Livre Second
 


 


Jean-Pierre Claris de Florian
,

né à Sauve le 6 mars 1755 et mort à Sceaux le 13 septembre 1794
est un auteur dramatique, romancier, poète et fabuliste français.


Source:

Fables de Florian
Pest 1828
CHEZ C. A. HARTLEBEN


Seine Fabeln in der deutschen Sprache!
 

Livre Premier
 

La Fable et la Vérité
Le Bœuf, le Cheval et l'Ane
Le Roi et les deux Bergers
Les deux Voyageurs
Les Serins et le Chardonneret
Le Chat et le Miroir
La Carpe et les Carpillons
Le Calife
La Mort
Les deux Jardiniers
Le Chien et le Chat
Le Vacher et le Garde-Chasse
La Coquette et l'Abeille
L'Éléphant blanc
Le Lierre et le Thym

 
Le Chat et la Lunette
Le jeune Homme et le Vieillard
La Taupe et les Lapins
Le Rossignol et le Prince
L'Aveugle et le Paralytique
Pandore
L'Enfant et le Dattier

 


Fable I.
La Fable et la Vérité

            La Vérité toute nile
            Sortit un jour de son puits.
Ses attraits par le temps étoient un peu détruits.
            Jeunes et vieux fuyoient sa vue.
La pauvre Vérité restoit là morfondue,
Sans trouver un asile où pouvoir habiter.
            A ses yeux vient se présenter
            La Fable richement vêtue,
            Portant plumes et diamants,
            La plupart faux, mais très brillants.
            Eh! vous voilà, bon jour, dit-elle:
Que faites vous ici seule sur un chemin?
La Vérité répond: Vous le voyez, je gèle.
            Aux passants je demande en vain
            De me donner une retraite,
Je leur fais peur à tous. Hélas! je le vois bien,
            Vieille femme n'obtient plus rien.
            Vous êtes pourtant ma cadette,
            Dit la Fable, et, sans vanité,
            Partout je suis fort bien reçue.
            Mais aussi, dame Vérité,
            Pourquoi vous montrer toute nue?
Cela n'est pas adroit. Tenez, arrangeons-nous;
            Qu'un même intérêt nous rassemble:
Venez sous mon manteau, nous marcherons ensemble
            Chez le sage, à cause de vous,
            Je ne serai point rebutée;
            A cause de moi, chez les fous
            Vous ne serez point maltraitée.
Servant par ce moyen chacun selon son goût,
Grâce à votre raison et grâce à ma folie,
            Vous verrez, ma sœur, que partout
            Nous passerons de compagnie.

Fable II.
Le Bœuf, le Cheval et l'Ane

            Un bœuf, un baudet, un cheval,
            Se disputoient la préséance.
Un baudet! direz-vous, tant d'orgueil lui sied mal
A qui l'orgueil sied-il? et qui de nous ne pense
Valoir ceux que le rang, les talents, la naissance,
            Élèvent au-dessus de nous?
            Le bœuf, d'un ton modeste et doux,
            Alléguoit ses nombreux services,
            Sa force, sa docilité;
Le coursier sa valeur, ses nobles exercices,
            Et l'âne son utilité.
Prenons, dit le cheval, les hommes pour arbitres:
En voici venir trois, exposons-leur nos titres.
Si deux sont d'un avis, le procès est jugé.
Les trois hommes venus, notre bœuf est chargé
D'être le rapporteur; il explique l'affaire.
            Et demande le jugement.
Un des juges choisis, maquignon bas-normand,
            Crie aussitôt: La chose est claire,
Le cheval a gagné. Non pas, mon cher confrère,
Dit le second jugeur, c'étoit un gros meunier;
            L'âne doit marcher le premier:
Toat autre avis seroit d'une injustice extrême.
            Oh que nenni, dit le troisième,
Fermier de sa paroisse et riche laboureur,
            Au bœuf appartient cet honneur.
Quoi! reprend le coursier, écumant de colère,
Votre avis n'est dicté que par votre intérêt?
Eh mais, dit le Normand, par quoi donc, s'il vous plaît?
            N'est-ce pas le code ordinaire?

Fable III.
Le Roi et les deux Bergers

Certain monarque un jour déploroit sa misère,
            Et se lamentoit d'être roi:
Quel pénible métier! disoit-il; sur la terre
Est-il un seul mortel contredit comme moi?
Je voudrois vivre en paix, on me force à la guerre;
Je chéris mes sujets, et je mets des impôts;
J'aime la vérité, l'on me trompe sans cesse;
            Mon peuple est accablé de maux,
            Je suis consumé de tristesse:
            Partout je cherche des avis,
Je prends tous les moyens, inutile est ma peine
            Plus j'en fais, moins je réussis.
Notre monarque alors aperçoit dans la plaine
Un troupeau de' moutons maigres, de près tondus,
Des brebis sans agneaux, des agneaux sans leurs mères,
            Dispersés, bêlants, éjperdus,
Et des beliers sans force errant dans les bruyès.
Leur conducteur Guillot alloit, venoit, oooroît,
Tantôt à ce mouton qui gagne la forêt,
Tantôt à cet agneau qui demeure derrière,
            Puis à sa brelns la plus chère;
            Et tandis qu'il est d'un côte
Un loup prend un mouton qu'il emporte bien vite;
            Le beiger court, l'agneau qu'il quitte
            Par une louve est emporté.
            Guillot tout haletant s'arrête,
S'arrache les cheveux, ne sait plus où courir,
            Et de son poing frappant sa tète,
            Il demande au ciel de mourir.
            Voilà bien ma fidèle image!
S'écria le monarque; et les pauvres bergers,
Comme nous autres rois, entourés de dangers,
            N'ont pas un plus doux esclavage:
Cela console un peu. Comme il disoit ces mots,
Il découvre en un pré le plus beau des troupeaux,
Des moutons gras, nombreux, pouvant marcher à peine.
            Tant leur riche toison les gène,
Des béliers grands et fiers, tous en ordre paissants,
Des brebis fléchissant sous le poids de la laine,
            Et de qui la mamelle pleine
Fait accourir de loin les agneaux bondissants.
Leur berger, mollement étendu sous un hêtre,
            Faisoit des vers pour son Iris,
Les chantoit doucement aux échos attendris,
Et puis répétoit l'air sur son hautbois champêtre.
Le roi tout étonné disoit: Ce beau troupeau
Sera bientôt détruit; les loups te craignent guère
Les pasteurs amoureux qui chantent leur bergère;
On les écarte mal avec un chalumeau.
Ah! comme je rirois!... Dans l'instant le loup passe,
            Comme pour lui faire plaisir;
Mais à peine il paroît, que, prompt à le saisir,
            Un chien s'élance et le terrasse
            Au bruit qu'ils font en combattant,
Deux moutons effrayés s'écartent dans la plaine:
            Un autre chien part, les ramène,
Et pour rétablir l'ordre il suffit d'un instant.
Le berger vo joit tout couché dessus l'herbette,
            Et ne quittoit pas sa musette.
            Alors le roi presque en courroux
Lui dit: Comment fais-tu? Les bois sont pleins de loups,
Tes moutons gras et beaux sont au nombre de mille,
            Et, sans en être moins tranquille,
Dans cet heureux état toi seul tu les maintiens!
Sire, dit le berger, la chose est fort facile;
Tout mon secret cons'ste à choisir de bons chiens.

Fable IV.
Les deux Voyageurs

Le compère Thomas et son ami Lubin
Allaient à pied tous deux à la ville prochaine.
       Thomas trouve sur son chemin
       Une bourse de louis pleine;
Il l'empoche aussitôt. Lubin, d'un air content,
       Lui dit: pour nous la bonne aubaine!
       Non, répond Thomas froidement,
Pour nous n'est pas bien dit, pour moi c'est différent.
Lubin ne souffle plus: mais, en quittant la plaine,
Ils trouvent des voleurs cachés au bois voisin.
       Thomas tremblant, et non sans cause.
Dit: Nous sommes perdus! Non, lui répond Lubin,
Nous n'est pas le vrai mot; mais toi c'est autre chose.
Cela dit, il s'échappe à travers les taillis.
Immobile de peur, Thomas est bientôt pris:
       Il tire la bourse et la donne.

Qui ne songe qu'à soi quand sa fortune est bonne,
       Dans le malheur n'a point d'amis.

Fable V.
Les Serins et le Chardonneret

Un amateur d'oiseaux avait, en grand secret,
       Parmi les œufs d'une serine
       Glisse l'oeuf d'un chardonneret.
La mère des serins, bien plus tendre que fine,
Ne s'en aperçut point, et couva comme sien
       Cet œuf qui dans peu vint à bien.
Le petit étranger, sorti de sa coquille,
Des deux époux trompés reçoit les tendres Soins,
       Par eux traité ni plus ni moins
       Que s'il était de la famille.
Couché dans le duvet, il dort le long du jour
A côté des serins dont il se croit le frère,
       Reçoit la béquée à son tour,
Et repose la nuit sous l'aile de la mère.
Chaque oisillon grandit, et, devenant oiseau,
       D'un brillant plumage s'habille;
Le chardonneret seul ne devient point jonquille,
Et ne s'en croit pas moins des serins le plus beau.
       Ses frères pensent tout de même:
Douce erreur qui toujours fait voir l'objet qu'on aime
       Ressemblant à nous trait pouf trait!
Jaloux de son bonheur, un vieux chardonneret
Vient lui dire: Il est temps enfin de vous connaître;
Ceux pour qui vous avez de si doux sentiments
       Ne sont point du tout vos parents.
C'est d'un chardonneret que le sort vous fit naître.
Vous ne fûtes jamais serin: regardez-vous,
Vous avez le corps fauve et la tète écarlate,
Le bec... Oui, dit l'oiseau; j'ai ce qu'il vous plaira
       Mais je n'ai point une ame ingrate,
       Et mon cœur toujours chérira
       Ceux qui soignèrent mon enfance.
Si mon plumage au leur ne ressemble pas bien,
J'en suis fâché; mais leur cœur et le mien
       Ont une grande ressemblance.
Vous prétendez prouver que je ne leur suis rien,
       Leurs soins me prouvent le contraire:
       Rien n'est vrai comme ce qu'on sent.
       Pour un oiseau reconnaissant
       Lu bienfaiteur est plus qu'un père.

Fable VI.
Le Chat et le Miroir

Fhilosophes hardis, qui passez votre vie
A vouloir expliquer ce qu'on n'explique pas,
       Daignez écouter, je vous prie,
       Ce trait du plus sage des chats.
       Sur une table de toilette
       Ce chat aperçut un miroir;
Il y saute, regarue, et d'abord pense voir
       Un de ses frères qui le guette.
Notre chat veut le joindre, il se trouve arrêté.
Surpris, il juge alors la glace transparente,
       Et passe de l'autre côté,
Ne trouve rien, revient, et le chat se présente.
Il réfléchit un peu: de peur que l'animal,
       Tandis qu'il fait le tour, ne sorte,
Sur le haut du miroir il se met à cheval,
Une patte par-ci, l'autre par là; de sorte
       Qu'il puisse partout le saisir.
       Alors, croyant bien le tenir,
Doucement vers la glace il incline la tète,
Aperçoit une oreille, et puis deux.... A l'instant,
       A droite, à gauche, il va jetant
       Sa griffe qu'il tient toute prête:
Mais il perd l'équilibre, il tombe et na rien pris.
       Alors, sans davantage attendre,
Sans chercher plus long-temps ce qu il ne peut comprendre,
Il laisse le miroir et retourne aux souris:
Que m'importe, dit-il, de percer ce mystère?
       Une chose que notre esprit,
Après un long travail, n'entend ni ne saisit,
       Ne nous est jamais nécessaire.

Fable VII.
La Carpe et les Carpillons

Penez garde, mes fils, côtoyez moins le bord,
       Suivez le fond de la rivière;
       Craignez la ligne meurtrière,
Ou l'épervier plus dangereux encor.
C'est ainsi que parlait une carpe de Seine
A de jeunes poissons qui l'écoutaient à peine,
C'etait au mois d'avril: les neiges, les glaçons,
Fondus par les zéphyrs, descendaient des montagnes;
Le fleuve enflé par eux s'élève à gros bouillons,
       Et déborde dans les campagnes.
       Ah! ah! criaient les carpillons.
       Qu'en dis-tu, carpe radoteuse?
       Crains-tu pour nous les hameçons?
Nous voilà citoyens de la mer orageuse;
Regarde: on ne voit plus que les eaux et le ciel,
       Les arbres sont cachés sous l'onde,
       Nous sommes les maîtres du monde,
       C'est le déluge universel.
Ne croyez pas cela, répond la vieille mère:
Pour que l'eau se retire it ne faut qu'un instant:
Ne vous éloignez point, et, de peur d'accident,
Suivez, suivez toujours le fond de la rivière.
Bah! disent les poissons, tu répètes toujours
       Mêmes discours.
Adieu, nous allons voir notre nouveau domaine.
       Parlant ainsi, nos étourdis
       Sortent tous du lit delà Seine,
Et s'en vont dans les eaux qui couvrent le pays.
Qu'arriva-t-il? Les eaux se retirèrent,
       Et les carpillons demeurèrent;
Bientôt ils furent pris
Et frits.

Pourquoi quittoient-ils la rivière?
Pourquoi? Je le sais trop, hélas!
C'est qu'on se croit toujours plus sage que sa mère,
C'est qu'on vent sortir de sa sphère,
C'est que.... c'est que.... Je ne finirais pas.

Fable VIII.
Le Calife

Autrefois dans Bagdad le calife Almamon
Fit bâtir un palais plus beau, plus magnifique,
Que ne le fut jamais celui de Salomon.
Cent colonnes d'albâtre en formaient le portique;
L'or, le jaspe, l'azur, décoraient le parvis;
Dans les appartements embellis de sculpture,
Sous des lambris de cèdre, on voyait réunis
Et les trésors du luxe et ceux de la nature,
Les fleurs, les diamants, les parfums, la verdure,
Les myrtes odorants, les chefs-d'œuvre de l'art,
       Et les fontaines jaillissantes
       Roulant leurs ondes bondissantes
       A côté des lits de brocard.
Près de ce beau palais, juste devant l'entrée,
Une étroite chaumière , antique et délabrée,
D'un pauvre tisserand étoit l'humble réduit.
       Là, content du petit produit
D'un grand travail, sans dette et sans soucis pénibles,
       Le bon vieillard, libre, oublié,
       Couloit des jours doux et paisibles,
       Point envieux, point envié.
       J'ai déjà dit que sa retraite
       Masquait le devant du palais.
Le visir vent d'abord, sans forme de procès,
       Qu'on abatte la maisonnette;
Mais le calife veut que d'abord on l'acbète.
Il fallut obeir: on va chez l'ouvrier,
On lui porte de l'or. Non, gardez votre somme,
       Répond doucement le pauvre homme;
Je n'ai besoin de rien avec mon atelier:
Et, quant à ma maison, je ne puis m'en défaire;
C'est là que je suis né, c'est là qu'est mort mon père;
Je prétends y mourir aussi.
Le calife, s'il veut, peut me chasser d'ici,
       Il peut détruire ma chaumière:
       Mais, s'il le fait, il me verra
Venir, chaque matin, sur la dernière pierre
       M'asseoir et pleurer ma misère.
Je connais Almamon, son cœur en gémira.
Cet insolent discours excita la colère
Du visir, qui voulait punir ce téméraire
Et sur-le-champ raser sa chétive maison.
       Mais le calife lui dit: Non,
J'ordonne qu'à mes frais elle soit réparée;
       Ma gloire tient à sa durée:
Je veux que nos neveux, en la considérant,
Y trouvent de mon régne un monument auguste;
En voyant le palais ils diront: Il fut grand;
En voyant la chaumière ils diront: Il fut juste.

Fable IX.
La Mort

La Mort, reine du monde, assembla, certain jour
       Dans les enfers toute sa cour.
Elle voulait choisir un bon premier ministre
Qui rendit ses Etats encor plus florissans.
       Pour remplir cet emploi sinistre,
Du fond du noir Tartare avancent à pas lents
       La Fièvre, la Goutte et la Guerre.
       C'étaient trois sujets excellons;
       Tout l'enfer et toute la terre
       Rendaient justice à leurs talents.
La Mort leur fit accueil. La Peste vint ensuite.
On ne pouvait nier qu'elle n'eût du mérite,
       Nul n'osait lui rien disputer;
Lorsque d'un médecin arriva la visite.
Et l'on ne sut alors qui devait l'emporter.
       La Mort même était en balance:
       Mais les Vices étant venus,
Dès ce moment la Mort n'hésita plus;
       Elle choisit l'Intempérance.

Fable X.
Les deux Jardiniers

Deux frères jardiniers avaient par héritage
Un jardin dont chacun cultivait la moitié;
       Liés d'une étroite amitié,
       Ensemble ils faisaient leur ménage.
L'un d'eux, appelé Jean, bel esprit, beau parleur,
       Se croyait un très-grand docteur;
       Et monsieur Jean passait sa vie
À lire l'almanach, à regarder le temps
       Et la girouette et les vents.
Bientôt, donnant l'essor à son rare génie,
Il voulut découvrir comment d'un pois tout seul
Des milliers de pois peuvent sortir si vite;
       Pourquoi la graine du tilleul,
Qui produit un grand arbre, est pourtant plus petite
Que la fève, qui meurt à deux pieds du terrain:
       Enfin par quel secret mystère
Cette fève, qu'on sème au hasard sur la terre,
       Sait se retourner dans son sein,
Place en bas sa racine et pousse en haut sa tige.
       Tandis qu'il rêve et qu'il s'afflige
De ne point pénétrer ces importants secrets,
       Il n'arrose point son marais;
       Ses épinards et sa laitue
Sèchent sur pied; le vent du nord luî tue
       Ses figuiers qu'il ne couvre pas.
Point de fruits au marché, point d'argent dans la bourse,
Et le pauvre docteur, avec ses almanachs,
       N'a que son frère pour ressource.
       Celui-ci, dès le grand matin,
Travaillait en chantant quelque joyeux refrain,
Bêchait, arrosait tout du pêcher à l'oseille.
Sur ce qu'il ignorait sans vouloir discourir,
Il semait bonnement pour pouvoir recueillir.
Aussi dans son terrain tout venait à merveille,
Il avait des écus, des fruits et du plaisir.
       Ce fut lui qui nourrit son frère;
       Et quand monsieur Jean tout surpris
S'en vint lui demander comment il savait faire;
Mon ami, lui dit-il, voici tout le mystère:
       Je travaille, et tu réfléchis;
       Lequel rapporte davantage?
       Tu te tourmentes, je jouis;
       Qui de nous deux est le plus sage?

Fable XI.
Le Chien et le Chat

Un chien vendu par son maître
Brisa sa chaîne, et revint
Au logis qui le vit naître.
Jugez de ce qu'il devint
Lorsque, pour prix de son zèle,
Il fut de cette maison
Reconduit par le bâton
Vers sa demeure nouvelle.
Un vieux chat, son compagnon,
Voyant sa surprise extrême,
En passant lui dit ce mot:
Tu croyais donc, pauvre sot,
Que c'est pour nous qu'on nous aime?


Fable XII.
Le Vacher et le Garde-Chasse

Colin gardoit un jour les vaches de son père;
       Colin n'avoit pas de bergère,
Et s'ennuyoit tout seul Le garde sort du bois:
Depuis l'aube, dit-il, je cours dans cette plaine,
Après un vieux chevreuil que j'ai manqué deux fois,
       Et qui m'a mis tout hors d'haleine.
       Il vient de passer par là-bas.
Lui répondit Colin: mais, si vous êtes las,
Reposez-vous, gardez mes vaches à ma place,
       Et j'irai ùân votre chasse;
Je réponds du chevreuil — Ma foi, je le veux bien:
Tiens, voilà mon fusil, prends avec toi mon chien.
       Va le tuer. Colin s'apprête,
S'arme, appelle Sultan. Sultan, quoiqa'à regret,
       Court avec lui vers la forêt.
Le chien bat les buissons: il va, vient, sent, arrête,
Et voilà le chevreuil... Colin impatient
       Tire aussitôt, manque la béte,
       Et blesse le pauvre Sultan.
       À la suite du chien qui crie,
       Colin revient à la prairie.
       Il trouve le garde ronflant;
De vaches, point; elles ëtoient volées.
Le malheureux Colin, s'arrachant les cheveux,
Parcourt en gémissant les monts et les vallées.
Il ne voit rien. Le soir, sans vaches, tout honteux,
       Colin retourne chez son père,
       Et lui cotite en tremblant l'affaire.
Celui-ci, saisissant un bâton de cormier,
Corrige son cher fils de ses folles idées,
       Puis lui dit: Chacun son métier,
       Les vaches seront bien gardés.

Fable XIII.
La Coquette et l'Abeille

Chloé, jeune et jolie, et surtout fort coquette,
       Tous les matins, en se levant,
Se mettait au travail, j'entends à sa toilette;
       Et là, souriant, minaudant,
Elle disait à son cher confident
Les peines, les plaisirs, les projets de son ame.
Une abeille étourdie arrive en bourdonnant.
Au secours! au secours! crie aussitôt la dame:
Venez, Lise, Marton, accourez promptement.
Chassez ce monstre ailé. Le monstre insolemment
       Aux lèvres de Chloé se pose.
Chloé s'évanouit, et Marton en fureur
       Saisit l'abeille et se dispose
À l'écraser. Helas! lui dit avec douceur
L'insecte malheureux, pardonnez mon erreur:
La bouche de Chloé me semblait une rose.
Et j'ai cru... Ce seul mot à Chloé rend ses sens.
Faisons grâce , dit-ell-e, à son aveu sincère
       D'ailleurs sa piqûre est légère;
Depuis qu'elle te parle à peine je la sens.

Que ne fait on passer avec un peu d'encens!

Fable XIV.
L'Éléphant blanc

Dans certains pays de l'Asie
On révère les éléphants,
       Surtout les blancs.
Un palais est leur écurie,
On les sert dans des vases d'or,
Tout homme à leur aspect s'incline vers la terre,
       Et les peuples se font la guerre
       Pour s'enlever ce beau trésor.
Un de ces éléphants, grand penseur, bonne tête,
Voulut savoir un jour d'un de ses conducteurs
       Ce qui lui valait tant d'honneurs,
Puisqu'au fond, comme un autre, il n'était qu'une bête.
Ah! Répond le cornac, c'est trop d'humilité;
       L'on connaît votre dignité,
Et toute l'Inde sait qu'au sortir de la vie
Les âmes des héros qu'a chéris la patrie
       S'en vont habiter quelque temps
       Dans les corps des éléphants blancs.
Nos talapoins l'ont dit, ainsi la chose est sûre.
        — Quoi! Vous nous croyez des héros?
—Sans doute. Et sans cela nous serions en repos,
Jouissant dans les bois des biens de la nature?
— Oui, seigneur. — Mon ami, laisse-moi donc partir,
       Car on t'a trompé, je t'assure;
       Et, si tu veux y réfléchir,
       Tu verras bientôt l'imposture:
       Nous sommes fiers et caressants;
       Modérés, quoique tout-puissants;
       On ne nous voit point faire injure
À plus faible que nous; l'amour dans notre cœur
       Reçoit des lois de la pudeur;
       Malgré la faveur où nous sommes,
Les honneurs n'ont jamais altéré nos vertus:
       Quelles preuves faut-il de plus?
       Comment nous croyez-vous des hommes?


Fable XV.
Le Lierre et le Thym

       Que je te plains, petite plante!
       Disait un jour le lierre au thym:
       Toujours ramper, c'est ton destin;
       Ta tige chétive et tremblante
Sort à peine de terre, et la mienne dans l'air,
Unie au chêne altier que chérit Jupiter,
       S'élance arec lui dans la nue.
Il est vrai, dit le thym, ta hauteur m'est connue;
Je ne puis sur ce point disputer avec toi:
       Mais je me soutiens par moi-même:
Et sans cet arbre, appui de ta faiblesse extrême,
       Tu ramperais plus bas que moi.

Traducteurs, éditeurs, faiseurs de commentaires,
Qui nous parlez toujours de grec ou de latin
       Dans vos discours préliminaires,
       Retenez ce que dit le thym.

Fable XVI.
Le Chat et la Lunette

       Un chat sauvage et grand chasseur
       S'établit, pour faire bombance,
       Dans le parc d'un jeune seigneur
Où lapins et perdrix étaient en abondance.
Là ce nouveau Nembrod, la nuit comme le jour,
À la course, à l'affût également habile,
Poursuivait, attendait, immolait tour à tour
       Et quadrupède et volatile.
Les gardes épiaient l'insolent braconnier:
Mais, dans le fort du bois caclfé près d'un terrier,
       Le drôle trompait leur adresse.
Cependant il craignait d'être pris à la fin,
       Et se plaignait que la vieillesse
       Lui rendît l'oeil moins sûr, moins fin.
Ce penser lui causait souvent de la tristesse;
Ce penser lui causait souvent de la tristesse;
Lorsqu'un jour il rencontre un petit tuyau noir
Garni par ses deux bouts de deux glaces bien nettes:
       C'était une de ces lunettes,
Faites pour l'Opéra, que, par hasard, un soir,
Le maître avait perdue en ce lieu solitaire.
       Le chat d'abord la considère,
La touche de sa griffe, et de l'extrémité
La fait à petits coups rouler sur le côté.
Court après, s'en saisit, l'agite, la remue,
       Etonné que rien n'en sortît.
Il s'avise à la fin d'appliquer à sa vue
Le verre d'un des bouts; c'était le plus petit.
Alors il aperçoit sous la verte coudrette
Un lapin que ses yeux tout seuls ne voyaient pas.
Ah! quel trésor! dit-il en serrant sa lunette,
Et courant au lapin qu'il croit à quatre pas.
Mais il entend du bruit; il reprend sa machine,
S'en sert par l'autre bout, et voit dans le lointain
       Le garde qui vers lui chemine.
       Pressé par la peur, par la faim,
       Il reste un moment incertain,
Hésite, réfléchit, puis de nouveau regarde:
Mais toujours le gros bout lui montre loin le garde,
Et le petit tout près lui fait voir le lapin.
Croyant avoir le temps, il va manger la bête;
Le garde est à vingt pas qui vous l'ajuste au front,
       Lui met deux balles dans la tête,
       Et de sa peau fait un manchon.

Chacun de nous a sa lunette
Qu'il retourne suivant l'objet:
On voit là bas ce qui déplaît,
On voit ici ce qu'on souhaite.

Fable XVII.
Le jeune Homme et le Vieillard

De grâce apprenez moi comment l'on fait fortune,
Demandait à son père un jeune ambitieux.
Il est, dit le vieillard, un chemin glorieux,
C'est de se rendre utile à la cause commune,
De prodiguer ses jours, ses veilles, ses talens,
       Au service de la patrie.
       — Oh! trop pénible est cette vie,
       Je veux des moyens moins brillans.
— Il en est de plus surs, l'intrigue ... — Elle est trop vile.
Sans vice et sans travail je voudrais m'enrichir.
       — Eh bien, sois un simple imbécile,
       J'en ai vu beaucoup réussir.

Fable XVIII.
La Taupe et les Lapins

Chacun de nous souvent connaît bien ses défauts;
       En convenir, c'est autre chose:
On aime mieux souffrir de véritables maux,
       Que d'avouer qu'ils en sont cause,
       Je me souviens à ce sujet
       D'avoir été témoin d'un fait
Fort étonnant et difficile à croire:
       Mais je l'ai vu, voici l'histoire.

       Près d'un bois, le soir, à l'écart,
       Dans une superbe prairie,
Des lapins s'amusaient, sur l'herbette fleurie,
       À jouer au colin-maillard.
Des lapins! direz-vous, la chose est impossible.
Rien n'est plus vrai pourtant: une feuille flexible
Sur les yeux de l'un d'eux en bandeau s'appliquait,
       Et puis sous le cou se nouait.
       Va instant en faisait l'affaire.
Celui que ce ruban privait de la lumière
Se plaçait au milieu; les autres alentour
       Sautaient, dansaient, faisaient merveilles,
       S'éloignaient, venaient tour à tour
       Tirer sa queue ou ses oreilles.
Le pauvre aveugle alors, se retournant soudain,
Sans craindre pot au noir, jette au hasard la patte:
       Mais la troupe échappe à la hâte;
Il ne prend que du vent, il se tourmente en vain,
       Il y sera jusqu'à demain.
       Une taupe assez étourdie,
       Qui sous terre entendit ce bruit,
       Sort aussitôt de son réduit,
       Et se mêle dans la partie.
       Vous jugez que, n'y voyant pas,
       Elle fut prise au premier pas.
Messieurs, dit un lapin, ce serait conscience,
Et la justice veut qu'à notre pauvre soeur
       Nous fassions un peu de faveur;
       Elle est sans yeux et sans défense,
Ainsi je suis d'avis .... Non, répond avec feu
La taupe, je suis prise, et prise de bon jeu;
Mettez-moi le bandeau. — Très volontiers, ma chère,
Le voici: mais je crois qu'il n'est pas nécessaire
       Que nous serrions le noeud bien fort.
— Pardonnez-moi, monsieur, reprit-elle en colère,
Serrez bien, car j'y vois .... Serrez, j'y vois cncor.

Fable XIX.
Le Rossignol et le Prince

       Un jeune prince, avec son gouverneur,
       Se promenait dans un bocage,
       Et s'ennuyait, suivant l'usage;
       C'est le profit de la grandeur.
Un rossignol chantait sous le feuillage:
Le prince l'aperçoit, et Te trouve charmant;
Et, comme il était prince, il veut dans le moment
       L'attraper et le mettre en cage.
       Mais pour le prendre il fait du bruit.
           Et l'oiseau fuit
Pourquoi donc, dit alors son altesse en colère,
       Le plus aimable des oiseaux
Se tient-il dans les bois, farouche et solitaire,
Tandis que mon palais est rempli de moineaux?
C'est, lui dit le Mentor, afin de vous instruire
       De ce qu'un jour vous devez éprouver:
       Les sots savent tous se produire;
Le mérite se cache, il faut l'aller trouver.

Fable XX.
L'Aveugle et le Paralytique

       Aidons-nous mutuellement,
La charge des malheurs en sera plus légère;
       Le bien que l'on fait à son frère
Pour le mal que l'on souffre est un soulagement.
Confucius l'a dit; suivons tous sa doctrine:
Pour la persuader aux peuples de la Chine,
       Il leur contoit le trait suivant.

       Dans une ville de l'Asie
       Il existait deux malheureux,
L'un perclus, l'autre aveugle, et pauvres tous les deux.
Ils demandaient au ciel de terminer leur vie:
       Mais leurs cris étaient superflus,
Ils ne pouvaient mourir. Notre paralytique,
Couché sur un grabat dans la place publique,
Souffrait sans être plaint; il en souffrait bien plus.
       L'aveugle, à qui tout pouvait nuire,
       Etait sans guide, sans soutien,
       Sans avoir même un pauvre chien
       Pour l'aimer et pour le conduire.
       Un certain jour il arriva
Que l'aveugle à tâtons, au détour d'une rue,
       Près du malade se trouva;
Il entendit ses cris, son ame en fut émue.
       Il n'est tels que les malheureux
       Pour se plaindre les uns les autres.
J'ai mes maux, lui dit-il, et vous avez les vôtres:
Unissons-les, mon frère, ils seront moins affreux.
Hélas! dit le perclus, vous ignorez, mon frère,
       Que je ne puis faire un seul pas;
       Vous-même vous n'y voyez pas:
À quoi nous servirait d'unir notre misère?
À quoi? répond l'aveugle, écoutez: à nous deux
Nous possédons le bien à chacun nécessaire;
       J'ai des jambes, et vous des yeux:
Moi, je vais vous porter; vous, vous serez mon guide:
Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés;
Mes jambes, à leur tour, iront où vous voudrez.
Ainsi, sans que jamais notre amitié décide
Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,
Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi.


Fable XXI.
Pandore

       Quand Pandore eut reçu la vie,
Chaque dieu de ses dons s'empressa de l'orner.
       Vénus, malgré sa jalousie,
Détacha sa ceinture et vint la lui donner.
Jupiter, admirant cette jeune merveille,
Craignait pour les humains ses attraits enchanteurs.
Vénus rit de sa crainte, et lui dit à l'oreille:
       Elle blessera bien des coeurs;
       Mais j'ai caché dans ma ceinture
       Les caprices pour affaiblir
       Le mal que fera sa blessure,
       Et les faveurs pour en guérir.

Fable XXII.
L'Enfant et le Dattier

       Non loin des rochers de l'Atlas,
Au milieu des déserts où cent tribus errantes
Promènent au hasard leurs chameaux et leurs tentes,
Un jour, certain enfant précipitait ses pas.
C'était le jeune fils de quelque musulmane
       Qui s'en allait en caravane.
Quand sa mère dormait, il courait le pays.
Dans un ravin profond, loin de l'aride plaine,
       Notre enfant trouve une fontaine,
Auprès, un beau dattier tout couvert de ses fruits.
O quel bonheur! dit-il, ces dattes, cette eau claire,
M'appartiennent; sans moi, dans ce lieu solitaire,
       Ces trésors cachés, inconnus,
       Demeuraient à jamais perdus.
Je les ai découverts, ils sont ma récompense.
Parlant ainsi, l'enfant vers le dattier s'élance,
Et jusqu'à son sommet tâche de se hisser.
       L'entreprise était périlleuse;
L'écorce tantôt nue, et tantôt raboteuse,
Lui déchirait les mains ou les faisait glisser.
Deux, fois il retomba; mais, d'une ardeur nouvelle,
       Il recommence de plus belle,
       Et parvient, enfin, haletant,
       À ces fruits qu'il désirait tant.
       Il se jette alors sur les dattes,
Se tenant d'une main, de l'autre fourrageant,
                 Et mangeant
       Sans choisir les plus délicates.
       Tout à coup voilà notre enfant
       Qui réfléchit et qui descend.
       Il court chercher sa bonne mère,
       Prend avec lui son jeune frère,
Les conduit au dattier. Le cadet incliné,
       S'appuyant au tronc qu'il embrasse,
       Présente son dos à l'aîné;
       L'autre y monte, et de cette place,
Libre de ses deux bras, sans efforts, sans danger,
Cueille et jette les fruits; la mère les ramasse,
Puis sur un linge blanc prend soin de les ranger.
La récolte achevée, et la nappe étant mise,
       Les deux frères tranquillement,
Souriant à leur mère au milieu d'eux assiso,
Viennent au bord de l'eau faire un repas charmant.

De la société ceci nous peint l'image:
Je ne connais de biens que ceux que l'on partage.
Coeurs dignes de sentir Je prix de l'amitié,
       Retenez cet ancien adage:
       Le tout ne vaut pas la moitié.