Livre Deuxième

 



Madame Adèle Caldelar

1801-1869


Source:

Fables/Morales et Religieuses
par/Madame Adèle Caldelar

Paris 1844

 

Livre Premier
 

Le Renard, l'Ane et le Singe
Le Diamant et le Ver luisant
Les Étrennes de Jupiter
Le Revers de la Médaille
La Corneille et l'Éphémère
Les deux Cultivateurs
La vieille Louve, le vieux Loup et le vieux Renard
Le Singe, la Guenon et l'Enfant abandonné
Le Démolisseur
La Puce et la Sangsue
L'Escarbot et l'Escargot
Le Numéro I.
Jamais et Toujours
La Pelisse de la Fortune

 

I.
Le Renard, l'Ane et le Singe

A l'Ane le Renard dit un jour: Compagnon,
Je viens te proposer une superbe affaire;
C'est pour te témoigner de mon affection.
      Mille pour cent, la chose est claire.
— Merci, dit le Baudet, mais je ne m'entends guère
A rien, et sur cela suis des plus ignorants:
Ne sais-tu pas combien des ânes on se moque?
      — Bah! laisse donc; à notre époque,
      Il n'est que des ânes savants.
      Ne fais point ainsi le modeste.
D'ailleurs, tu n'auras point de peine, d'embarras:
Tous les trois mois tu sauras ce qui reste,
Et tu prendras ta part. Qa ne te va-t-il pas?
— Certes, si. — Là-dessus notre pauvre imbécile
      S'endort satisfait et tranquille.
      Quel fut donc son étonnement,
      Et comment peindre sa surprise.
      Quand le gérant de l'entreprise,
Le Singe, un beau matin, lui dit, sans compliment:
      — Tout est perdu... notre déconfiture
      Est complète. De l'aventure,
      Crois-moi, mon cher, prends ton parti.
Le nôtre l'est déjà — le Renard est parti.
   D'autres filent demain — je suis du nombre.
Si tu veux d'un ami recevoir un conseil,
Tu possèdes, dit-on, de bonne herbe au soleil,
      Hâte-toi de la mettre à l'ombre.
— Je ne puis, répondit l'Ane, en suivre un pareil:
Il n'est point de ceux-là qu'un honnête âne accueille.
Dussé-je, de mes jours, ne manger de chardon,
Je n'entends ni ne veux faire perdre une feuille.
— Je ne te croyais pas encore si dindon,
      Reprit le Singe; mais n'importe:
Tu passeras par là tout comme par la porte.
      Jeûnerais-tu pendant un an,
Que cela ne pourrait t'en empêcher, beau sire:
Ton avoir tout entier ne saurait y suffire.
      A présent, mon pauvre Jean-Jean,
   Ruine-toi, si telle est ton envie;
Il n'en faudra pas moins déposer ton bilan.

A ce mot, le Baudet tomba privé de vie.
Rien ne lui put rendre le sentiment:
Il venait d'expirer, frappé subitement
      D'une attaque d'apoplexie.

Cette fable est absurde, il en faut convenir,
S'écrîra-t-on; est-il choses qui ne s'écrivent?
D'une faillite une bête mourir,
Quand tant de gens d'esprit en vivent!

II.
Le Diamant et le Ver luisant

Une personne un soir se promenant,
De sa bague s'échappe et tombe un Diamant.
Un Ver luisant le vit briller pendant sa chute;
      Mais la nuit vint dans la minute,
      Et lui fit perdre son éclat.
      Aussitôt qu'il fut dans l'état
      Où l'avait réduit l'ombre épaisse,
      Le Ver lui dit insolemment:
      — Voilà donc cet objet charmant
      Qu'en tous lieux on vante sans cesse!
      Même, dit-on, si précieux
      Que la nature en est avare,
      Et qu'il n'existe sous les cieux
      Rien de plus beau ni de plus rare!
      Ignoble frère des cailloux,
      Méprisable enfant de la terre,
      J'ai cent fois plus de feux que vous.
      Ces lieux, c'est moi qui les éclaire:
      Je suis l'astre de ce pays.
      Voyez comme je resplendis!
      Le Brillant se tait: il endure...
      Et ce n'est que par le mépris
      Qu'il se venge de cette injure.
      Mais bientôt fuit l'obscurité;
      Du jour renaît l'aimable fille
      Et du Diamant la beauté.
      Et, tandis qu'à l'œil enchanté
      Sa pure lumière seintille,
      De l'impertinente chenille
      S'éteint la chétive clarté.
Et, témoins de ces faits, les pinsons, les mésanges,
Les fauvettes, enfin tous les oiseaux des bois,
      Du Diamant, tout d'une voix,
Se mirent aussitôt à chanter les louanges.
Gloire à lui! gloire à lui! répétaient-ils en chœur,
Gloire à lui! gloire à lui! de l'ombre il est vainqueur!

      Mais lui, pieux, modeste et sage,
      Leur dit: — Hôtes de ce bocage,

      Ne m'adressez point cet hommage:
      Tournez les yeux vers le soleil,
      Lui seul en mérite un pareil.
      En lui réside la lumière.
      Pour moi, comme tout Diamant.
      Je ne suis qu'une pauvre pierre
      Qui la reflète seulement.

      L'esprit, et même le génie.
      Est-il autre chose, en effet.
      Qu'un pâle, qu'un faible reflet
De Dieu, soleil vivant et lumière infinie?


      Après cette moralité,
      La première de cette fable,
Tirons-en celle-ci: Du grand jour la clarté
      Au vrai mérite est favorable
      Autant qu'au faux l'obscurité.

III.
Les Étrennes de Jupiter

Une fois, Jupiter, à tous les animaux,
   Voulut donner, lui-même, leurs étrennes.
Il fit donc publier, par les monts et les plaines,
      Qu'il leur destinait des cadeaux;
      Mais qu'il les prévenait d'avance
    Que chaque don de sa munificence
      Serait d'un vice combattu.
      D'un talent ou d'une vertu
      La légitime récompense.
      Mammifères, oiseaux, poissons,
      Insectes et reptiles même,
Rien ne fut oublié par la bonté suprême.
      Et sans nulles distinctions
      D'âge, de sexe ni d'espèces,
Son héraut fit à tous de semblables promesses.
    On peut penser s'il fallut les prier!
Soudain, de dessous terre, il sortit un millier
De races, dont jamais ni Geoffroy ni Cuvier
      Ne soupçonnèrent l'existence.
      D'oiseaux parlants, chantants, sifflants,
      D'un trait partit la troupe immense.
      Des quadrupèdes les plus lents
      A la course on voyait des files.
Les Bœufs étaient légers, les Eléphants agiles
      Et les Paresseux diligents.
Même l'on cite encor deux faits plus surprenants:
      C'est que mesdames les Tortues
D'ailes subitement se trouvèrent pourvues;
Et que, pour l'intérêt, la nature forçant,
Les Écrevisses même allèrent en avant.

Après qu'aux animaux d'un àge raisonnable,
      Jupiter, en juge équitable,
Certain nombre de prix eut donné tour à tour,
      De leurs petits ce fut le tour.
Il loua le Poussin de son obéissance,
      Le Faon de sa frugalité,
L'Agneau de sa douceur, de sa docilité,
Et de lui chacun d'eux eut une récompense.
A retourner chez soi déjà l'on s'apprêtait,
      Pensant que Jupiter avait
      Par là terminé la séance,
Quand le dieu, se tournant vers un petit Lézard,
Qui, dans un petit coin, se tenait à l'écart,
Et regardait, caché, du mieux qu'il pouvait faire:
— Approchez-vous, lui dit le maître du tonnerre,
      Une couronne vous attend.
— O monsieur Jupiter! vous êtes trop honnête,
      Dit le petit Lézard tremblant,
      En levant sa petite tête.
J'en serais bien joyeux, pour mes parents surtout;
Mais pour la mériter je n'ai rien fait du tout,
      Et je ne veux tromper personne.
      — On ne trompe point Jupiter.
Lui dit le dieu: venez, c'est lui qui vous l'ordonne.
      Je sais ce que l'on fit hier;
Ce qu'on fera demain; ce que chacun mérite.
Dans ce gros Eléphant, qui vous fait tant de peur,
Je lis tout aussi bien qu'en votre petit cœur,
      Qui dans ce moment bat si vite.
De moi, mon cher enfant, n'ayez point de frayeur:
Je suis votre papa, comme je suis le leur;
A me donner ce nom c'est moi qui vous invite.
      Mais venez donc, approchez-vous:
      Il faut bien que votre conduite
Pour l'exemple, du moins, soit révélée à tous.
      D'une mère aveugle et souffrante.
      D'un vieux père surchargé d'ans
      Vous soutenez les pas tremblants,
      Et votre vertu patiente
      A pour eux mille soins touchants.
En tout, vous vous montrez jaloux de leur complaire:
L'un et l'autre, de vous vénérés et chéris,
      Par vos faibles mains sont nourris.
Nuls jeux de ces devoirs ne peuvent vous distraire.
Enfin, en fils soumis, tendre, respectueux,
    Vous les servez, soignez, aimez tous deux,
      D'une tendresse sans égale.
      Encore un coup, venez, mon fils,
            De la piété filiale
      Vous avez mérité le prix.


— O papa Jupiter! que je te remercie,
Dit le petit Lézard, d'aise tout palpitant:
      Je vais l'aller mettre à l'instant
Aux pieds de ceux qui m'ont donné la vie.
      Ce que tu m'as dit, je le croi;
      Mais c'est bien parce que c'est toi,
      Car, va, je ne le comprends guère.
      Un devoir de chérir sa mère!
      Je l'avais pris pour un plaisir.
      Une vertu de soulager son père!
Mais, bon papa Jupin, pour autrement agir,
      Comment un enfant peut-il faire?*

*
On sait qu'une ancienne croyance attribuait au lézard gris les qualités
que je lui accorde ici, et que des observateurs ont assuré en avoir vu
de frappés de cécité, auxquels de plus jeunes apportaient chaque
jour les aliments qui leur étaient nécessaires.
   Les naturalistes modernes pensent assez généralement que cet
animal est ovipare, que ses œufs éclosent au soleil, et que les petits ne
connaissent pas leur mère. Toutefois MM. Guérin et de Sept-Fontaines
soutiennent qu'ils sont vivipares. Or, dans des opinions diverses,
ce n'est pas la plus authentique, mais la plus poétique que le fabuliste
doit préférer
.

IV.
Le Revers de la Médaille

Ismène, à son lever, trouvant une araignée,
L'écrase sur-le-champ, vu qu'en la matinée
      Cet insecte porte malheur.
Le soir, en retrouvant une autre, par bonheur,
      Soudain elle l'écrase encore,
De peur de la revoir à la prochaine aurore.
      Le lendemain, au point du jour,
      Marie en trouve une à son tour,
      Et donne à l'insecte sa grâce,
Dans l'espoir, sous son toit, que le soir il repasse.
Le soir, elle en rencontre une autre sous son pié,
      Et lui laisse encor l'existence,
Alléguant, cette fois, pour raison de pitié,
      Qu'elle lui prédit l'opulence.


    Un mauvais cœur se plaît à condamner;
Pour lui, tout est motif de peine et de vengeance.
      Un bon cœur aime à pardonner;
Pour lui, tout est sujet d'excuse et de clémence.

V.
La Corneille et l'Éphémère

Penchant, depuis un an, sur le bord de sa tombe,
Une vieille Corneille allait mourir, enfin:
Elle s'en désolait, accusant le destin.
      Une charitable Colombe
      La vint voir. Comme elle cherchait
      Tant à soulager sa souffrance,
      Qu'à lui rendre quelque espérance,
      La malade qui se sentait,
Lui dit: »Vous me flattez, n'en prenez point la peine;
    Je le connais, ma fin sera prochaine.
      Hélas! faut-il si tôt mourir?
      A quoi bon ai-je recu l'être?
Cent vingt-cinq ans!... c'était bien la peine de naître!...
J'ai fait beaucoup de mal, j'en veux bien convenir;
Même j'ai commencé presque en venant d'éclore;
Mais on s'amende avec les ans,
Et, si j'avais vécu longtemps,
J'aurais fait plus de bien encore.
Hier j'en avais fait le serment solennel.
Que, pour moi, Jupiter est injuste et cruel!«

Au sortir de ce lieu de plainte et de murmure,
La Colombe visite une autre créature,
De même sur le point de descendre au tombeau.
Ce n'était pas, cette fois, un oiseau;
C'était un Éphémère, un tout petit insecte,
      Peu fait pour sa société;
      Mais on sait, pour la charité,
      Qu'aucune race n'est abjecte.

La Colombe trouva la mourante au plus mal:
Bien jeune, elle touchait à son terme fatal.
      De la plus courte des carrières
Elle avait, tout au plus, encor fourni le quart;
Cependant elle était préparée au départ,
Et la paix respirait dans toutes ses manières.
Près d'elle sanglotaient ses frères et ses sœurs.
Le doux oiseau mêla ses larmes à leurs pleurs:
Périr sans avoir vu le tiers d'une journée
      Semblait à tous un grand malheur.
      Tous gémissaient du fond du cœur
      D'une si triste destinée.


L'Éphémère leur dit: »Ne vous affligez pas
      Si vivement de mon trépas.
Trois heures, il est vrai, composent tout mon âge;
      Mon existence a duré peu d'instants;
      Mais, à celui-ci, je me rends
      Ce satisfaisant témoignage
D'avoir bien employé ces rapides moments.
Loin de plaindre mon sort, enviez-le, au contraire:
J'ai vécu, car j'ai fait le bien que j'ai pu faire.
Ah! plus tôt ou plus tard que l'on ferme les yeux,
Ajouta-t-elle encore, à la voûte azurée
Levant les siens: qu'importe à qui craignit les dieux?
La vie est dans l'emploi plus que dans la durée.

VI.
Les deux Cultivateurs

Deux laboureurs étaient: — l'un, actif, vigilant:
Tous les jours c'était lui qui réveillait l'aurore.
Au sortir de son lit, au travail se mettant,
      Le soir l'y retrouvait encore,
      Et la nuit quelquefois. Pourtant
C'était bien vainement qu'il prenait tant de peine!
Rien jamais ne venait à bien dans son domaine:
Tout, chez lui, ne semblait pousser qu'à contre-cœur:
Ses trèfles étaient clairs, ses froments étaient maigres,
      Ses colzas pauvres, ses vins aigres,
      Ses violettes sans odeur.
De son verger tous les fruits étaient fades,
Jusqu'à ses petits pois, et même à ses salades,
      Rien n'avait ni goût ni saveur.

Chez le second ce n'était point de même:
Toute chose semblait y venir d'elle-même.
      Quatre fois moins il travaillait,
      Quatre fois plus il récoltait.

Etonné d'un bonheur qui lui semble incroyable,
      Thomas, un jour, va voir Colin.
      Celui-ci reçoit son voisin
      De son mieux, l'invite à sa table.
      On dîne, et d'abord ce repas
      Eloquemment prouve à Thomas
Que les fruits sont exquis et le vin délectable.
Ensuite on se promène, et des blés la beauté,
      La force, la précocité,
La fraîcheur, la vigueur, l'épaisseur des herbages,
Des plus riches moissons lui montrent les présages.
Aussi, le soir, Thomas s'en va persuadé
Que Colin de Satan tient quelque procédé.

      Un temps se passe: — son confrère
A son tour le visite, et Colin, à son tour,
De son triste manoir lui fait faire le tour;
Le conduit, le cœur gros, dans chaque appartenance,
Et partout lui fait voir que tout est en souffrance.

Colin regarde, et dit: — »Ici, qu'aviez-vous mis?
— Du seigle. — Et là? — De l'orge.— Et là-bas? — Du maïs
      — Et dans cette autre grande pièce?
      — Du froment de superbe espèce.
— Et dans celle à côté? — Du trèfle et du sainfoin.
— Et dans celle plus loin? — De l'orge et de l'avoine.
— Et vous êtes surpris que votre patrimoine
      Ne réponde pas à vos soins?
— Eh! mais, toujours je bêche, et je sème, et j'arrose!
      Que puis-je donc faire de mieux?
— Étudier le sol, avoir égard aux lieux,
Dit Colin; sans cela le reste est peu de chose.
      Le premier point, c'est de savoir
      La nature de son terroir.
Dans chacun de ces champs ce qu'il eût fallu faire,
      C'était justement le contraire.
Toute terre n'a pas même propriété:
Chaque morceau, parfois, en a même une inverse.
Ce qu'en certains on prend pour infertilité,
    N'est bien souvent que qualité diverse.
    L'un est léger, tandis que l'autre est fort:
Telle pièce est crayeuse, et telle pièce humide.
Il faut que là-dessus l'agriculteur se guide:
C'est ce qu'il doit connaître avant tout et d'abord.«

Ceci s'adresse à vous, instituteur novice,
Qui semez au hasard, d'une ignorante main,
Et croyez tout esprit, une terre propice
      A la culture de tout grain.
          Chose certaine:
Comme Thomas, vous perdrez votre peine,
Si vous n'étudiez le sol, comme Colin.

VII.
La vieille Louve, le vieux Loup et le vieux Renard

Certaine Louve décrépite,
Et dont, depuis longtemps, vide était la marmite,
Par aubaine, à son croc, avait un Agnelet:
Voulant s'en régaler, elle le conservait,
          Pour une fête de l'année,
              Carillonnée.
          Le jour vint: quant à l'appétit,
Il était tout venu; rarement il se trouve,
           Chez dame Louve,
                Trop petit.
          Elle allait donc le satisfaire,
          Quand chez elle arrive un confrère;
          C'était un vieux Loup, son ami,
                  A demi;
          C'est-à-dire, jusqu'à la soupe.
Dans ce moment, elle eût préféré voir sa croupe
A sa hure. Il avait très-mal choisi son temps.
           (C'était la langue, non les dents
Dont, en son domicile, elle aimait qu'on fît œuvre).
Tout convive, à ses yeux, était plat de hors d'œuvre.
Cependant elle sut lui cacher son humeur,
    Et son dîner; offrit de belle eau claire,
          De belle mine; enfin sut faire
          Contre fortune bon cœur.
          Sur l'herbe on s'assied, on babille,
          On jase du tiers et du quart,
          On drape, on ajuste, on habille
          Le prochain; et puis, par hasard,
Sur le tapis on met certain Renard,
Certain Corbeau de votre connaissance,
    Riant fort, à la souvenance,
               Du tour,
               Qu'un jour
L'un à l'autre joua. »Certes, disait la dame,
          Il faut convenir dans son âme,
Que ce maître Corbeau n'était qu'un écolier,
    Qu'un fat, qu'un sot; et qu'il eût dû se pendre,
          D'avoir pu se laisser prendre
          Dans un piége si grossier.«

Alors maître Renard, doyen fort vénérable,
          Était depuis grand nombre d'ans;
Mais il vivait encor-tout de bon que j'entends —
Ne sait-on pas qu'il est immortel dans la fable
Depuis long-temps aussi sa cuisine allait mal:
Il jeûnait plus souvent qu'il n'est obligatoire.
    Tranchons le mot: cet illustre animal
Parfois mourait de faim au milieu de sa gloire.
(D'une autre espèce encor c'est assez là l'histoire.)

Il avait entendu le susdit entretien,
Caché dans un fossé près du lieu de la scène.
          Le Loup parti, composant son maintien,
A la Louve, qui tient la pauvre bête à laine,
Tout à coup il se montre et lui dit: »Grande reine!
C'est donc vous que je vois!... depuis vingt ans, mes yeux
          N'avaient pas contemplé vos charmes.
          Que vous m'avez coûté de larmes!
          Mais enfin, la faveur des dieux
Me fait vous retrouver si fraîche, si charmante,
          Que je ne saurais faire mieux
Que de vous présenter le message amoureux,
Dont sire Lionceau m'a chargé pour la belle
    Que je croirais plus digne de son cœur.
          Vous voyez son ambassadeur.
          Aujourd'hui j'ai rencontré celle
Que j'ai cherchée en vain dans tout cet univers:
En vous sont réunis tous les attraits divers.
          Seulement, une bagatelle
          M'inquiète: c'est que le roi
          Tient, et je ne sais trop pourquoi,
A ce que son épouse ait la dent belle et bonne.
          Or, je vois que votre personne
          Est toute brillante d'appas;
          Mais vos dents, je ne les vois pas.«

Aussitôt, pour montrer quatre dents écornées
          Portant le deuil de leurs aînées,
          La Louve, qui, du Lionceau
          Aurait été la trisaïeule,
          Ouvrant tout grand sa large gueule,
          En laisse s'échapper l'Agneau.

Le Renard s'en saisit, et lui dit: »Ma commère,
Vous me rappelez là ce que m'a dit ma mère;
          Que l'amour-propre est un serpent
          Qui se glisse indifféremment
          Sous les roses et sous la neige.
Du Corbeau vous riiez, et, dans le même instant,
          Vous voilà prise au même piége.«

VIII.
Le Singe, la Guenon et l'Enfant abandonné

Au milieu d'un bois solitaire,
Un singe, apercevant de loin un nouveau-né,
          Tourné la face contre terre,
          Et là, des siens abandonné,
A sa Guenon, de pitié l'âme émue,
          Le désignant du doigt, il dit:
»Cet objet que tu vois là-bas qui se remue,
          Crois-tu que ce soit le petit
          D'un homme, ou bien celui d'un Singe?
— D'un homme, repartit la Guenon à l'instant,
          D'un homme, très-certainement:
          J'aurais les yeux couverts d'un linge,
          Que je t'en dirais tout autant,
          Que j'en serais aussi certaine:
          Pour abandonner son enfant.
          Il faut être de race humaine.«

IX.
Le Démolisseur

Georges abattait un palais:
          Le peuple le regardait faire.
Sans l'arrêter, sans même exprimer de regrets
          Pour le monument séculaire.
Quand notre homme, pourtant, eut mis la hache au cœur.
          Il s'en trouva qui murmurèrent;
          Mais mille voix les rassurèrent,
Disant: »Que craignez-vous? Où donc est le malheur?
          Tressaillez plutôt d'allégresse,
          Et qu'à l'aider chacun s'empresse!
Cet édifice allait tomber de vétusté:
    N'êtes-vous pas heureux qu'il le défasse?
          Il en va construire à la place
          Un éblouissant de clarté,
          Qui, s'il a moins de majesté,
          Aura du moins, la chose est sûre,
          Une plus riante figure
          Et bien plus de commodité!
Vous y pourrez entrer de tout côté;
De tout côté, si l'ennui vous en chasse,
Vous en pourrez sortir à volonté.
          Et bientôt, à la liberté,
          Le plaisir et la volupté
          En offriront la dédicace.
Celui-ci, qu'était-il? — Une affreuse prison,
Qu'avec soin éleva le fanatisme antique,
Que soutient faiblement un préjugé gothique,
Qu'en secret, chaque jour, ébranle la raison.
Ah! celui qui l'abat a droit à votre hommage!!!
C'est un homme de tète aussi bien que de cœur.
Admirez son talent, admirez son courage!«
Et peuple d'admirer, chantant au destructeur
L'Hosanna qui, jamais, n'est dû qu'au Créateur.

          Enfin, à l'hymne de folie,
          L'œuvre folle s'est accomplie!
Du monument, jadis saintement élevé,
          Il ne reste pas un pavé!
          Aussitôt la foule s'écrie:
»O maître! employez-nous! maître! voici nos bras!
Nous serons vos maçons! s'il le faut, vos goujats!«
Dans les femmes, surtout, un zèle ardent éclate:
Plus d'une aussi veut être ou maçonne ou goujate.

Le noble travailleur, ainsi pressé de tous,
Regarde d'un œil fier cette foule à genoux:
      »Quoi, lui dit-il, peuple imbécile!
Sous moi tu veux bâtir, être mon ouvrier!
Ne te souvient-il plus qu'à chacun son métier?
Dans le mien je suis fort habile!
A renverser j'ai mis ma gloire et mon bonheur:
      Dans la destruction mon âme se délecte.
Nul mortel, dans cet art, ne m'est supérieur!
Si tu veux rebâtir, appelle un architecte;
      Moi!.. je suis un Démolisseur!«

Célèbre novateur, dont la main téméraire
Tâche de renverser le temple de l'hymen,
Aidé de tant de gens qui, sans plus d'examen,
Te prêtent leur secours pour le jeter à terre;
      Sachons, avant d'en faire autant,
Pour réédifier un pareil monument,
De ton talent ce qu'on peut se promettre.
      Dis-nous, mais dis-nous clairement
      Ce qu'à sa place tu veux mettre.

X.
La Puce et la Sangsue

»Salut, ma chère cousine:
      Eh! comment va la santé?
      Elle est bonne, en vérité,
      Si j'en juge par ta mine!«

      C'est sur ce ton familier,
      Qu'à madame la Sangsue,
      Qui, d'elle trop prévenue,
      Le trouva trop cavalier,
      En franche coquecigrue.
      Une pauvre Puce, un jour,
      Osa donner le bonjour.

      »Vil et méprisable insecte,
      Dit la Sangsue en émoi:
      Loin d'ici retire-toi!
      Te crois-tu donc, race abjecte.
      De même espèce que moi?
      Que moi, que l'homme lui-même
      Glisse et nourrit dans son sein.
      Lorsque ton moindre larcin,
      Est puni de la mort même?
      Que moi, dont chacun fait cas:
      Dont usent les potentats.
      Et de qui les bons offices
      Sont si chers au genre humain?
      — Chers, en effet, tes services!
      Dit la Puce: — il est certain. —
      Pour leur mérite véritable,
      Entre nous, certes, c'est un point
      Fort contesté... fort contestable...
      Il en est un qui ne l'est point.
      C'est que ta taille, ma commère,
      De la mienne beaucoup diffère;
      Par conséquent aussi ta faim.
      Pour ton repas c'est peu d'un verre:
      Une goutte m'est un festin;
      Mais, tu le prétendrais en vain.
      Nous ne sommes point étrangères.
Qui, je le sais: pour moi, les hommes trop sévères,
      Pour toi, sont trop indulgents.
Oui, celui qui te choie, ou m'écrase, ou me grille:
      Malgré cela, mangeurs de gens,
Sont tous de la même famille.«

Serait-ce faire insulte à mes lecteurs,
    Et les juger par trop peu perspicaces,
De leur dire: »J'ai peint des larrons de deux classes:
      Les petits et les grands voleurs?«

XI.
L'Escarbot et l'Escargot

»Sais-tu, lecteur, lequel est meilleur gentilhomme
      De Jean Hanneton l'Escarbot,
Ou bien de Jean Limaçon l'Escargot?

— Si j'y pensai jamais, je veux bien qu'on m'assomme,
      Diras-tu, quelle question!
      — Veux-tu connaître la raison
      Qui m'a portée à te la faire?
Lis cette fable, au lieu de te mettre en colère.«

      Certain jour, un individu
      De ta race, bien entendu.
    En avant pris un de celle escarbote.
Et le moment d'après, un de celle escargote,
      Les emporta dans son logis:
Mais bien qu'il les nourrît grassement et gratis,
      Ils dépérissaient à sa table;
Et, comme à tout ils trouvaient préférable
De revoir leur pays, de suivre leurs penchants,
Un matin, tous les deux prirent la clef des champs.

      Jean Hanneton fut dans son domicile
      En moins de rien: il va vite aisément.
Quant à Jean Limaçon, voyager lestement,
      Pour lui n'est pas chose facile
      Après s'être traîné deux jours,
      D'un ruisseau côtoyant la rive,
      Le soir du second, il arrive
      Dans le royaume du Grillon.
Là fait halte, l'endroit se trouvant à sa guise.
Et se fait appeler du nom de l'Escarbot.
Pourquoi? Je n'en sais pas plus que toi le fin mot:
De sa part fut-ce erreur, orgueil, ou bien bêtise?
Toujours est-il qu'on sut le mensonge bientôt.
Chacun glosa: Fourmi, Cigale, Sauterelle.
Taon, Moucheron, Frelon, Bourdon, enfin, du lieu
Tout citoyen, hormis la seule Bête à Dieu.
      Puis, la police et sa séquelle
S'en émurent, et, bref, cela fit tant de bruit.
      Que Jean Limaçon fut traduit
      Devant la correctionnelle.

      A Grillis*, point d'avoués, d'avocats:
On vous dit simplement ce dont on vous accuse:

*
Capitale de l'empire du Grillon.

Témoins ouïs, soi-même l'on s'excuse,
De son mieux, comme on peut, puis on clôt les débats.
    Jean Limaçon, abaissant ses deux cornes,
    Dit humblement: »Messieurs les Capricornes,
    Je le confesse, hélas! j'ai dérobé,
      Pour mon malheur, ce maudit B;
      Mais sans dessein, je vous l'assure,
      Et s'il est besoin, vous le jure:
      Je ne songeais du tout à mal.
Si j'ai failli, que votre tribunal,
      En faveur d'un aveu sincère,
      Ne se montre pas trop sévère!«
      Il fut à trois mois de prison
      Condamné, malgré ce langage,
      Plus, aux frais, comme de raison,
      Plus, en intérêt du dommage
      Envers monsieur le Hanneton.
      Encor même l'aréopage
      Déclara-t-il qu'il appliquait
Le minimum des pénitences,
Vu que, dans la cause, il était
D'atténuantes circonstances.

    »Comment, dit le pauvre Escargot,
D'un tel arrêt demeuré tout capot:
    Pour une misérable lettre,
    Trois mois dedans on va me mettre!...
Des insectes le code est, certes, rigoureux!
    Ah! que l'homme qui fut mon maître,
    Se garde de venir chez eux
   Lui qui, souvent, prend chez ses frères
Impunément, un grand nom tout entier;
   Ici, j'ose bien parier,
Qu'il irait tout droit aux galères!«

XII.
Le Numéro I.

Un I, se trouvant à la tête
De quelques numéros posé,
Autant que mille était prisé,
Et, de lui, chacun faisait fête.
Le lendemain, étrange cas!
Notre I se trouve un peu plus bas,
Et, dix fois moins considérable
Chacun le trouve aussitôt.
De ce revers, qu'il trouve inconcevable,
A son voisin il demande le mot.
»Ami, dit-il, au 9, comment, de grâce,
En un seul jour, puis-je être ainsi changé?
— Ce n'est point, lui répond le chiffre interrogé,
Vous qui l'êtes, c'est votre place.

Gardez avec soin votre rang,
Car c'est ce rang que l'on honore.
Demain, si vous baissez d'un cran,
Vous vaudrez dix fois moins encore.«

XIII.
Jamais et Toujours

Le mot Jamais, celui Toujours,
Grands ennemis de leur nature,
Se rencontrant dans un discours,
En vinrent de suite à l'injure.

Dame Conciliation
Survint fort à propos au fort de leur tapage,
Et pour les apaiser mit son zèle en usage;
Mais, loin d'être touchés de son intention,
Contre elle tous les deux ils tournèrent leur rage.

      Toujours lui dit: »Fuis, je te hais,
      Fuis, te dis-je, adieu, pour jamais!«
      Et Jamais, tout aussi peu sage,
      Lui dit de même sans détours:
»Je te déteste, fuis, fuis, adieu pour toujours!«
Mais, sans se courroucer de leur impertinence,
    Elle, au toupet saisit l'occasion,
Et leur dit: »Vous voyez qu'en cette circonstance,
      Votre signification
      A la plus grande ressemblance.
On est moins ennemis parfois qu'on ne le pense.«
Et tous deux, stupéfaits, n'osent pas dire non;
      Il faut se rendre à l'évidence.

Pour elle, elle eut le prix le plus cher de ses soins:
Ils cessèrent la guerre et se haïrent moins.

Dans les gens de l'humeur la plus antipathique,
      Les esprits les plus divisés,
      Et les cœurs les plus opposés,
Il peut se rencontrer quelque point identique,
      Et souvent, pour les rapprocher
      Il ne faut que le bien chercher.

XIV.
La Pelisse de la Fortune

Ma sœur, tourne-toi par ici.
      Mon Dieu! que ta robe est tachée!
      Eh! quoi, tu veux sortir ainsi!
      Je crains que tu n'en sois fâchée
      Hier j'étais dans un logis
      Où Laure vint rendre visite;
      Elle n'avait à ses habits
      Qu'une tache toute petite.
      Eh bien! chacun le remarqua;
      Tout le monde lui fit la mine.
      Oh! d'elle comme on se moqua!
      Et qu'elle en dut être chagrine!
      Encor un coup, ce n'était rien
      Que cette faible salissure,
      Et néanmoins on la vit bien,
      Et l'on glosa fort, je te jure.
      Comment donc ne verrait-on pas
      Que ta robe en est toute pleine?
      Sur mon honneur, du haut en bas,
      Laïs, elle en a par douzaine.

      — Merci, ma sœur; ce que tu dis
      Je le savais; et plus encore.
      Depuis même, tous ses amis
      Ont honni cette pauvre Laure.
      Ne va pas craindre, cependant,
      Que de mes taches on ne cause.
      Elle, oui; mais moi, c'est différent.
      Moi, vois-tu, c'est une autre chose.
Sois tranquille, ma sœur, petit, moyen, ni grand,
Ne les apercevra; je puis te le promettre.
Je vais partout avec, hardiment, tous les jours.
Comment les verrait-on? Par-dessus j'ai, pour mettre
      Un si beau manteau de velours!...

      Selon l'opinion commune,
      Laïs avait raison; hélas!
      Raison quatre fois plutôt qu'une!
      Sous ses plis, que ne cache pas
      La Pelisse de la Fortune?