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Livre Dixième
 
La Neige
Le Troubadour a la Croisade
L'Aigle enchainé
L'Orchestre
Le Rhone et le Lac de Genève
La Loire et l'Océan
Le Nid abandonné
La Tache enlevée
Le Éclair et l'Arc-en-ciel
La Cruche et le Courtisan
Une Assemblée
La Rose et l'Homme sans yeux et sans Odorat
Les Œufs et les Poulets
La double Ivresse
Le Mat de Cocagne
Le Chant du Cygne
Le Buche et le Charbon
L'Armure et le Livre
Ésope et le Laboureur
L'Enfant et les Bottes de son Père
Fascination

 
Le Hibou, la Colombe et le Moineau
Les Glands et les Pots
Le Nez et les Lunettes
L'Arbre merveilleux
Le Torrent
La Fleur de Santé
La Mascarade
Le Fou
Les Fleurs et les Épines
Socrate, Heraclite et Démocrite

 

Fable I.
La Neige

»D'où viens-tu, neige et si pure et si blanche?
— Je viens de la montagne où roule l'avalanche
        Et dont le front perce les cieux.
Je trouvais mon séjour triste et froid; ces hauts lieux
Étant de tous les vents la patrie éternelle,
Je priai l'Aquilon, qui me prit sur son aile,
De me porter au sein d'une grande cité.
Ah! j'arrive...« Elle tombe au milieu de la ville,
Se fond sur les pavés et devient fange vile.

Des champs, ô jeune fille, aime l'obscurité.
Les cités à ton âme offriront plus d'un piège:
        Là tu perdras, comme la neige,
        Ta blancheur et ta pureté.

Fable II.
Le Troubadour a la Croisade
Aux Démocrates et aux Socialistes

Pour ressaisir la croix dans Solyme ravie,
Pour chasser l'Ottoman des rives du Jourdain,
Une nombreuse armée assiégeait Saladin.
Bientôt parmi les chefs une funeste envie,
        De rivales prétentions
Allument la discorde et les dissensions;
Chacun veut diriger la croisade sacrée.
        Or, on voyait un troubadour,
Portant la croix d'azur, sa couleur préférée,
Visiter chaque tente et les rangs tour à tour.
        Un jour un vaillant capitaine
        Lui dit: »Déclare-nous ta foi!
Entre Philippe-Auguste et le duc d'Aquitaine
Et le comte de Flandre, enfin, décide-toi.
Aujourd'hui, mais d'une âme et résolue et franche;
Adopte la croix rouge ou la verte ou la blanche;
Qu'on sache quel parti doit t'avoir pour soutien...«
Le troubadour répond: »Frère, je suis chrétien!
        Et je veux dans l'armée entière
Entonner mon cantique et ma chanson guerrière.
Que me font lesdiscords des barons et des rois?
Ai-je pour le Croissant abandonné la Croix?
Suis-je de Saladin l'espion, le complice?
Irai-je, renonçant à mon rôle pieux,
Me faire le vassal d'un chef ambitieux?
Non! je suis un soldat de la sainte milice.«

Fable III.
L'Aigle enchainé

Au sommet du Caucase, un aigle dans son aire
S'éveille, et se livrant à de nobles transports:
»J'irai ravir sa proie au tigre sanguinaire;
Je vaincrai mes rivaux les plus fiers, les plus forts,
Et j'espère qu'un jour, pour prix de mes efforts,
Je porterai le dieu qui porte le tonnerre!«
Sa grande aile, à ces mots, se déploie et son corps
S'agite... mais en vain... ses serres obstinées
Refusent leur service; un satyre odieux
Sur le rocher, la nuit, les avait enchaînées.

L'aigle, c'est le génie aux élans glorieux.
Souvent la pauvreté, riant de son extase,
Dans un réseau de fer tient ses membres liés;
Il a, comme l'oiseau qui s'éveille au Caucase,
Des ailes à la tête et des chaînes au pied.

Fable IV.
L'Orchestre

Deux amis, le premier pessimiste et railleur,
L'autre rêvant pour tous un avenir meilleur,
Chaudement soutenaient leurs différents systèmes.
»Mon cher, vous poursuivez d'insolubles problèmes!
Dit enfin le sceptique; il y faut renoncer.
De votre Eldorado nous devons nous passer.
Loin de vous confier aux mensonges d'un prisme,
Descendez au réel; songez à l'égoîsme
        Qui tient les hommes divisés.
        Les voyez-vous, de caractères,
De vœux et de besoins constamment opposés?
Comment associer ces éléments contraires?
Tous les beaux résultats, par des rêveurs promis,
Ce sont les fruits dorés du pays des chimères:
Je le crois comme vous, les hommes seront frères;
Mais toujours ils vivront en frères ennemis.«
        A riposter l'autre s'apprête,
Lorsque d'un grand concert l'affiche les arrête.
        Ils prennent place. En ce moment,
                 Chaque instrument,
Sur tous les tons, à part, sans mesure, résonne.
C'est un bruit, un vacarme à rendre les gens sourds.
Mais ce tohu-bohu n'épouvante personne:
Tout concert, on le sait, prélude ainsi toujours.
»Du chaos social je trouve ici l'emblème!
Dit notre pessimiste, en reprenant son thème.
        Le parallèle est peu flatteur,
Mais il offre l'attrait de la vérité même.«
Il parlait; tout à coup l'archet régulateur
Soumet les instruments à sa loi fraternelle.
        Pas un ne s'y montre rebelle;
Le rôle est à chacun sagement adapté;
Et le rauque clairon, et le hautbois si tendre,
        Et la flûte au son velouté,
Ensemble ou tour à tour savent se faire entendre.
Depuis le violon, virtuose accompli,
        Jusqu'au triangle monotone,
A nui on n'imposa le silence et l'oubli.
        L'orchestre pleure, gronde, tonne;
C'est l'amour, c'est la paix, la guerre, l'ouragan.
De cette immense voix, de ce foyer géant
L'harmonie en torrent roule et se précipite.
        Tout l'auditoire est enchanté
        Et de bonheur tout cœur palpite.
»Ami, dit le croyant, de plaisir transporté,
Loin de vous désormais le doute et l'ironie;
Le contraste des sons a produit l'harmonie:
C'est le tableau vivant de la fraternité,
Et l'unité naîtra de la diversité.«

Fable V.
Le Rhone et le Lac de Genève

        Le Rhône, rapide, écumant,
Roule du haut des monts et se fraie un passage
        A travers les eaux du Léman.
Le lac lui dit un jour: ȃcoute un avis sage:
Dans mon lit calme et pur endors-toi mollement;
        Quelle impatience t'irrite?
        Vois: contre les vents orageux
           De mille sommets neigeux
        L'éternel rempart nous abrite.
Pour goûter désormais un facile repos,
        Laisse mon onde avec tes flots
        Se marier et se confondre...«
        Mais le fleuve, sans lui répondre,
Précipite sa course. Ah! c'est qu'il veut remplir
        Sa tâche utile et glorieuse,
Quoiqu'en ses profondeurs une mer furieuse
        Doive bientôt l'ensevelir.
        Tout fier du but qu'il se propose,
        Il se hâte, et chaque cité,
        Et chaque rive qu'il arrose
Lui doivent la richesse et la fertilité.

Beau fleuve, ainsi que toi jamais ne se repose
Celui qu'une foi vive est venue agiter.
Par une main divine il se laisse conduire,
Et, tout au seul devoir dont il sait s'acquitter,
        Le danger ne peut l'arrêter,
        Le plaisir ne peut le séduire.

Fable VI.
La Loire et l'Océan

        Arrivant à son embouchure,
La Loire s'écria: »Je porte des vaisseaux!
Je vous méprise tous, rivières et ruisseaux!«
Mais l'Océan connait son origine obscure:
»Ces rivières, dit-il, ces modestes ruisseaux,
Qui perdirent leurs noms en te versant leurs eaux,
        Réponds, trop vaniteuse Loire,
Eux seuls ne font-ils pas ta fortune et ta gloire?«

        Parmi nos célèbres auteurs,
Tel qui, fleuve abondant, roule son onde altière,
        Ne serait qu'une humble rivière
S'il n'avait pas trouvé des collaborateurs.

Fable VII.
Le Nid abandonné

        »Oiseau, je te vois, effaré,
        Fatiguer l'air à grands coups d'aile.
        De ta compagne si fidèle
        La mort t'a-t-elle séparé?
        Dis le sujet de ta souffrance...
        — J'avais, par des soins assidus,
        Bâti mon nid, douce espérance!
        Hélas! soins et travaux perdus!
Parcourant les forêts, une troupe bruyante
A jeté dans mon cœur le trouble et l'épouvante.
        Adieu! ne me retenez plus;
Puisque le ciel encor me permet que je ponde,
Laissez-moi demander à des bois plus touffus
        Une retraite plus profonde.«
Vous le voyez, l'oiseau veut couver en secret.
Malheur s'il n'a pu fuir le regard indiscret!
        La plante germe sous la terre:
Avant que, glorieuse, elle apparaisse au jour,
A toute œuvre de foi, de génie et d'amour,
        Il faut l'ombre, il faut le mystère.

Fable VIII.
La Tache enlevée

Le long des boulevards un bohémien se poste,
           Voit un passant, l'accoste,
               Et le saisit
               Par son habit.
»J'ai, dit-il, un savon de vertu sans pareille;
Monsieur, laissez-moi faire, et vous verrez merveille.«
   Disant ces mots, avec acharnement
      Il frotte un coin du vêtement.
»Monsieur, une autre fois sachez me reconnaître!«
        Dit en riant le double traître.
Le pauvre patient s'éloigne satisfait;
        Mais bientôt il voit, stupéfait,
Avec la tache, hélas! l'étoffe disparaître.

Un critique sévère, aristarque nouveau,
Afin de l'épurer à votre œuvre s'attache
        Craignez qu'en enlevant la tache
        Il n'enlève aussi le morceau.

Fable IX.
Le Éclair et l'Arc-en-ciel

A l'Arc-en-ciel l'Éclair dit en passant:
        »Ma tâche est glorieuse!
        Dans la nuit la plus ténébreuse,
De mon foyer s'échappe un jour éblouissant.
— A toi, dit l'Aroen-ciel, tout bon cœur me préfère;
        Tandis qu'au sein de l'atmosphère
Ta perfide lueur porte un feu menaçant,
Moi, j'annonce aux mortels la fin de leur souffrance.
        Juge combien nous différons:
        A la terre nous inspirons,
        Toi la crainte, et moi l'espérance.«

Fable X.
La Cruche et le Courtisan

   Une cruche au bord d'un ruisseau
   Se courbait pour puiser de l'eau.
Un passant qui la vit se mit à rire d'elle.
Or, le roi se présente, avec sa cour fidèle,
Sur un char d'écarlate et d'or tout reluisant.
        Notre homme était un courtisan;
Il attend le monarque et, pour prouver son zèle,
Il va se prosterner aux pieds du souverain.
Le cortège s'éloigne, et le vase, soudain,
   Dit au rieur que l'ivresse transporte:
»Notre intérêt nous fit agir de même sorte:
Je me baissais pour boire et m'emplir jusqu'au bord,
Et vous, pour obtenir des faveurs et de l'or.«

Fable XI.
Une Assemblée

Pour n'y plus revenir j'abandonne cet antre!
Quelle confusion, quel vacarme! Le centre,
Et la droite, et la gauche, et les extrémités,
?mitent de la mer l'horrible turbulence.
        Cent fois le chef crie: Écoutez!
Et personne n'écoute; en vain il dit: Silence!
Nul ne se tait. Enfin, hors des bancs on s'élance.
Un intérêt plus vil, un soin plus important
Les tourmente... Au dehors le dîner les attend.

Vous avez, dira-t-on, vous avez, je le pense,
Voulu peindre un essaim d'écoliers révoltés...
            Non, mais une séance
        De la chambre des députés.

Fable XII.
La Rose et l'Homme sans yeux et sans Odorat
A M. Hippolyte Lucas

»Je déteste la rose et ses dards inhumains!
Ils percent mon habit et déchirent mes mains!
Qu'on vante désormais ta beauté sans pareille
Et ton parfum si doux... Rose, maudite fleur,
Tu n'as, à mon avis, ni beauté, ni senteur.«
Notre homme se trompait, et ce n'est pas merveille
Que la colère seule à ce point l'égarât:
Il lui manquait deux sens, la vue et l'odorat.

Lorsque vous entendez plus d'un esprit morose
Nier votre croyance et vos rêves chéris,
Femme, poëte, entant, ne soyez pas surpris:
Songez au malheureux qui méprisait la rose.

Fable XIII.
Les Œufs et les Poulets

Un voyageur lassé, pauvre, et que la faim presse,
Appelle une fermière et lui peint sa détresse.
»J'ai, dit-elle, les œufs les plus beaux, les plus frais;
Volontiers, croyez-moi, je vous les offrirais.
Mais quelques mois encor, si vous savez attendre,
Vous aurez votre part de maint poulet bien tendre.«
Le voyageur répond: »Attende qui pourra!
Sait-on ce que demain le sort décidera?
Cest la faim d'aujourd'hui qu'il me faut satisfaire.
Il est souvent perdu le plaisir qu'on diffère.
Vos poulets, en espoir, sont fort bons, je le veux;
        Mais, pour le moment, je préfère
                   Des œuls.«

Fable XIV.
La double Ivresse

Un jour, Anacréon, déguisant sous les fleurs
Et ses cheveux de neige et ses rides naissantes,
Du plus joyeux festin savourait les douceurs.
Dans sa coupe un essaim de Grecques ravivantes
Répandait lentement un pétillant nectar,
        Et bientôt de l'heureux vieillard
        Éclatait l'abondante verve,
Et, la lyre et la voix entremêlant leurs sons,
Il charmait les échos de ses molles chansons.
Plus loin, du jus bachique abreuvé sans réserve,
        Un esclave au corps chancelant,
        A l'œil terne, au geste insolent,
        Effrayait l'Amour et les Grâces:
        Seul, le Mépris suivait ses traces.

Le vin qui, pris à flots, peut rendre l'homme vil
        Du sage embellit l'existence,
        Et le poison le plus subtil
Est salutaire et doux, versé par la prudence.
Tandis que les plaisirs, dont on est ménager,
Nous font l'esprit plus libre et le corps plus léger,
Les folles passions, comme une ardente lave,
En dévorant les sens éteignent la raison.
Ab! distinguons toujours l'ivresse de l'esclave
        De l'ivresse d'Ânacréon!

Fable XV.
Le Mat de Cocagne

Au milieu d'une place où la foule se presse
        Le mât de Cocagne est planté.
Pour atteindre le but ardemment souhaité
Vingt rivaux lutteront de vigueur et d'adresse.
De la base au sommet un savon étendu
Éloigne encor le prix dans les airs suspendu.
Mais contre cet obstacle une ruse s'emploie:
Une cendre subtile aplanira la voie.
Le premier, de la lutte entendant le signal,
Des mains, des pieds s'attache à l'arbre colossal.
        Il s'agite, il sue, il se lasse
        Et tombe; un second le remplace.
Après de longs efforts, le second redescend.
L'œil fixé vers le but où chacun d'eux aspire,
Tous rendent, chaque fois, le chemin moins glissant.
Plus haut que ses rivaux un dernier s'avançant
Vers le sommet mobile et s'arrête et respire;
Pour l'objet de ses vœux longuement il soupire;
        La cendre encor fait son devoir...
Hélas! avec sa force il voit fuir son espoir;
Un autre, plus heureux, franchissant la distance,
Vers le but désiré parvient sans résistance.
Ainsi, l'humanité cherche un bonheur lointain
        Qui va se perdant vers la nue.
Par le siècle qui meurt la conquête obtenue
Est du siècle naissant l'héritage certain.
Frères, nous saisirons, — l'espérance est permise, —
La douce récompense à nos efforts promise.

Fable XVI.
Le Chant du Cygne

Dans son nid de roseaux le cygne allait mourir.
Voilà les campagnards empressés d'accourir
Pour admirer ce chant d'une douceur extrême
        Que, selon la tradition,
Fait entendre le cygne à son heure suprême.
        Jugez de la déception
Que bientôt éprouva l'agreste aréopage:
L'oiseau, péniblement poussant un cri sauvage,
Vit s'éteindre avec lui sa réputation.

        Plus d'une gloire est usurpée;
Plus d'un cygne en impose à la foule trompée.
Tel dont les chants jamais ne furent entendus
Profite des honneurs réservés au génie:
On en voit, exploitant leurs talents prétendus,
              Arriver à l'Académie.

Fable XVII.
Le Buche et le Charbon

        Au sein de l'âtre, en hiver,
        Une bûche de bois vert
        De pleurs inondait la cendre,
Poussait de longs soupirs, de longs gémissements.
Un charbon, lassé de l'entendre,
Lui dit: »Poarqaoi ce bruit? Vois quels sont mes tourments!
       Répond-elle. — En voyant les pleurs dont tu t'abreuves,
Reprend le charbon, je conclus
Que tu subis ici tes premières épreuv:
Mais moi j'ai tant souffert que je ne pleure plus.«

Fable XVIII.
L'Armure et le Livre
A M. Édouard Granger

        L'autre jour, dans vos ateliers
Je m'égarai, lisant votre recueil de fables.
        De l'armure des chevaliers
S'échappèrent soudain des rires formidables.
        Casques, cuirasses et brassards,
        Cottes de mailles et cuissards,
Retentissant, disaient: »Pourquoi l'artiste habile
Qui sut ressusciter les tournois valeureux
        Perd-il des instants précieux
A noircir le papier de son encre futile?
        Lorsque sous les feux du soleil
Nous irons resplendir d'un éclat sans pareil,
        Pauvre recueil, dans la poussière
        Tu resteras enseveli,
        Sous une enveloppe grossière
        Tu dormiras dans ton oubli...«
Et moi, je répondis pour le livre modeste:
        »Ah! l'artiste, je vous l'atteste,
N'a pas perdu son temps; si d'un adroit burin
On l'a vu façonner et le fer et l'airain,
N'a-t-il pas évoqué, d'une âme poétique,
Les préceptes sacrés de la sagesse antique?
Ses vers, sortant bientôt de leur obscurité,
Brilleront, comme vous, d'un éclat mérité.«

Fable XIX.
Ésope et le Laboureur
A M. Pierre Lambert

Laissant jaillir à flots ses vives paraboles,
Ésope dans les champs suivait un laboyreur.
        Lors un passant d'un ton railleur:
»Loin d'ici le bavard et ses contes frivoles!
S'il veut vivre, à son tour qu'il prenne raiguilfon!«
Mais le bon laboureur que cet outrage blesse:
»Qu'Ésope dans mon cœur répande la sagesse,
Je sèmerai pour lui le grain dans le sillon.
        La science qui nourrit l'âme
        Vaut le pain qui nourrit le corps,
Et celui qui la verse en paroles de flamme
Doit recevoir le prix de ses nobles efforts.«

Fable XX.
L'Enfant et les Bottes de son Père
A mon petit Louis

»Or, la lune dorait le pli des vagues blettes;
        L'Ogre ronflait horriblement,
Et le petit Poucet doucement, doucement,
        Lui prit ses bottes de sept lieues.
Chaque botte était fée, et, par enchantement,
De se rapetisser l'une et l'autre s'empresse,
Et Poucet en trois pas arrive chez l'ogresse...«
Un tout petit enfant, jusqu'alors attentif
Au récit de Perrault, le conteur si naïf,
        Interrompt brusquement sa mère:
        »Je vais, dit-il, dès aujourd'hui,
        Chausser les bottes de mon père,
Et je pourrai marcher aussi vite que lui.«
Sur une chaise il grimpe, et dans la double gaine
Le voilà s'enfonçant jusqu'au milieu du corps.
Il fait pour avancer de stériles efforts,
Chancelle et tombe enfin. Le marmot avec peine
Se relève honteux, rougissant, interdit.
Sa mère à son secours s'empresse, le rassure,
L'embrasse tendrement, et souriant lui dit:
»Sache à ton pied, mon fils, mesurer ta chaussure.«

Vous voulez exhumer Napoléon-le-Grand,
Poucets impériaux! de l'Ogre conquérant
Laissez dormir en paix les glorieux trophées.
Respectez sa sandale et ne l'essayez pas:
Une chute terrible attend vos premiers pas,
Car il n'est plus le temps des géants et des fées.

Fable XXI.
Fascination

Il ne faut pas jouer avec le magnétisme!
Me disait une femme en sa naïveté;
Hier il a vaincu mon superbe héroïsme
Et fait évanouir mon incrédulité.
Chez moi j'avais admis, en toute confiance,
        Un magnétiseur renommé.
        »Monsieur, contre votre influence
Vous trouverez, lui dis-je, un sujet bien armé.
Je ne ressens pour vous que de l'indifférence,
Et brave vos efforts. — Soit! dit-il, essayons!«
Il châtiera bientôt le sacrilège orgueil...
Le nuage s'étend, de son crêpe de deuil
        Épouvantant toute la terre.
La cloche sonne, sonne, et le paratonnerre
Se dresse vers les deux du haut d'un monument.
        Tout à coup un feu brille, éclate,
Soit l'aiguille et se perd dans l'humide élément.
        La cloche vainement se flatte,
        Par son rapide tintement,
De maîtriser la foudre et conjurer l'orage;
Elle entr'ouvre les airs, va fendre le nuage;
A la flamme électrique elle fait un passage.
        Aussitôt l'horrible sillon
Tombe sur le clocher, le brise, le dévore,
Et laisse dans les cœurs la consternation.

Par ce nouveau récit vous le voyez encore,
La science a vaincu la superstition.

Fable XXII.
Le Hibou, la Colombe et le Moineau
A M. Bunier

Le Hibou

»Je vis austère,
Loin des jaloux;
Est-il sur terre
Un sort plus doux?
Du jour qui blesse
Fuir la splendeur,
C'est la sagesse,
C'est le bonheur.«

La Colombe

»O toute belle,
Aimons toujours!
L'amour fidèle
Charme nos jours.
A la tendresse
livrer son cœur,
C'est la sagesse,
C'est le bonheur.«

Le Moineau

»De mil et d'orge,
O doux transport!
Moi, je me gorge
Dans un plat d'or.
Ah! la richesse
Et la splendeur,
C'est la sagesse,
C'est le bonheur.«

Moralité

Chacun se vante
De son plaisir;
On suit sa pente
Et son désir.
Vivre sans cesse
Selon son cœur,
C'est la sagesse,
C'est le bonheur.

Fable XXIII.
Les Glands et les Pots

        Un jour, un homme des plus sots,
Dans des vases étroits, vulgairement des pots,
        Sema les fruits d'un vaste chêne,
        L'honneur de la forêt prochaine.
Il faisait, à part soi, ce beau, raisonnement:
»Si les plus tendres fleurs y viennent sans obstacle,
Quelques arbres aussi, ce n'est pas un miracle,
        Y grandiront assurément.«
Qu'arrive-t-il? Bientôt, faute d'air et d'espace,
La moitié sèche et meurt, le reste dépérit.
        Le plus haut chêne ne dépasse
Le plus humble rosier qui près de là fleurit.
Un seul, favorisé par sa forte nature,
Fait éclater le vase, impuissante ceinture,
Et, plus tard, jusqu'aux cieux s'élance triomphant.

Trop souvent parmi nous on élève l'enfant
Dans une sphère étroite, en un cercle étoufliant.
A se développer comme la tige est lente!
On perd, dans sa prison, la force et la beauté!
Au corps, à l'âme, au cœur, ainsi qu'à toute plante,
Frères, il faut l'espace, il faut la liberté!

Fable XXIV.
Le Nez et les Lunettes

Fier comme un prétendant
Ou comme un président
        Responsable,
Le nez crut raisonnable
Des lunettes enfin de se débarrasser.
»Elles servent, dit-il, aux yeux seuls, sans nul doute:
Les porte désonnais qui ne peut s'en passer!«
Il s'agite, et bien loin parvient à les lancer.
Hélas! sans leur secours les yeux n'y voyaient goutte,
        Et voilà notre nez au vent,
Qui, flairant son chemin, va toujours en avant.
Mais un arbre épineux se penche sur sa route
        Et faisant saigner l'orgueilleux,
        Prouve qu'au nez ainsi qu'aux yeux
        Un guide sûr est nécessaire.

Ecoutez, ô lecteur, un avis salutaire
Que maintes fois déjà, vous avez entendu:
        L'homme de l'homme est solidaire;
Nul ne doit refuser un service à son frère;
Tôt ou tard au centuple il vous sera rendu.

Fable XXV.
L'Arbre merveilleux

Dans un rêve, je vis s'élever vers la nue
        Un arbre d'espèce inconnue,
Dont les bras s'étendaient en vaste parasol,
Dont tes pieds s'allongeant envahissaient le sol.
Les plantes, et surtout les plus maigres arbustes,
        Le buisson, la ronce, le hou
        De mon bel arbre étaient jaloux.
»Fuyez, s'écriaient-ils, dans leurs haines injustes;
A ses fleurs, à ses fruits, vivants, ne touchez pas:
        De ses fleurs le poison s'exhale,
        Ses fruits renferment le trépas,
Et son ombre elle-même au sommeil est fatale...«
A ces mots, les passants fuyaient, saisis d'horreur.
Mais ceux qui, repouassant une vaine terreur,
De l'arbre gigantesque approcliaient, — ô merveille!
Respiraient une essence à nulle autre pareille,
O bonheur! savouraient des fruits délicieui,
Et s'endormaient, bercés de songes gracieux.

        Par la sottise et l'égoïsme
        Cet arbre outragé, méconnu,
Vers le monde réel quand je fus revenu,
        Je le nommai: SOCIALÌSME!

Fable XXVI.
Le Torrent

Des flancs d'une montagne une onde jaillissante,
Torrent impétueux, cascade mugissante,
Creusait d'affreux sillons dans les champs désolés.
Elle avait renversé mainte digue impuissante.
Un jour, aux paysans vers la source assemblés
Un voyageur disait: »Pour cette onde sauvage
        Qui tout entraîne et tout ravage,
Pratiquez dans le roc un oblique chemin,
Et par mille détours vous la verrez, docile,
        Suivre le cours lent et facile
        Que lui tracera votre main,
        Et de ses rives odorantes
Se répandra la vie en vos moissons riantes.«
Le conseil était bon, et, dès le lendemain,
        Pleins d'espérance et de courage.
        Nos gens se mirent à l'ouvrage.
On fit un doux ruisseau d'un torrent destrubteur,
De l'ennemi d'hier on fit un bienfaiteur.

        Que l'amour remplace la crainte!
        Par la menace et la contrainte
Un mauvais naturel est en vain combattu.
Mais l'éducation fraternelle, prudente,
De chaque passion adoucissant la pente,
D'un vice originel peut faire une vertu.

Fable XXVII.
La Fleur de Santé

Un jeune homme, dormant le jour, veillant la nuit,
Sur ses traits voit descendre une pâleur extrême,
        Et la santé, ce bien suprême,
        A tire d'aile aussi s'enfuit.
        Un vieux docteur, un honnête homme
        Que pour sa science on renomme,
        Lui dit: »Si vous voulez guérir,
Chaque matin, dès l'aube, il vous faut parcourir
Et le mont verdoyant et la plaine fleurie.
Bientôt vous trouverez, au fond de la prairie,
Une fleur précieuse; en son sein velouté
Le printemps toujours brille. Elle est rose; on l'appelle
               Fleur de Santé
Aux avis du docteur le jeune homme fidèle,
Dès l'aube, chaque jour, visitait à la fois
        Les jardins, les prés et les bois,
        Cherchant partout la fleur si belle
Qui devait lui verser la force et le bonheur.
Pendant quelques longs mois il avait, plein d'ardeur,
        Parcouru les monts et la plaine,
Sans voir briller la plante, objet de tous ses vœux.
Enfin, perdant courage, il va conter sa peine
        Au bon vieillard qui, tout joyeux,
Le prenant par la main, vers un miroir l'entraîue.
»De mon expérience, ah! vous aviez douté!«
Lui dit-il. Le jeune homme, ô surprise, ô merveille!
Sur sa joue aperçoit, rayonnante et vermeille,
        Fleur de santé.

Fable XXVIII.
La Mascarade

Jupiter, —je l'ai lu dans les vieilles annales, —
Pour une mascarade, en sa royale cour,
Une nuit, rassembla les hordes infernales
Et les esprits sur nous veillant avec amour.
On voyait se croiser sous les lambris célestes
Les vices effrontés et les vertus modestes.
Chacun d'eux, sous des traits grimaçants ou riants,
        Déroutait les plus clairvoyants.
Le jour venu, Jupin voulut par leurs visages
Connaître tour à tour les divers personnages.
Sans masques, devant lui, sous leur déguisement,
Ils défilèrent tous silencieusement.
Ils avaient pris, changeant de gestes, de langages,
A chaque caractère un habit opposé.
        L'hypocrisie avait osé
De la piété sainte affecter l'apparence;
        Le crime s'avançait, paré
        De la robe de l'innocence;
        L'avarice avait pénétré
        Sous les traits de la bienfaisance;
        Le mensonge avait emprunté
        Le miroir de la vérité.
Qui le croira? portant une étoffe menteuse,
On dit que les vertus passèrent à leur tour,
Et que chacune avait, n'osant fixer le jour,
De quelque vice impur la défroque honteuse.
        Même chose arrive ici-bas:
De toutes les vertus le vice prend le masque,
Et le plus vertueux, ô caprice fantasque!
Affiche quelquefois les vices qu'il n'a pas.

Fable XXIX.
Le Fou

Bicêtre, comme on sait, renferme dans son sein
De ces infortunés dont la raison est morte.
Cédant à mes désirs, un jour un médecin
        Des cabanons me fit ouvrir la porte
        Courant à nous, un de ces malheureux
Me dit: »Je suis un riche, un docte gentilhomme!«
Puis, montrant le docteur: »Ne suivez pas cet homme:
Il ne sait ce qu'il dit; c'est un fou dangereux.«

Chez nous, chose plus triste, il est aussi d'usage
Que les traits des méchants atteignent les grands cœurs,
Que pour les plus savants soient les sifflets moqueurs,
Que le fou méprise le sage.

Fable XXX.
Les Fleurs et les Épines

De l'homme et du rosier telle est la destinée:
D'épines et de fleurs se couvre leur printemps.
Bientôt la fleur s'envole au souffle des autans;
Seule, l'épine reste et se dresse obstinée.

Fable XXXI.
Socrate, Heraclite et Démocrite

A. ses amis un jour que Socrate inspirait
L'amour de la vertu, l'amour d'un Dieu suprême,
Deux sages près de lui vinrent à l'instant même:
Démocrite riait, Heraclite pleurait.
Socrate dit à l'un: »Pourquoi ris-tu sans cesse?
— Les hommes sont des fous; voilà pourquoi je ris«
Et l'autre: »Leurs travers excitent ma tristesse.«
        Socrate alors avec tendresse:
»Pour nos frères, dit-il, ni pitié ni mépris!
Il est vain de pleurer, il est cruel de rire;
Mais il faut les aimer, mais il faut les instruire.«