendait qu'il parût.
Au défaut d'yeux, la dame a fine oreille:
Elle entend mille oiseaux qui de l'astre du jour
Célèbrent en chœur le retour.
— Où donc est-il? dit la vaine pécore.
J'ai beau chercher, je ne vois rien,
Et pourtant je regarde bien.
L'aventure m'étonne. — Elle y songeait encore,
Lorsque l'Aigle, prenant un essor glorieux,
Dans son rapide vol s'éloigne de la terre,
Parcourt les régions qu'habite le tonnerre,
Et sur l'astre éclatant ose fixer les yeux.
A l'application: de la vérité même
Le soleil est ici l'emblème;
Mais pour un Aigle, hélas! faut-il voir parmi nous
Tant de Taupes et de Hiboux!
Fable II.
Le Philosophe persan
Victime trop long-temps de l'envie et des sots,
Un Philosophe de la Perse
Avec le genre humain voulut rompre commerce.
Il alla chercher le repos
Au fond d'un bois obscur, séjour des animaux.
— Quoi! lui dit un ami, vous fuyez vos semblables!
La plupart, j'en conviens, sont fourbes et méchants;
Mais aller habiter les antres effroyables
Des tigres furieux, des lions rugissants.... ! —
Le Sage, avec humeur, interrompt sa harangue:
— Pour me nuire, dit-il, ceux-ci n'ont que des dents,
Et les hommes ont une langue.
Fable III.
Le Rat dans la pagode
Dans la tête dune pagode
Certain Rat s'était confiné.
Trouvant l'asile aussi sûr que commode,
Il y vivait comme un prédestiné.
Un dévot pèlerin venait-il, en offrande,
Déposer sur l'autel quelque friand morceau,
Le Rat n'avait besoin d'aller à la provende;
Il tirait sa part du gâteau.
Selon même ce qu'on raconte,
Il n'était pas sans vanité,
Humant volontiers pour son compte
L'encens qu'on adressait à la divinité.
Ajoutez que, tapi dans sa niche sacrée,
Il insultait à tous les chats
Qui de ce temple avaient l'entrée,
Bien sûr que ces messieurs ne l'attaqueraient pas.
Mais quoi! rien n'est stable ici-bas.
La pagode sans doute était mal assurée;
Un beau jour elle tombe et se brise en éclats.
Notre saint déniché ne sait alors que faire.
Chats de toutes couleurs, blancs ou noirs, bruns ou gris,
Ont inondé le sanctuaire.
Nul trou pour se cacher; il veut fuir, il est pris.
Un gros matou lui dit, l'œil ardent de colère,
— Qu'il te souvienne, maître fat,
D'avoir cent fois, du haut de ton idole,
Injurié le peuple chat.
Ton protecteur n'est plus; sa chute te désole.
Ta mort enfin va nous venger. —
Le Rat cherche à répondre; il n'a plus la parole.
Le matou vient de le manger.
Malheur à quiconque s'oublie
Au sein de la prospérité!
Tombe-t-il dans l'adversité;
Loin de le plaindre, on l'humilie;
Chacun lui dit: — Gros Jean, tu l'as bien mérité.
Fable IV.
Le Chien
revenant de la guerre
Capitaine Mouflar revenait des combats,
Clopin clopant, l'oreille en bas,
Et traînant l'une de ses pattes;
Au demeurant, capitaine Mouflar
S'était battu comme un autre César.
Il s'acheminait donc vers ses tristes pénates,
Lorsqu'une bande de roquets,
Tous gens sans aveu ni courage,
Vient se camper sur son passage,
Et déja lui fait son procès.
— Moi, dit l'un qui s'estime un adroit politique,
J'aurais à votre place usé d'une rubrique.
— Moi, j'aurais fait ceci. — Moi, j'aurais fait cela. —
Il n'est esprit si mince, en ces rencontres-là,
Qui ne jase et ne s'émancipe.
Or chacun de nos chiens, Démosthène nouveau,
Semble se déchaîner contre un autre Philippe,
Et prétend de sa robe emporter un morceau.
— Messieurs, leur dit Mouflar, j e vous crois tous habiles,
Et de plus des pieds très agiles;
Que n'êtes-vous donc accourus
Pendant le choc de la bataille?
Quel motif vous a retenus?
Taisez-vous, et fuyez, misérable canaille!
Allez près de Guillot briguer l'emploi si doux
De garder ses moutons non moins lâches que vous!
Ravir ou décerner la palme du mérite
Sur la foi des évènements,
C'est l'usage de bien des gens,
Et c'est aussi pour eux que ma fable est écrite.
Fable V.
Le Palais magique
Élevé dans le faste, un jeune ambitieux
N'aspirait qu'à jouir des dons de la fortune,
Et d'une prière importune
Sans cesse il fatiguait les dieux.
Encor préoccupé d'un songe de la veille,
Songe dont il augure bien,
Il court chez un magicien,
Prôné dans le pays comme une autre merveille,
Pour apprendre de lui quel sort sera le sien.
Ce sorcier, par hasard, était homme de bien:
— Insensé! lui dit-il, il sied mal à votre âge
D'ambitionner tant d'honneurs:
Puis la Fortune est femme, et son sexe est volage;
Évitez donc ses pièges suborneurs.
Mais je vous prêche en vain: des seuls biens idolâtre,
Vous préférez de vivre avec les grands.
La cour est enfin le théâtre
Où vous brûlez d'atteindre aux premiers rangs.
Eh bien! venez; quittons ma cabane rustique;
Venez, et je vais à vos yeux
Exposer un tableau magique
Qui pourra contenter vos desirs curieux. —
Et sur ses pas le jeune homme s'avance:
Son cœur alors flotte incertain
Entre la crainte et l'espérance.
Cependant le vieillard le conduit en silence
Jusqu'au pied d'un autre Apennin.
Là, d'un seul coup de sa baguette,
Il a fait de ce mont un superbe palais.
De concurrents jaloux une foule inquiète
En assiège le seuil pour y trouver accès.
— Suivez-moi: visitons ce Louvre,
Reprend le bon sorcier. — Soudain, la porte s'ouvre,
Et dès qu'ils sont entrés tous deux,
Elle se referme sur eux.
Jusqu'au fond d'un salon arrivés sans obstacle:
— Que vois-je?... O ravissant spectacle!
S'écria le jeune homme au comble de ses voeux.
Quels chefs-d'œuvre divins d'albâtre, de porphyre!
La toile aussi s'anime où le marbre respire....
Mais quel autre prodige enchante mes regards?
Or, diamant, saphir, émeraude, topaze,
Sont en ces lieux semés de toutes parts... —
Frappé de tant d'éclat, il restait en extase.
— Sortons, dit l'autre; il en est temps.
Voyez cet escalier; il est des plus brillants:
Montons. — Comment monter? ses degrés sont de verre.
— Oui, réplique en riant le sage conducteur,
Et souvent même, ici, tombé de sa hauteur,
Plus d'un jeune imprudent a mesuré la terre;
Mais, pour gagner le faîte, on doit franchir ce pas.
— Soit! je veux parvenir au faîte;
Donnez-moi seulement l'appui de votre bras,
Et plus d'obstacle qui m'arrête. —
Au sommet du palais ils sont enfin montés.
Quel changement subit! Là, mille vents contraires
Les attaquent de tous côtés;
Ouragans, la plupart: on n'y résiste guères.
— Ah! dit l'ambitieux, que l'on est mal si haut!
Pouvais-je croire?... Ami, descendons au plus tôt.
Tout tremble autour de moi..; mon pied chancelle et glisse.
— Tant pis. Il faut avoir un pied bien assuré
Pour sortir de ce lieu par où l'on est entré.
— Juste ciel! je ne vois partout qu'un précipice...
Mes yeux avec effroi sondent sa profondeur...
Quel est donc ce Palais? — Celui de la Grandeur.
Fable VI.
Le Saule et la Ronce
— Pourquoi te faire un passe-temps
D'accrocher sans cesse les gens?
Disait un jour le Saule à la Ronce rampante.
Quel profit, s'il te plaît, en crois-tu retirer?
— Aucun, lui repartit la plante:
Je ne veux que les déchirer.
Fable VII.
L'Occasion manquée
Maître Lambin, dans son petit ménage,
Aurait pu vivre heureux; il avait deux bons bras,
Le travail ne lui manquait pas:
Mais monsieur n'aimait pas l'ouvrage.
Il vivait donc très pauvre, en regardant souvent
De quel côté soufflait le vent.
Lambin venait un jour d'achever un long somme,
Lorsqu'une femme ailée apparaît à notre homme.
C'est une déité dont le vol est si prompt
Que sans cesse elle glisse, en sa course incertaine,
Sur un rasoir tranchant où son pied touche à peine.
Un toupet de cheveux, qui lui couvre le front,
Dérobe sa figure entière,
Et la déesse enfin est chauve par-derrière.
— Çà, dit-elle à Lambin, debout, vite, et suis-moi.
— Debout! c'est bientôt dit. Je veux savoir pourquoi.
— Je viens te combler de largesses.
— Est-il croyable? — Oui, l'or va pleuvoir chez toi:
Honneurs, dignités, et richesses,
Voilà ton lot. — O ciel!... et quand puis-je l'avoir?
— A l'instant. Suis mes pas. — Mais où donc? — Tu vas voir.
— Une minute au moins, pour passer ma mandille,
Et je vous suis. — En achevant ces mots,
Lambin fait mille tours; à son aise il s'habille;
Il perd le temps en vains propos,
Disant à sa moitié: — Vide-moi cette armoire;
Pour mieux serrer mon or, vide ce coffre aussi.
Ce soir, la poule au pot; je prétends rire et boire.
Me voilà riche; et nargue du souci! —
Lambin débite encor cent sottises pareilles,
Ne rêvant que monts et merveilles,
Et puis il part. Mais inutile soin!
Plus de déesse! il la cherche, il l'appelle.
Hélas! elle est déja bien loin:
Vainement il court après elle.
C'était l'Occasion: qui la laisse échapper
Ne saurait plus la rattraper.
Fable VIII.
Les deux Rossignols
et l'Ane
Deux Rossignols chantaient à l'ombre d'un feuillage,
Et les échos des forêts,
Pour mieux ouïr leur ramage,
Semblaient exprès
Rester muets.
Non loin de là paissait un héros d'Arcadie.
Pour la première fois son oreille engourdie
Est attentive aux accents
Des messagers du printemps.
Aliboron s'enflamme; il ose même croire
Qu'il peut filer aussi des sons harmonieux,
Et du chant disputer la gloire
Aux Rossignols mélodieux.
Or voilà qu'il entrouvre une large mâchoire,
Et le nouveau Stentor fait retentir les bois
Du tonnerre effrayant de sa bruyante voix.
Je laisse à penser quel vacarme.
Voilà nos Amphyons ailés
Qui tout-à-coup ont pris l'alarme:
Que dis-je? ils se sont envolés.
L'Ane en tressaille d'aise; il dresse les oreilles,
Il agite sa queue, il se frotte les flancs,
Saute, bondit à travers champs,
Et croit avoir fait des merveilles.
Bref, dans ses risibles transports
On l'entend s'écrier alors:
— Aux doux sons de ma voix ils ont fui sans trompette,
Messieurs les Rossignols: preuve de leur défaite.
Ma foi, vive un baudet pour former des accords!
Dans plus d'un cercle littéraire
Il en arrive autant; là, d'impudents Midas,
Etouffant chez autrui le talent qu'ils n'ont pas,
S'imaginent chanter, lorsqu'ils ne font que braire.
Fable IX.
L'Aveugle sourd et muet
Certain jeune Iroquois, aveugle de naissance,
Était de plus sourd et muet.
Chacun de ses voisins lui donnait assistance,
Le gîte avec la table, enfin tout à souhait.
— Que je bénis la Providence,
Disait-il en lui-même, et quels soins obligeants!
Vivent les Iroquois! ce sont de bonnes gens. —
Du médecin Tant-pis je ne sais quel confrère
Veut lui rendre un beau jour l'usage de ses sens.
Le miracle, en effet, s'opère;
Bref, il entend, il voit et parle en même temps.
Quel bonheur! direz-vous: hélas! vaine chimère!
En croira-t-il d'abord ses veux?
Tous ces bons Iroquois qu'il prônait tant naguères,
Il les voit se piller comme infames corsaires.
Sur la place publique il voit des malheureux
Que Bacchus a plongés dans un délire affreux.
A la tribune, au barreau, dans les chaires.
Autres écarts: il n'entend que discours
Où la sottise abonde; encor s'ils étaient courts!
Mon homme de quitter la place,
En s'écriant: — Quels fous, quels fripons, et quels sots! —
A peine achevait-il ces mots,
Qu'on lui fait son procès, ou plutôt qu'on le chasse.
— Ah! disait le pauvre homme en pliant son paquet,
Messieurs les Iroquois, j'apprends à vous connaître;
Pour vivre heureux chez vous, je vois ce qu'il faut être.
— Eh quoi? — Sourd, aveugle, et muet.
Fable X.
Malice et Bonté
Dame Malice, à ce qu'on m'a conté,
Se trouvait un jour sans asile.
Au même instant, demoiselle Bonté
Cherchait comme elle un domicile.
Malice, au fin souris, brille de mille attraits.
Ce ne sont pas ses seules armes;
Une gaze légère, en déguisant ses traits,
Lui prête encor de nouveaux charmes.
La dame, qu'on distingue à ses malins propos,
N'a besoin de se mettre en quête;
On s'empresse autour d'elle, on rit de ses bons mots,
Et c'est à qui lui fera fête.
Prince dans son palais, coquette en son boudoir,
Poëte au quatrième étage,
Et solitaire même en son humble ermitage,
Aspirent à la recevoir.
Admirez un tour de Malice!
Elle promet à tous d'aller les voir souvent,
Et s'en va partager dans l'ombre d'un couvent
La cellule d'une novice.
Dame Malice, comme on voit,
De savoir où loger n'est plus embarrassée.
Revenons à Bonté, qui, triste et délaissée,
Pour s'héberger, cherche un endroit.
Air, démarche, maintien, tout en elle est modeste:
Sur son visage point de fard;
Son front serein, son doux regard,
Annoncent la pudeur d'une vierge céleste.
On ose enfin l'interroger.
La candeur même alors s'exprime par sa bouche.
— Je suis Bonté, dit-elle. Ah! que mon sort vous touche;
J'ai froid, et ne sais où loger. —
Le son de sa voix intéresse;
On vante ses divins appas:
Mais voilà tout, et pour hôtesse
C'est à qui ne la prendra pas.
Pour se couvrir, du moins, que n'avait-elle un voile!
Mais, hélas! elle est nue et cherche un gîte en vain.
La pauvrette est réduite enfin
A coucher à la belle étoile.
Si Malice est fêtée, on devine pourquoi.
Si Bonté n'a pas tant d'apôtres,
C'est qu'on est moins jaloux de la loger chez soi
Que de la trouver chez les autres.
Fable XI.
Le jeune Indien et
le Tigre
Un bramine était mort, et sa vie exemplaire,
Durant près d'un siècle, dit-on,
Avait édifié tous les gens du canton.
Le digne fils d'un si vertueux père,
Sous des cyprès religieux,
Non loin de sa cabane, en un coin solitaire,
Venait d'ensevelir ses restes précieux.
Prosterné sur la tombe et les larmes aux yeux,
Il invoque long-temps la puissance céleste.
L'heure enfin l'avertit qu'il doit quitter ces lieux;
S'il les quitte à regret, du moins son cœur y reste.
Comme il s'éloignait lentement,
En jetant malgré lui ses regards en arrière,
Dieux! quel spectacle! il voit un Tigre sanguinaire
Qui vient fouiller autour du pieux monument.
Déja l'animal se dispose
A violer l'asile où le brame repose,
Pour faire un horrible festin.
Le fils accourt. — O ciel! que veux-tu faire?
Lui dit-il, profaner le tombeau de mon père?...
De grace, arrête.... Hélas! je te supplie en vain...
Il te faut une proie... Eh bien! monstre sauvage,
Viens sur mes membres déchirés
Assouvir ton affreuse rage;
Mais respecte du moins ces ossements sacrés. —
Ce dévouement d'un fils était des plus sublimes;
Un lion, en ce cas, eût été généreux:
Un Tigre suit d'autres maximes;
Ainsi point de quartier! l'animal furieux
Fond sur l'Indien, le dévore,
Et, de carnage avide encore,
Au lieu d'un crime en commet deux.
Lorsqu'un lâche des morts ose insulter la cendre,
Quel respect les vivants pourraient-ils en attendre?
Fable XII.
Le Renard et la Brebis
Le mot de bienfaisance en tous lieux retentit;
Il n'est feuille si mince, il n'est si frêle ouvrage,
Où ce mot, enchâssé dans un pompeux récit,
N'enorgueillisse chaque page:
Mais qu'en penser, hélas! et doit-on à ces traits
Reconnaître la bienfaisance,
Elle que le jour blesse, et qui n'aima jamais
Le bruit ni la magnificence?
Lui donner tant d'éclat, c'est ternir ses attraits;
Et je crains bien, s'il faut parler avec franchise,
Que sous un nom si beau l'orgueil ne se déguise.
Un Renard possédait un ample magasin
Où s'entassaient des flots de grain;
Et le tartufe adroit, dans tout le voisinage,
Jouissait du renom d'un dévot personnage:
Il n'aimait, disait-on, qu'à servir son prochain.
Or, pour visiter sa demeure,
Vous eussiez vu cent pauvres animaux
A la file accourir des plus lointains hameaux,
Et du sire obtenir sur l'heure
Un allègement à leurs maux.
Arrive une Brebis, bête très ménagère,
Qui, tout l'hiver, ayant manqué de pain,
N'avait su jusque-là que souffrir et se taire.
Au Renard, seul alors (car il est grand matin),
Elle vient humblement exposer sa misère,
Et lui demande quelque grain;
Mais cette fois le saint, ou plutôt l'hypocrite,
Refuse à la pauvrette (elle mourait de faim)
La charité la plus petite.
Elle a beau représenter,
Gémir et se lamenter;
Néant. l'homme de bien, qui prétend qu'on le prône,
Veut des témoins de son aumône.
Parmi cent bienfaiteurs, cités de toutes parts,
Oh! combien il est de Renards!
Fable XIII.
Les deux Cirons
Sur une branche de rosier
Deux Cirons avaient pris naissance.
Un petit corps souvent loge un esprit altier:
Ces messieurs, bouffis d'arrogance,
Ne pouvaient concevoir ni pourquoi ni comment
On ignorait leur existence;
C'était commettre assurément
Une des plus graves offenses
Envers de telles excellences.
L'un d'eux éclate enfin; il dit avec courroux:
— Ce léger papillon jamais ne se repose;
Il peut fort bien, dans ses volages goûts,
Caresser mille fleurs sans prendre garde à nous;
Sa seule inconstance en est cause:
Mais lorsque l'abeille, au matin,
Vient pomper sous nos yeux le suc dé chaque rose,
A peine a-t-elle amassé son butin,
La voilà soudain qui s'envole
Sans daigner seulement nous dire une parole.
Fit-on jamais un affront plus sanglant?
— Non, répondit son jeune frère:
Mais, pour sortir d'un tel néant,
Ami, sais-tu ce qu'il faut faire?
Ce poste est un peu haut, il ne nous convient pas;
Portons nos pénates plus bas.
— Boni mais comment descendre? — Un saut fera l'affaire.
— Es-tu fou? c'est risquer de nous rompre le cou.
Mesure la hauteur. — Je ne suis pas si fou.
Au bas de ce rosier, vois-tu ce lit de mousse?
— Eh! vraiment, tu m'y fais songer.
En tombant là, point de danger.
— Sans doute: profitons du bon vent qui nous pousse.
Es-tu prêt? — Oui; partons. — Et de faire aussitôt
Le saut.
Grace à leur corps léger, la chute est assez douce.
Oh! combien, dès l'abord, notre couple est joyeux,
Lorsqu'à travers la mousse épaisse
Il voit s'émanciper des insectes nombreux,
Et si petits dans leur espèce,
Qu'ils échappent à tous les yeux!
Les nouveaux débarqués, parmi cette peuplade,
Passent pour des géants; ils sont comblés d'honneurs.
Vers ces hauts et puissants seigneurs
La gent imperceptible envoie une ambassade.
C'est à qui leur paiera tribut:
Ce royaume est pour eux un autre Lilliput.
— Ah! dit cadet Çiron, quel bonheur, camarade!
Nous voilà bien tombés. — Oui, très bien cette fois.
Restons ici. Nous ne tarderons guères
A commander, à prescrire des lois
A ces insectes éphémères. —
Ce qui fut dit fut fait; d'une commune voix,
D'insectes plus vils qu'eux ils devinrent les rois.
Combien d'esprits de bas étage,
Que, dans un autre monde, on n'eût jamais connus,
Au comble des honneurs sont pourtant parvenus,
Sans en avoir fait davantage!
Fable XIV.
La Poule et le Paon
Bon Dieu! qu'il est parfois dépourvu de raison,
Cet homme altier, qui nous commande! —
Dit un jour l'oiseau de Junon
A certaine Poule normande.
Par exemple, ton coq, petit sultan ailé,
Plus que moi d'orgueil est gonflé.
Fier d'avoir son sérail comme une autre Hautesse,
De quel air de triomphe il se carre, il se dresse,
Armé de l'éperon et toujours prêt au choc!
Cependant l'homme dit sans cesse:
»Orgueilleux comme un paon, et non pas comme un coq.«
— L'homme a raison, répond la belle,
Qui de son jeune époux embrasse la querelle.
Le coq est fier; oui, mais de quoi?
Il l'est de sa vigueur, il l'est de son courage,
Et de sa vigilance enfin: mais toi,
Tu n'es fier que de ton plumage.
Otez à messieurs tels leur superbe étalage,
Chevaux, carrosse, et caetera;
Vous me direz après ce qui leur restera.
Fable XV.
Le Jongleur et le Vice
Autrefois un Jongleur florissait à Lutèce.
Il n'était bruit que de ses tours:
Voilà, s'écriait-on dans tous les carrefours,
Le nec plus ultra de l'espèce!
On eût dit qu'il avait le diable au bout des doigts,
Et même quelques bons bourgeois
Le tenaient pour sorcier, tant il montrait d'adresse.
Un jour qu'il égayait la foule au boulevard,
Le Vice y parut en personne
Sous les traits d'un malin vieillard.
— Quoi! dit-il au public, ce farceur vous étonne
Par les merveilles de son art!
Qu'il se mesure à moi, s'il ose,
Et vous allez, messieurs, voir autre chose.
— J'accepte le défi, lui cria le Jongleur,
Et nous verrons qui sera le vainqueur. —
A ces mots, de sa gibecière
Il tire une muscade. — Allons, soufflez dessus.
Passe. — Il ouvre les doigts; la muscade n'est plus.
Puis, promenant ses yeux sur l'assemblée entière:
— De grace, rendez-la, messieurs.
Qui d'entre vous l'a prise?.. Hem!... qu'avez-vous à rire? —
Il feint de la chercher, et tout-à-coup la tire
D'un gros nez qu'il distingue au milieu des rieurs.
— Çà, qui veut choisir une carte?
Prenez: c'est le roi de carreau;
A mon ordre j'entends qu'il parte.
Pars. — La carte obéit, et se change en oiseau.
— Regardez bien cet œuf, ajoute-t-il ensuite;
Je le mets sous ce gobelet:
Une, deux et trois; levez vite. —
On lève: il en sort un poulet.
Coup d'éclat! merveilleux spectacle!
Aussi chacun cria miracle.
Cet homme encore ayant fait plus d'un tour,
Le Vice commence à son tour.
En cercle il fait ranger le monde,
Puis expose aux regards son magique miroir.
Chacun des spectateurs le consulte à la ronde:
Plus on s'y voit, hélas! plus on aime à s'y voir.
Parmi la nombreuse assistance,
Le Vieillard aperçoit un juge rapporteur:
— De ce sac, lui dit-il, admirez la grosseur;
Il est plein d'or; la somme est d'importance.
Soufflez. — Le rapporteur souffle sans défiance,
Mais un cadenas aussitôt
Ferme la bouche au magistrat penaud;
Ample matière à des risées!
Deux bouteilles d'un vin mousseux
Sur les tréteaux viennent d'être posées;
Mais déja c'est en vain qu'on les cherche des yeux
A leur place on voit deux épées.
—Tiens cette bourse et tiens-la bien,
Dit le Vice à certain vaurien.
Serres-tu ferme? — Oh! parbleu! qu'on y morde.
Répondit le fripon; je le donne au plus fin. —
Cependant il ouvre la main,
Et qu'y trouve-t-il? une corde.
Un jeune ambitieux a paru sur les rangs.
On lui présente un sceptre magnifique
Où l'or joint son éclat au feu des diamants:
Le Vice alors profère un mot magique,
Et l'autre ne tient plus dans ses tremblantes mains
Qu'une hache, effroi des humains.
Un tronc, où du public l'aumône est renfermée,
Occupe maintenant les regards curieux:
Tout-à-coup de son ventre creux
S'élève une épaisse fumée
Qui, se dissipant à la fin,
Au lieu du tronc sacré n'offre plus qu'un festin.
— Monsieur, touchez-moi cette obole, —
Dit ensuite le Vice à certain usurier.
Il la touche, et la pièce est changée en pistole.
— Qu'à présent la pistole aille à son héritier. —
Et la voilà réduite en un simple denier.
Le Vice borna là son rôle.
— Ah! j e t'ai reconnu, mon drôle,
S'écria le Jongleur. On ne peut le nier,
Je ne suis que ton écolier:
Mais ta victoire aussi n'a rien qui me confonde;
Depuis la naissance du monde
Tu ne fois pas d'autre métier.
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