zurück
 

Livre IX.
Livre Neuvième
 
Le Torrent et la Source
Le Cheval et l'Ane
Le Nain et le Rat
Les deux Épis
L'Hirondelle et le Coucou
Le Villageois et le Chat
Le Tournesol et la Violette
La Nymphe Circé et le Poëte
Le Diamant et la Poussière
Le Médecin et le Scorpion
Parole d'Isocrate
Le Roquet et le Porc-épic
Le Paon et le Rossignol
Démosthène, général d'armée
Le Gouvernail et les Rames

Fable I.
Le Torrent et la Source

L'impétueux Torrent que nous peint La Fontaine,
Qui, du sommet des monts, à flots précipités,
Apportait l'épouvante aux champs comme aux cités;
Ce Torrent, dis-je, après une marche lointaine,
En divisant ses eaux qu'il étendait toujours,
       Avait vu décroître son cours.
       Alors, devenu moins rapide,
Il se trouve arrêté près d'un vallon charmant,
Où, sur un sable d'or, coulait paisiblement
       Une Source vive et limpide.
       La Naïade, aux flots argentés,
En arrosant les fleurs, le gazon, la verdure,
Faisait à tous les yeux sourire la nature,
       Et rendait ces bords enchantés.
Le Torrent malgré lui sent expirer sa rage
       A l'aspect d'un tableau si doux.
— Quel chagrin, disait-il, de voir qu'à mon passage
       Les humains se dispersent tous!
Nul pas de voyageur empreint sur mon rivage;
Pour lui ce sol aride est un désert sauvage.
Cependant, quel contraste! il n'est aucun passant
Que vers ses bords fleuris n'attire cette Source;
Pour s'y désaltérer il arrête sa course,
Et lui laisse en tribut un cœur reconnaissant. —
La Naïade lui dit: Vous avez la puissance;
       Que vous faut-il de plus, seigneur?
La puissance, il est vrai, ne fait pas le bonheur.
Voulez-vous en goûter la pure jouissance?
       Hé bien: usez de la douceur,
Plus de débordements; que vos ondes captives,
Loin de les dévaster fertilisent les champs,
       Et je réponds qu'en peu de temps
La verdure et les fleurs embelliront vos rives.

Fable II.
Le Cheval et l'Ane

       Un Ane des plus fanfarons
        (Car il en est de cette espèce
       Au siècle même où nous vivons),
Un Ane, dis-je, osa, pour montrer sa vitesse,
Défier à la course un agile Cheval.
Celui-ci veut d'abord refuser la partie,
Honteux d'avoir à vaincre un si faible rival;
Mais, par réflexion, du roussin d'Arcadie
       Il daigne ramasser le gant
       Pour se donner la comédie.
Bucéphale en champ clos se présente à l'instant,
    Hennit trois fois, agite sa crinière;
Ensuite comme un trait on le voit s'élancer,
       Et d'un tourbillon de poussière
Aveugler le grison, qu'il vient de devancer;
Il ne s'arrête enfin qu'au bout de la carrière.
       Revenons à maître baudet:
A peine a-t-il au quart poussé son entreprise,
Qu'épuisé de fatigue il succombe tout net,
Et s'entend régaler de maint coup de sifflet.
Mais quel âne jamais avoua sa sottise?
— Messieurs, dit le penaud quand le bruit eut cessé,
       De grace, écoutez une chose:
Une maudite épine, en courant, m'a blessé;
       De mon affront telle est la cause.

En formant des projets trop hauts,
C'est ainsi que l'homme s'abuse,
Et qu'à nos plus grossiers défauts
L'amour-propre trouve une excuse.

Fable III.
Le Nain et le Rat

    Près dune grange, on raconte qu'un Nain
       S'était endormi sur la paille.
Un Rat, vers cet endroit attiré par la faim,
Considère de loin notre homme à courte taille:
    A petits pas il avance, et soudain
Recule, soupçonnant que c'est quelque machine,
Nouvelle invention de Rominagrobis.
       L'histoire du bloc de farine
Retentissait encor dans tout Ratapolis.
       Mais, hélas! pour devenir sage,
Nous suffit-il toujours de l'exemple d'autrui?
Non; mon Rat du contraire offre un bon témoignage.
Il voudrait s'éloigner; cependant, malgré lui,
       Je ne sais quel charme l'attire.
Enfin à tout hasard il s'approche du Nain,
Et flaire son soulier dont le cuir était fin.
       L'odeur en plaît au nez du sire;
       D'où vous jugez qu'en même temps
Il s'escrime à l'entour de la patte et des dents.
       C'en était fait de la chaussure,
       Lorsqu'une vive égratignure
A réveillé le Nain, qui, tout saisi d'abord,
Tremble, pâlit, et reste à demi mort.
       Mais bientôt sa frayeur le quitte,
En voyant l'animal trottinant vers son gîte.
               Au plus vite,
Il le poursuit, l'atteint, l'immole à sa fureur.
— De ce monstre, dit-il, me voilà donc vainqueur!
       Tu l'as vu, maître du tonnerre!
Les Hercules, je crois, ne sont pas tous aux cieux:
       Il en est encor sur la terre,
Et tu dois me placer au rang des demi-dieux.

       Combien voit-on dans nos histoires
De héros à crédit cités avec éclat,
       Qui ne comptent d'autres victoires
       Que celle du Nain sur le Rat!

Fable IV.
Les deux Épis

Au temps de la moisson se trouvaient côte à côte
Deux Épis: l'un courbé sous le poids de son grain:
L'autre vide, et portant sa tige droite et haute.
       Celui-ci, d'un ton leste et vain,
       Ose apostropher son voisin,
       Lui faisant en ces mots la guerre:
       Cher camarade , en vérité,
Je dois blâmer en toi l'excès d'humilité.
       Eh quoi! baiser ainsi la terre,
Tandis que moi, bercé sur l'aile du zéphyr,
Je plie et me redresse au gré de mon desir?
       — Frêle Épi! tu n'y songes guère,
       Lui répondit l'autre aussitôt;
       Si tu portes la tête en haut,
       C'est signe que tu l'as légère.

       J'aime fort ce mot, quant à moi:
       Il s'applique à bien des cervelles,
       Et maint petit-maître, je croi,
       Pourrait en dire des nouvelles.

Fable V.
L'Hirondelle et le Coucou

Deux oiseaux voyageurs, le Coucou, l'Hirondelle,
       Tous deux ennemis des frimas,
       Étaient venus dans nos climats
Pour y passer le temps de la saison nouvelle.
       Progné, sans être mère encor,
Songe à bâtir un nid: elle prend donc l'essor.
A l'aide de son bec, qui lui sert de truelle,
    On voit bientôt s'élever un logis,
Où, sur un lit de plume, et couvés sous son aile,
Pourront éclore à l'aise et croître ses petits.
Cela fait, notre oiseau, qu'excite un tendre zèle,
       Dit au Coucou: Ma chère sœur
        (Car c'était un Coucou femelle),
       Au fond je te crois un bon coeur;
Mais confier tes œufs aux soins d'une étrangère,
       Est-ce là le fait d'une mère?
    A mon exemple il faut construire un nid.
Ciment, paille, et duvet, ne te manqueront guère.
       Sais-tu comment on le bâtit?
       — Si je le sais! oui, certes, je m'en pique,
       Répond l'oiseau stupide et vain.
C'est mon moindre talent. — A quoi Progné réplique:
       En ce cas, mets-toi vite en train.
    —Non: rien ne presse. — Et si tu ponds demain?
       — O quelle prévoyance extrême!
— Une mère jamais ne peut trop en avoir.
       Je t'aiderai plutôt moi-même
       A bâtir ton petit manoir. —
       Et, sans en dire davantage,
L'Hirondelle aussitôt se remet à l'ouvrage.
    Tout à-la-fois architecte et macon,
Elle rêve à son plan, et puis elle travaille,
Mouille et bat le mortier, l'entrelace de paille,
Puis façonne avec art les murs de la maison.
       Déja s'avançait l'édifice,
Lorsque l'oiseau bavard la traite de novice,
Contrôle son ouvrage, et dit qu'il pèche en tout;
C'est ceci, c'est cela; bref, il fait tant l'habile,
       Qu'à la fin l'Hirondelle à bout,
       En ces mots exhale sa bile:
Puisqu'à ce métier-là tu te connais si bien,
       Pourquoi donc me regarder faire?
Mais tu crois t'y connaître, et je vois le contraire:
Qui prétend savoir tout prouve qu'il ne sait rien.
       Ainsi ne me romps plus la tête.
       Tu feras comme il te plaira:
J'ai commencé ton nid, l'achève qui voudra;
       Je n'entends plus m'en mettre en quête.
Adieu. — Progné soudain regagne le logis
       Pour y faire à loisir sa ponte,
Tandis que le Coucou, digne objet de mépris,
       Demeure avec sa courte honte.

O vous qui nous offrez le tableau le plus doux
       De la tendresse maternelle,
Pardon de l'apologue: il n'est pas fait pour vous;
La nature vous parle, et vous n'écoutez qu'elle:
       Mais s'il est des mères coucous,
       Je les renvoie à l'Hirondelle.

Fable VI.
Le Villageois et le Chat

Un rustre en son armoire avait mis un fromage,
Lorsque par une fente apercevant un rat,
       Il y fait vite entrer son Chat,
       Afin d'empêcher le dommage;
       Mais notre Mitis aux aguets
Mange le rat d'abord, et le fromage après.

       Horace eut raison de le dire:
Souvent laveur d'un mal nous conduit dans un pire.

Fable VII.
Le Tournesol et la Violette

Jetez-vous à mes pieds, et baisez la poussière!
       C'est ainsi qu'aux fleurs d'un jardin
Parlait un Tournesol levant sa tête altière,
Et ne laissant tomber qu'un regard de dédain
Sur la rose, l'œillet, le lis, et le jasmin.
Les fleurs ne bougeaient pas, elles restaient muettes.
— Comment, ajoute-t-il, pouvez-vous ignorer
Que c'est un maître ici qui parle à des sujettes?
       Empressez-vous de m'honorer. —
       Même refus , même silence.
       — Quoi! mon titre de majesté,
Poursuit le matador avec plus d'arrogance,
       Par vous serait-il contesté?
Connaissez ma grandeur, mon rang, et ma puissance.
       Je suis l'image de Phébus;
Ce sont des rayons d'or émanés de lui-même
       Qui relèvent mon diadème;
Je dois donc avec lui partager vos tributs. —
Chaque fleur rit au nez du sire, et rien de plus.
Il allait éclater, lorsqu'une Violette,
       S' élevant du sein de l'herbette,
Sait en ces mots réprimer son courroux:
— Nous tenons du soleil nos attraits les plus doux;
       Par lui tout vit, se régénère:
Aussi lui rendons-nous un hommage sincère.
Mais toi, qui maintenant veux nous faire la loi,
       Et recevoir le même hommage,
       Pourrais-tu bien nous dire en quoi
       Du soleil tu serais l'image,
Toi qui nais, vis, et meurs, comme la rose et moi?

Fable VIII.
La Nymphe Circé et le Poëte

Des compagnons d'Ulysse on connaît l'aventure;
On sait que par l'effet d'un breuvage enchanté
        (C'est Ovide qui l'a conté)
De divers animaux ils prirent la figure,
       Bref, que Circé les changea tous
En lions, éléphants, ours, sangliers, et loups:
       Or voici la fin de l'histoire,
Que nous a conservée un chroniqueur du temps:
       Hé! comment refuser d'y croire,
    Lorsqu'elle date au moins de trois mille ans?
    Ce chroniqueur dit que parmi la troupe
Se rencontra l'auteur d'un poëme ennuyeux,
    Qui profanait le langage des dieux.
Ce grand diseur de riens, dans la fatale coupe
Avait bu largement, et plus que de raison.
       Comme il épuisait sa faconde:
— Que ferai-je de toi? dit la Nymphe... un oison.
       Je ferai plus: je veux qu'au monde
       Ta race pullule à foison
Mon Poëte emplumé soudain vole à la ronde,
Et partout pesamment va récitant ses vers,
Jusques à fatiguer les échos des déserts.
    Il devint chef dune immense famille.
    Depuis ce temps, dit-on, elle fourmille
       Dans tous les coins de l'univers;
On ajoute pourtant, comme chose certaine,
       Que du moment qu'elle eut cessé
       D'habiter l'île de Circé,
       Elle reprit sa forme humaine.

Fable IX.
Le Diamant et la Poussière

Du peuple levantin que j'aime les annales!
Quel précieux trésor de vérités morales!
J'y trouve un Diamant; prompt à le ramasser,
J'invente un apologue où je vais l'enchâsser:
       Trop heureux si dans cette affaire
Le lecteur indulgent fait grace au lapidaire.

       Irzan, l'ambitieux Irzan,
Était le favori d'un roi du Korazan.
       Souple et rampant aux pieds du maître,
Comme tout courtisan l'est encore aujourd'hui,
Irzan avec orgueil se voyait après lui
Le premier de l'état, ou du moins croyait l'être:
       Car il avait su de la cour
Éloigner son rival, le vertueux Missour.
Le peuple en murmurait; il plaignait le monarque,
Dupe, mais bon d'ailleurs; la preuve, la voici:
       Ce prince, un jour, veut à Sadi*
Donner de son estime une éclatante marque.
Sadi vient: c'est Irzan qui d'abord le reçoit.
— On vante, lui dit-il, les vers que tu composes.
Je m'y connais. Hé bien! de ton Jardin des roses
       Il faut me citer quelque endroit,
Mais un trait vif et court. — Volontiers, dit le Sage,
       Qui lui cite alors ce passage:
       »Un jour, on ne sait trop comment,
       Du front d'une sultane altière
Tombe dans le fumier un riche Diamant.
A peine est-il tombé, qu'une vaine Poussière,
       Jouet d'un vent capricieux,
       Tourbillonne, et s'élève aux cieux.«
Maintenant, parle, Irzan: toi qui fais l'homme habile.
Et qui pour tes égaux affectes du mépris,
       Ce Diamant en a-t-il moins de prix?
       Cette poussière en est-elle moins vile?

*
Ou Saadi, qu'on n surnommé le Prince des poètes de l'Orient.
Il naquit à Schiras, l'une des principales villes de la Perse, en 1193
.

Fable X.
Le Médecin et le Scorpion

Éveillé du matin, un beau jour de printemps,
       Un jeune élève d'Hippocrate,
Son Linnée à la main, errait parmi les champs.
Il voit un Scorpion: — Ah! bête scélérate!
    S'écria-t-il; c'en estfait, tu mourras.
— Grace! répond l'insecte enjoignant ses longs bras.
       Pourquoi vouloir que je périsse,
       Quand à l'homme je rends service?
       — Service! en quoi, double assassin?
Car c'est peu de cacher une arme meurtrière,
       Tu lances encor le venin.
— Oui, mais on vante aussi mon huile salutaire:
       Cette huile au mal que je puis faire
       Oppose un remède certain.
       — Ah! c'est trop m'échauffer la bile.
Ce venin, n'est-ce pas ton dard qui le distille?
       Or dis-moi, méchant animal,
       Si tu ne faisais point de mal,
       Aurait-or besoin de ton huile? —
Il l'écrase à ces mots.

                                N'avait-il pas raison?
En tuant l'animal on détruit le poison,
       Et la recette est inutile.

Fable XI.
Parole d'Isocrate

Un jeune Athénien, d'esprit assez frivole,
       De plus bavard impertinent,
Vint trouver Isocrate, et, d'un ton suffisant,
Lui dit: J'ai comme vous le don de la parole;
       Faisons un assaut de talent.
       Laissez-moi suivre votre école,
Et vous en jugerez. — De grand coeur j'y souscris,
Dit l'orateur piqué; mais convenons du prix:
       Il me faut un double salaire. —
L'autre de s'écrier: Vous plaisantez, je crois?
— Non, réplique Isocrate; et la raison est claire:
Je vous enseignerai deux choses à-la-fois,
Le talent de parler, et celui de vous taire.

Fable XII.
Le Roquet et le Porc-épic

Un Roquet fanfaron, et des plus insolents
        (Car l'un sans l'autre ne va guère),
       S'estimait un petit Cerbère,
Et de ses cris aigus assourdissait les gens.
Certain jour, près d'un bois, il rôdait sur la brune,
       Aboyant alors à la lune;
Il voit un Porc-épic qui, dans l'ombre, et sans bruit,
       S'acheminait vers son réduit.
    Le chien l'aborde; il l'insulte, il le brave,
       Contrôle son allure grave,
       Et semble vouloir l'attaquer.
Celui-ci pour le coup agite son armure,
Disant: Pauvre Roquet! chétive créature!
    Est-ce bien toi qui m'oses provoquer?
    Rends grace au ciel que je sois pacifique.
       Apprends que je porte à-la-fois
       L'arc, et la flèche, et le carquois;
Ma devise est enfin, Qui s'y frotte s'y pique;
Ne t'y frotte donc pas, et poursuis ton chemin.
       — Oui-da! crois-tu me faire grace?
Répond le chien piqué de ce ton de dédain.
       Non: je me ris de ta menace. —
Et sur le Porc-épic voilà qu'il fond soudain.
L'offensé ne peut plus retenir sa colère.
D'un premier trait lancé sur ce faible adversaire
       Il vient de le blesser au flanc.
L'agresseur furieux en veut tirer vengeance;
Mais, vains efforts! la gueule et le nez tout en sang,
Loin du champ de bataille il fuit en diligence.

       On voit de ces Roquets partout;
Vous leur parlez raison; mais sur eux que peut-elle?
       Force est, pour en venir à bout,
Que le coup d'aiguillon termine la querelle.

Fable XIII.
Le Paon et le Rossignol

De ma robe d'Argus vois l'éclat sans pareil,
Disait au Rossignol un Paon faisant la roue;
       Vois mon plumage qui se joue
       Avec les rayons du soleil!
       Qui ne tomberait en extase
       Devant ces rubis, cet émail,
Et les brillants saphirs, et la vive topase
Que ma superbe queue étale en éventail!
       Chétif oiseau, veux-tu m'en croire?
Ta présence ne sert qu'à redoubler ma gloire;
       Va te cacher au fond des bois. —
    Le chantre ailé méprisa ce langage,
       Mais il fit retentir sa voix:
    Pouvait-il mieux répondre au personnage?

Fable XIV.
Démosthène, général d'armée

J'ai cité quelque part un trait de Démosthène,
Trait noble, ingénieux, qui de cet oratuer
Honore également et l'esprit et le cœur;
       Je veux encor le mettre en scène:
    On trouvera son rôle différent;
Qu'importe? l'orateur en sera-t-il moins grand?
Combien de gens, hélas! le même orgueil abuse,
Qui n'ont pas ses talents pour leur servir d'excuse!
       Qu'ils profitent de la leçon.
J'ai pour garant du fait un grave philosophe:
       Plutarque m'a fourni l'étoffe;
       Je n'y suis que pour la façon.
Voici le fait:

                    Un jour la milice d'Athène,
       A la voix du dieu des combats,
Sortait de ses remparts. Le fougueux Démosthène,
Pour mieux les animer, harangue les soldats.
Tout s'embrase, tout cède au feu de son génie;
Avec impatience on attend le signal;
Le charme est tel enfin, qu'au nom de la patrie
L'éloquent orateur est nommé général.
Flatté d'un si beau titre, il quitte la tribune,
       Revêt le costume guerrier,
       Arme son bras d'un boucher,
Où pour devise on lit: A la bonne fortune,
Et, montrant l'étendard, il marche le premier.
Le corps entier s'ébranle, il se presse, il s'avance:
Bientôt les deux partis se trouvent en présence.
       D'abord on attaque de front;
Puis en flanc, puis au centre, et puis on se confond:
       Le choc alors devient terrible;
C'est un tumulte affreux, c'est un carnage horrible.
Que devient l'orateur pendant tout ce fracas?
Il s'éloigne au plus vite, en jetant sur la place
       Bouclier, et casque, et cuirasse.
Ainsi donc, tout tremblant, il fuyait à grands pas.
       Mais quel nouveau trouble l'égare,
       Quand, par ses habits arrêté,
       Il croit qu'un ennemi barbare
       Veut enchaîner sa liberté!
Sa frayeur est au comble: il pâlit, il s'écrie,
Et demande à genoux qu'on lui laisse la vie.
Cependant, revenu de son premier frisson,
       Il ose détourner la tête,
       Et voit le vainqueur qui l'arrête.
       Quel est ce vainqueur?.... un buisson.

J'infère de ce trait deux vérités pour une:
Comme un autre Nestor tel brille à la tribune,
       Qui sortirait mal d'un combat;
Mais sous le casque aussi tel est un autre Achille,
       Qui ne paraîtrait guère habile
       Sous la robe du magistrat.

Fable XV.
Le Gouvernail et les Rames

L'oisiveté, dit-on, des vices est la mère:
       D'accord; mais ne confondons pas
Le travail de la tête avec celui du bras:
C'est au bras seul d'agir, et la tête au contraire
Pour méditer l'ouvrage a besoin du repos;
       Nous la croyons souvent oisive,
       Lorsque sa prévoyance active
       Nous garantit des plus grands maux.
       Les Rames d'une galère
       Insultaient au Gouvernail.
       Elles disaient en colère:
       Nous faisons tout le travail,
       Et quel est notre salaire?
       Monsieur nous regarde faire.
Gouvernail paresseux! inutile instrument!
Réponds du moins: voyez s'il bouge seulement. —
       Comme elles tenaient ce langage,
       Tout-à-coup s'élève un orage.
       Un vent des plus impétueux
Tourmente la galère, et, soufflant avec rage,
La livre à la merci des flots tumultueux.
       Voilà nos rames fort en peine;
On les voit tour-à-tour s'élevant, s'abaissant,
       Pour fendre la liquide plaine:
       Le danger va toujours croissant;
       En vains efforts elles s'épuisent;
Enfin contre un écueil voilà qu'elles se brisent.
Le Gouvernail alors agissant à propos,
       Maîtrise la vague indocile,
       Et, par une manœuvre habile,
Sauve le bâtiment de l'abyme des flots.

       Je compare à cette galère
Le vaisseau de l'état, qu'un seul doit commander.
Obéir au pilote, et le bien seconder,
       C'est ce qu'on a de mieux à faire.