Fable I. 
					Le Jugement de Satan 
					 
					           Pour savoir quel heureux démon 
					Nommerait notre siècle et serait son patron, 
					           Dans l'infernale pétaudière 
					           Satan tenait sa cour plénière. 
					Parmi les candidats qui briguaient cet honneur, 
					     L'Ambition vint s'offrir la première. 
					C'était dans sa nature; et l'Intrigue, sa soeur, 
					           Ne demeura point en arrière. 
					Elles avaient des droits qu'on ne peut contester; 
					Et Satan prit plaisir à les féliciter 
					
					
					Du mal qu'elles faisaient à l'humaine cohue. 
					           Mais de Sa Majesté cornue 
					Le choix entre les deux paraissait hésiter, 
					Quand le démon de l'Or, qu'à la race hébraïque, 
					Sous la forme d'un veau fit adorer Aaron, 
					Que chez les Philistins on appelait Mammon, 
					           Et Plutus dans la Grèce antique, 
					Revendiqua l'honneur de nous donner son nom. 
					 
					
					
					»L'Ambition, dit-il, nous est utile et chère; 
					Elle est plus que jamais digne de ta faveur; 
					           Elle est mesquine, tracassière, 
					Bavarde, industrielle, et se fait douanière. 
					Elle n'a plus enfin noblesse ni grandeur, 
					     Et t'appartient désormais tout entière. 
					L'Intrigue est digne aussi des faveurs de mon roi. 
					Sur le siècle, à toute heure, elle accroît son empire. 
					Il n'est peut-être pas un honneur, un emploi, 
					           Qu'elle ne donne ou ne retire. 
					           Mais toutes deux, il faut le dire, 
					
					
					           Ne travaillent plus que pour moi. 
					Des hommes de ce temps je suis la seule idole. 
					     Le plus modeste et le moins altéré, 
					Sans étancher la soif dont il est dévoré, 
					           Avalerait tout le Pactole. 
					Le siècle est donc à moi. Qui pourrait réclamer, 
					Me disputer enfin l'honneur de le nommer? 
					 
					
					
					— Moi, dit la Vanité, moi, dont la tyrannie 
					Fait de l'homme un esclave, et tourmente sa vie. 
					Je connais ton pouvoir; je sais que les mortels, 
					           Insatiables de richesses, 
					Pour amasser de l'or feraient maintes bassesses; 
					Mais c'est pour me l'offrir sur mille et mille autels, 
					Pour briller, pour paraître et lutter d'élégance, 
					Pour s'effacer l'un l'autre en somptuosité; 
					           Et grâce à moi, jusqu'à l'extravagance 
					Par un luxe sans frein le siècle est emporté: 
					C'est moi dont les conseils ruinent les familles; 
					     Qui, pour un châle, une robe, un rubis, 
					
					
					           Contre les pères, les maris, 
					           Arme les femmes et les filles; 
					Moi, qui d'or et de stuc surcharge l'atelier 
					           Du tailleur et de la modiste, 
					           Les salons du limonadier; 
					Moi, par qui l'artisan se transforme en artiste, 
					    Et le bourgeois en comte ou chevalier; 
					           C'est moi qui trouble et qui divise 
					Ministres, députés, guerriers et courtisans, 
					           Les poëtes et les savants, 
					           L'État et les hommes d'église; 
					           Moi, par qui les opinions 
					Sont, comme l'égoïsme, intraitables, hautaines; 
					           Moi, qui nourris des factions 
					           Les espérances et les haines.« 
					 
					
					
					Elle en eût dit jusqu'au surlendemain, 
					           Si la satanique assistance 
					           N'avait, par des bravos sans fin, 
					           Interrompu son éloquence. 
					Tous ses rivaux en perdirent l'esprit; 
					           Et Satan, par un bel édit 
					           Paraphé de sa griffe noire. 
					Prononça que le siècle, à sa barre eite, 
					     Serait nommé, dans l'infernal grimoire 
					           Le Siècle de la Vanité. 
					
					
					 
					
					
					           C'était juger en conscience; 
					           Et l'on sait que l'esprit du mal 
					           Choisit bien mieux que son rival 
					           Les instruments de sa puissance. 
					 
					Fable II. 
					La Poule, le 
					Renard et le Chasseur 
					
					
					(1815) 
					 
					
					
					Une poule paissait et ne songeait qu'à paître: 
					Un renard fond sur elle, et, sans perdre un instant, 
					           Lui donné quelques coups de dent. 
					       La poule crie; et , dans ce cas, peut-être 
					      Chacun de nous en aurait fait autant, 
					      Quand un chasseur vient à paraître. 
					Il ajuste mon drôle, et la charge qui part 
					Casse l'aile à la poule et l'épaule au renard. 
					
					
					       Les voilà gisants sur la paille, 
					Et gémissant tous deux de leur funeste sort. 
					C'est toi, dit le renard, misérable canaille, 
					           C'est toi qui me causes la mort. 
					— Grand merci! dit la poule, en faisant un effort 
					Pour s'éloigner encor de la bête ennemie; 
					           Je devais souffrir sans crier, 
					           Peut-être vous remercier  
					Et me laisser croquer par votre seigneurie.« 
					           Le chasseur finit l'entretien. 
					Il les prit tous les deux, mit la poule à la broche, 
					De la peau du renard se fit une sacoche, 
					           Et donna la bête à son chien. 
					 
					
					
					Ma poule, c'est le peuple, éternelle victime 
					        De qui le dévore ou l'opprime; 
					Et fort souvent aussi de qui veut le venger. 
					Mon renard appartient, dût-on m'en faire un crime, 
					           Au vieux comme au nouveau régime. 
					Quant à celui qui mange ou qui fait tout manger, 
					
					
					Chacun le nomme et maudit sa visite; 
					Je vous conseille, en bon Français, 
					De le renvoyer au plus vite, 
					Et qu'il n'y revienne jamais. 
					 
					
					
					Fable III. 
					Le Serpent converti 
					
					
					(1815) 
					 
					
					
					           En l'absence du roi lion, 
					Le peuple quadrupède, en proie à l'anarchie, 
					    Sur tous les daims et chevreuils de l'Asie 
					           Exerçait sa proscription. 
					Un serpent fort disert épuisait sa faconde 
					           A prouver que tous ces proscrits, 
					Et même les lions, étaient de vrais bandits; 
					           Qu'il fallait en purger le monde. 
					
					
					Ses méfaits répondaient à son inimitié: 
					Chevreuils et lionceaux trouvés sur son passage 
					           Étaient dévorés sans pitié. 
					Un autre temps survint: la Fortune est volage. 
					           Le roi lion fut rétabli. 
					Les proscrits à la cour reprirent l'avantage, 
					           Et notre serpent converti 
					     Changea de rôle et de langage. 
					 
					
					
					Il faut vivre pourtant, les serpents sont gloutons. 
					Celui-ci retomba sur les pauvres moutons, 
					     Sur les lapins et sur les lièvres. 
					»Je te croyais changé, lui dit un écureuil. 
					— Sans doute, répond-il en se léchant les lèvres: 
					Vois, je ne mange plus de daim ni de chevreuil; 
					Ce sont gens comme il faut, vrais amis de nos mai très; 
					      Mais les moutons sont des séditieux; 
					           Les lapins sont des factieux, 
					Et tous les lièvres sont des traîtres.« 
					
					
					Notre siècle est rempli de ces faux pénitents; 
					Et de maint prescripteur ma fable est la peinture. 
					Je les vois aujourd'hui tels que dans d'autres temps; 
					Ils ont changé de peau, mais non pas de nature: 
					           Ils sont toujours restés serpents. 
					 
					Fable IV. 
					Les trois Chevaux 
					à l'hôpital 
					 
					L'industrie et les arts ont fait tant de conquêtes, 
					Qu'à l'égal des humains traitant les animaux, 
					On a des médecins de chiens et de chevaux, 
					           Et qu'enfin pour toutes les bêtes 
					           On a créé des hôpitaux. 
					Dans un de ces réduits, non loin de la barrière, 
					Trois chevaux attaqués de trois maux différents 
					           Étaient confiés aux talents 
					           D'un Galien vétérinaire. 
					           A qui mange du même foin 
					           On ressent bientôt le besoin 
					           De conter sa propre infortune: 
					           La communauté du malheur 
					           Amène une pitié commune, 
					           Et toute plainte a sa douceur. 
					 
					Un jour, las de brouter, d'errer sur la prairie, 
					A l'ombre d'un ormeau, dont ils s'étaient frottés, 
					           Nos trois malades arrêtés 
					Se contèrent ainsi les travaux de leur vie. 
					»Je fus, dit le premier, un artiste fameux. 
					Admis chez Franconi dès l'âge le plus tendre, 
					           J'ai fait tous les sauts périlleux, 
					Tous les tours, en un mot, qu'il a voulu m'apprendre. 
					A travers les pétards, les flammes, les guerriers, 
					Je faisais admirer mon courage héroïque: 
					Je dansais avec grâce, et sentais la musique. 
					      On me nommait le phénix des coursiers, 
					           Le Vestris du Cirque-Olympique. 
					Dans l'arène où vingt ans a brillé mon savoir, 
					Les applaudissements accueillaient mon entrée: 
					Paris, l'Europe entière accouraient pour me voir, 
					Et lorsque de mon nom l'affiche était parée, 
					           On était sûr d'une chambrée.« 
					 
					Le second, lui jetant un regard dédaigneux, 
					Recule de trois pas, dresse une tête altière, 
					Et dit: »Les bords du Nil ont nourri mes aïeux; 
					Une jument arabe est mon illustre mère. 
					Par un héros français, dans le Caire acheté, 
					Et par un beau vaisseau dans Marseille apporté, 
					J'ai des grands de la cour hanté les écuries. 
					Sur mon dos un matin l'Empereur est monté. 
					Dix fois de Malmaison j'ai brouté les prairies. 
					Ayant changé de maître, ainsi que ses palais, 
					Et, comme ses flatteurs, fidèle aux Tuileries, 
					           J'ai dans quatre cérémonies, 
					D'un écuyerdu roi revêtu le harnais. 
					Austerlitz, Jéna, Wagram, m'ont vu combattre; 
					J'ai vu tonner le bronze et n'en ai point frémi: 
					Et ces combats sanglants, mon cher petit ami, 
					           N'étaient pas des jeux de théâtre. 
					 
					— Ma foi,« dit un troisième, en riant de tous deux, 
					»Le Sort ne m'a pourvu de talents ni d'ancêtres; 
					Je n'ai pas eu des rois ou des héros pour maîtres; 
					           Et je n'ai servi que des gueux. 
					Un pauvre laboureur me nourrit au village. 
					J'ai traîné son fumier, ses choux et son fourrage; 
					           J'ai porté son beurre à Paris. 
					           J'étais heureux dans mon taudis. 
					Un coup de pied fatal me fit mettre en disgrâce. 
					Pour vingt ou trente écus par un fiacre acheté, 
					Mal peigné, mal nourri, mais surtout bien fouetté, 
					J'ai roulé trois hivers son carrosse de place. 
					Mon destin, je le vois, excite vos mépris, 
					           Vous dédaignez un pauvre diable. 
					           Mon métier fut moins honorable; 
					Mais il fut plus utile, et je m'en applaudis. 
					Mon sort dans quelques jours sera pareil ou votre; 
					Vous êtes comme moi promis à l'écorcheur, 
					Et nos cuirs, vendus au tanneur, 
					Ne vaudront pas mieux l'un que l'autre.« 
					 
					Fable V. 
					La Serpe et le 
					petit Ormeau 
					 
					A tondre un bois taillis une serpe occupée, 
					           Arriva sur une cépée, 
					     Où se groupaient trente jeunes ormeaux, 
					Qui, pendus au sommet d'une roche escarpée, 
					Sur un profond abîme étendaient leurs rameaux. 
					L'abord en faisait peur même aux plus intrépides, 
					Et la serpe hésitait à finir son labeur, 
					Quand, avisant un jet dont la souple vigueur 
					           Promettait un appui solide, 
					      Elle lui tint ce langage flatteur: 
					»Pourquoi rester perdu dans ton vil entourage? 
					S'il ne gênait ainsi ton essor glorieux, 
					Ta tête grande et forte irait toucher les cieux; 
					Tu deviendrais l'honneur de ce beau paysage. 
					Permets au bûcheron qui me prête son bras 
					           D'appuyer son pied sur ta tige; 
					Et bientôt, délivré de tous ces embarras, 
					           Tu grandiras comme un prodige.« 
					 
					           Le futur géant du canton 
					De ce noble avenir accepte l'espérance, 
					           Et sous le pied du bûcheron 
					           S'incline avec reconnaissance. 
					Grands et petits drageons, tout tombe à ses côtés 
					           Tous ses rivaux sont écartés. 
					Au grand jour, au grand air il s'étale, il respire; 
					           Dans les eaux du fleuve il se mire, 
					Et s'enivre déjà de ses prospérités. 
					           Mais la serpe, en faisant retraite, 
					L'a payé des secours qu'il a si bien prêtés: 
					Près de ses compagnons un dernier coup le jette, 
					Et le même fagot les a tous emportés. 
					 
					Ceci va droit à vous, caméléons dociles, 
					      Qui, dans les temps en vengeances fertiles, 
					A fouler vos amis aidez vos oppresseurs; 
					           De l'ennemi qui vous caresse 
					Vous connaîtrez un jour les éloges menteurs. 
					Aux traîtres rarement on garde sa promesse. 
					La haine des vaincus, le mépris des vainqueurs, 
					           Voilà le prix de leur bassesse. 
					 
					Fable VI. 
					La Poule el l'Alouette 
					 
					           Dans un vallon chargé d'épis, 
					Sous l'abri protecteur de la moisson flottante, 
					           Une alouette prévoyante 
					           Avait déposé ses petits. 
					Une poule, en ce lieu paissant à l'aventure, 
					La rencontre au moment où, volant à leurs cris 
					           Le bec chargé de nourriture, 
					           Elle regagnait son logis. 
					           »Heureuse mère,« lui dit-elle, 
					           »Tu les réchauffes de ton aile: 
					Tu jouis en repos des fils qui te sont chers; 
					Tu les nourris sans trouble; et ta jeune famille, 
					Avant que la moisson tombe sous la faucille, 
					           Aura pris l'essor dans les airs. 
					Et moi, je cherche en vain où cacher ma couvée; 
					A peine ai-je pondu qu'elle m'est enlevée; 
					Et l'avare fermier me prive chaque jour 
					           Des tristes fruits de mon amour. 
					           — Je ressens ta douleur amère,« 
					           Lui répond la fille des champs; 
					           »Mais ne t'en prends qu'à toi, ma chère. 
					A peine as-tu connu le plaisir d'être mère, 
					Que tu fais retentir les échos de tes chants. 
					Ton orgueil te décèle au fermier qui t'épie. 
					           Ne cherchons point à faire envie. 
					Cachons notre bonheur pour en jouir longtemps. 
					On le risque toujours quand on s'en glorifie.« 
					 
					Fable VII. 
					Les Chiens et le 
					vieux Soldat 
					 
					Sur les traces d'un cerf dans la plaine lancée, 
					Détalait en jappant une meute exercée. 
					Les sons bruyants du cor excitaient son ardeur 
					           Et d'une curée abondante 
					           Flattant cette meute aboyante, 
					           La voix perçante du piqueur, 
					       Par maint éloge et par mainte promesse, 
					Des chiens impatients redoublait la vitesse: 
					           »Bravo, Rougeot! bravo, Tayaut! 
					           A toi, Diane! à toi, Gerfaut! 
					Le cerf est aux abois; courage! il faut le prendre 
					           Pousse, Carlin; pousse, Pataud! 
					Vous en aurez; il raie, il est près de se rendre.« 
					           Et les braves chiens de courir, 
					           Et le pauvre cerf de frémir. 
					Bref, la meute triomphe et la bête est forcée. 
					Sur le gazon sanglant la voilà terrassée; 
					           Et soudain les heureux limiers, 
					Sur la foi du piqueur attaquant cette proie, 
					Fondent, en glapissant et trépignant de joie, 
					           Sur son échine et ses quartiers. 
					 
					Mais, le fouet à la main, le piqueur se présente. 
					     »Tout beau, coquins! arrêtez, attendez!« 
					           Crie alors sa voix menaçante; 
					           Et sur les chiens affriandés 
					Frappe à coups redoublés sa lanière sifflante. 
					Les conquérants du cerf n'en auront un morceau 
					Qu'après les longs ennuis d'une pénible attente. 
					Us se hâtent de fuir le fouet de leur bourreau, 
					Et, contemplant de loin leur victime expirante, 
					           Le dos blessé, la gueule haletante, 
					           Tirent la langue ou lèchent leur museau. 
					 
					L'un des chiens, dont la patte, en ce combat meurtrie, 
					A peine soutenait sa fuite appesantie, 
					     En clopinant vint se réfugier 
					Sous la jambe de bois d'un pauvre grenadier, 
					      Qui, parhasard, témoin de cette scène, 
					           Se reposait au pied d'un chêne. 
					Viens, mon pauvre Tayaut,« lui dit le vieux soldat: 
					»Nous avons fait tous deux un métier fort ingrat. 
					On nous promet beaucoup lorsque sous la mitraille 
					           Il faut charger les ennemis. 
					J'ai laissé, comme toi, ma patte à la bataille, 
					Et l'on n'a point tenu ce qu'on m'avait promis. 
					La chasse a ses piqueurs, la guerre a ses commis. 
					Le gain n'est pas toujours pour celui qui travaille.« 
					 
					Fable VIII. 
					Les Horloges de 
					Charles-Quint 
					 
					           Lassé du trône et de la cour, 
					Jeté par ses ennuis au fond d'un monastère, 
					           Dans ce calme et pieux séjour, 
					Charles-Quint s'ennuyait de n'avoir rien à faire. 
					Il prit pour passe-temps la lime et le ciseau. 
					C'était moins lourd qu'un sceptre; et de ses mains savantes 
					      Il façonna quatre horloges sonnantes, 
					Qu'il rangea devant lui sur le même trumeau. 
					           Mais leurs aiguilles discordantes 
					Ne furent pour ses yeux qu'un supplice nouveau. 
					En vain à les régler s'exerçait son génie; 
					           Il les accordait le matin, 
					Le soir, chacune allait suivant sa fantaisie. 
					    Il y perdit son temps et son latin. 
					 
					Il en prit de l'humeur, et sa main un peu rude 
					En éclats à ses pieds fit choir l'un des cadrans. 
					     Pardonnez-lui ce péché d'habitude: 
					           Il avait régné quarante ans. 
					Celui-ci fut très-court. Il rit de sa folie. 
					»Moi, qui n'ai pu,« dit-il, »accorder de ma vie 
					           Catholiques et protestants, 
					           Mes ministres, mes lieutenants, 
					           Mon Espagne et ma Germanie, 
					           Entre les œuvres de mes mains, 
					Insensé, je voudrais établir l'harmonie, 
					Quand Dieu, dont la puissance est, dit-on, infinie, 
					N'a pu mettre l'accord quatre cerveaux humains!« 
					Charles-Quint, à ces mots, reprenant son bréviaire, 
					           Se rassit et lit sa prière. 
					L'art a, depuis ce temps, grandement cheminé. 
					           Les Breguets ont discipliné 
					           Leurs créatures mécaniques; 
					           Mais des horloges politiques 
					           Le Breguet encor n'est pas né. 
					 
					Fable IX. 
					Le Lion et ses 
					Familièrs 
					 
					Un grand à nos dépens aime souvent à rire; 
					Mais n'oubliez jamais qu'il veut être flatté. 
					Craignez même, en jouant, de blesser sa fierté 
					           Évitez de le contredire; 
					Et s'il se vante à vous d'aimer la vérité, 
					           Sachez, ce qu'on gagne à la dire. 
					Un lion, roi d'Asie, avait pour confidents 
					Un renard, vieux routier parmi les courtisans, 
					Ainsi qu'un épagheul, pétri de bonhomie, 
					Fidèle serviteur, n'aimant point à demi, 
					Pour son maitre cent fois prêt à risquer sa vie, 
					Mais flatteur maladroit autant que bon ami. 
					 
					Le lion les comblait de biens et de caresses; 
					    Mais sans raison, sans pitié, sans égard, 
					Sur eux à chaque instant lançait quelque brocard. 
					Il était né railleur: tout prince a ses faiblesses. 
					Le renard souffrait tout; et de Sa Majesté 
					Vantait l'esprit joyeux, la gaité débonnaire. 
					Des traits les plus malins il était enchanté; 
					Et plus on l'accablait, plus il semblait s'y plaire. 
					           L'épagneul boudait, au contraire. 
					Ce passe-temps cruel et ce ton ricaneur 
					Décelaient à ses yeux un méchant caractère; 
					Ce travers affligeait son amitié sévère, 
					           Moins pour lui que pour son seigneur. 
					Nouveau Sully, souvent il montrait de l'humeur, 
					           Et quelquefois de la colère. 
					 
					Un soir, après souper, plus gai qu'à l'ordinaire: 
					»Pourquoi,« dit le lion, »nous gêner entre nous? 
					Se connaissez-vous pas le cœur de votre maitre? 
					Raillez sur votre ami, le roi n'y veut pas être. 
					Riez de mes défauts, comme je ris de vous.« 
					Le crédule épagneul se prit à ce langage, 
					Et soit pour se venger des brocards du lion, 
					           Soit pour donner une leçon, 
					Mêlant à tout propos son malin caquetage, 
					Il usa largement de la permission. 
					Le lion fit d'abord très-bonne contenance; 
					Mais il roula bientôt des yeux étincelants; 
					De sa queue agitée il fatigua ses flancs; 
					           Et perdit enfin patience, 
					Lorsque sur un agneau, par sa mère égaré, 
					           Et par le lion dévoré, 
					S'exerça du railleur la maligne imprudence. 
					»Je suis donc un barbare, un horrible tyran! 
					Le carnage et l'effroi régnent dans ma tanière!« 
					Dit-il en se levant et dressant sa crinière. 
					 
					»Vous! Sire,« interrompit le renard courtisan, 
					   Qui, jusque-là se tenant en arrière, 
					Se serait bien gardé de railler un sultan; 
					»Vous, un barbare! O ciel! Et qui pourrait le croire 
					           Vos sujets, bénissent vos lois; 
					           Vous êtes le meilleur des rois; 
					     Et des lions votre règne est la gloire.« 
					 
					»— Je le croyais du moins,« reprit le potentat. 
					»Mais qui peut nous sauver des traits de la satireß 
					Voyez comme il me traite, écoutez cet ingrat; 
					Je plaisante avec lui, sa langue me déchire, 
					En tous lieux cependant il se dit mon ami. 
					Fiez-vous aux serments, croyez à l'apparence; 
					Voilà ce que nous vaut l'excès de la clémence. 
					Que m'aurait dit de plus mon plus grand ennemi.« 
					L'épagneul veut répondre, espérance frivole 
					Le roi d'un coup de dent lui coupe la parole; 
					Et, couvrant ses fureurs d'un voile d'équité, 
					     A son orgueil sa vengeance l'immole, 
					Et le renard encor célèbre sa bonté. 
					 
					Fable X. 
					Le Chêne el le 
					Tournesol 
					 
					Auprès d'un jeune chêne, espoir d'un beau jardin, 
					Mais dont la tige frêle et le rare feuillage 
					           Sur quelques palmes de terrain 
					           Traçaient à peine leur ombrage, 
					      Un tournesol tranchait de l'important; 
					           Et, fier de sa prompte croissance, 
					           Etalait avec arrogance 
					De ses soleils dorés le panache éclatant. 
					           »Vois,« disait-il au jeune chêne,« 
					»L'été qui m'a fait naitre est encor radieux, 
					Et ma tête s'élève au-dessus de la tienne; 
					Quatre saisons de plus, et j'atteindrai les cieux. 
					Mais toi, race d'arbuste, à ramper condamnée, 
					Le plus hardi jouteur n'oserait t'opposer 
					Au râteau du manant qui me vient arroser; 
					Et cependant trois fois tu vis naître l'année. 
					 
					»—Cent fois,« répond le chêne, »elle ouvrira son cours, 
					           Et mon front sera jeune encore: 
					J'ai des siècles à vivre, et tu comptes par jours. 
					Ton âge n'ira point à la centième aurore; 
					L'hiver me vengera de ton superbe espoir; 
					           Jouis de ta gloire éphémère. 
					J'ai vu déjà mourir ton aïeul et ton père. 
					Qui s'élève trop vite est plus prompt à déchoir.« 
					 
					           La menace ne fut point vaine. 
					           L'automne de sa froide haleine 
					Flétrit de l'orgueilleux la tige et les soleils; 
					     Un coup de bèche en termina l'histoire, 
					Et le chêne vengé vit expirer sa gloire 
					Sur le fumier voisin, tombeau de ses pareils. 
					 
					J'ai vu des tournesols au Parnasse, à l'armée, 
					Grandis par les salons, les prôneurs, les journaux 
					S'éblouir de leur vogue, et, gorgés de fumée, 
					           Traiter les chênes d'arbrisseaux; 
					      Ils ont vécu plus que leur renommée. 
					 
					Fable XI. 
					La Basse-Cour 
					 
					Dans une basse-cour vivait en république 
					Une foule d'oiseaux de plumages divers. 
					J'admirais leur destin, leur humeur pacifique. 
					»Ils n'ont, disais-je en moi, ni vices ni travers. 
					Les besoins de l'État, sa gloire ou ses revers, 
					           N'échauffent point leur bile politique. 
					Ils pairont, il est vrai, l'impôt du cuisinier. 
					Chaque peuple a son lise, ses commis et sa taille. 
					           Mais le bonheur de la volaille 
					Est de ne pas savoir qu'elle ait rien à payer. 
					Sans soin du lendemain, et surtout sans envie, 
					     En liberté chacun cherche sa vie. 
					L'amour seul quelquefois y produit des débats; 
					           Et la cause en est trop jolie 
					Pour que notre raison ne les excuse pas.« 
					 
					Tandis qu'à ces pensers je me livrais tout bas 
					La fermière parait, et toute la famille, 
					Accourant à ses cris d'un et d'autre côté, 
					           Se jette avec avidité 
					Sur le grain qu'à ses pieds la maitressc éparpille. 
					Quel changement, ô ciel! quel appétit glouton! 
					Quel tumulte confus! On se bat, on se pille. 
					La poule à coups de bec repousse le pigeon: 
					Le canard à la poule enlève une becquée; 
					La pintade plus loin dérobe le chapon; 
					           Et par l'imbécile dindon, 
					Elle voit à son tour sa pitance escroquée. 
					Plus orgueilleux, plus fort, et surtout plus gourmand, 
					De la queue et du bec se faisant faire place, 
					Le paon au milieu d'eux occupe un large espace, 
					Vit aux dépens de tous, et, toujours mécontent, 
					           Il les insulte et les menace. 
					Soyons justes pourtant, même envers les oiseaux, 
					De ses jeunes poussins une mère entourée, 
					Les nourrit, les défend du bec de leurs rivaux, 
					Et ne prend qu'après eux sa part de la curée. 
					Mais le reste à l'envi s'arrache les morceaux, 
					Tandis que, sur les toits piaulant de jalousie, 
					           Un essaim de pauvres moineaux 
					Attend, pour s'approcher, que leur faim assouvie 
					      De leur diner lui laisse une partie. 
					 
					Par ma foi! m'écriai-je, ils sont dignes de nous. 
					           La basse-cour est, comme l'autre. 
					Le monde volatile est l'image du nôtre; 
					L'intérêt n'y connaît de frère ni d'époux. 
					Prêtre, noble, robin, bourgeois ou militaire, 
					Tout animal qui mange est rapace et jaloux. 
					           Un peu de grain, d'or ou de terre, 
					           Est partout un sujet de guerre, 
					           Et la force est le droit de tous. 
					 
					Fable XII. 
					La Rivière el le 
					Torrent 
					 
					     Une rivière aux fertiles rivages 
					Roulait ses flots d'azur a travers des vallons 
					     Q'embellissaient d'abondantes moissons, 
					Et des prés verdoyants, et de riants bocages. 
					Un torrent, qui comptait au rang de ses vassaux, 
					Enfant impétueux des montagnes voisines, 
					Se plaignait que l'été vint tarir ses canaux, 
					           Dessécher ses tristes collines; 
					     Et, languissant sur son lit de cailloux, 
					          Du fond de ses mares fétides 
					Jetait sur la rivière et ses ondes limpides 
					          Un œil d'envie et de courroux; 
					 
					Quand soudain sur les monts éclate une tempête. 
					Etincelant d'éclairs, ballotté par les vents, 
					Un immense nuage a crevé sur leur crête, 
					Et la pluie à grands flots s'épanche de ses flancs. 
					Mille et mille ruisseaux qu'elle alimente, et creuse, 
					Dans le lit du torrent à pleins bords inondé, 
					          Roulent leur onde limoneuse. 
					Dans les champs ravagés lui-même a débordé; 
					          Et dans sa course déréglée 
					          Emportant moissons et troupeaux, 
					Souillant de son limon la rivière troublée, 
					          Dans la campagne désolée, 
					La pousse, la refoule, et disperse ses eaux. 
					»Arrière! criait-il d'une voix menaçante; 
					Je suis plus fort et plus puissant que toi. 
					          Tu me dédaignais, imprudente; 
					          Te voilà soumise à ma loi.« 
					 
					Mais la tourmente cesse, et, dissipant la nue, 
					Le soleil rend aux deux leur calme et leur beauté. 
					La rivière, en son lit par degrés revenue, 
					     Avec son cours reprend sa pureté. 
					          »Qu'as-tu gagné dans cet orage?« 
					          Dit-elle au torrent apaisé. 
					»Sur tes bords, sur les miens, tu portas le ravage; 
					Te voilà, comme avant, triste, pauvre, épuisé. 
					J'ai sans doute mes jours d'erreur et de colère; 
					Mais aux champs désolés par mes débordements, 
					Je prête de mes eaux la fraieheur salutaire, 
					Et leur rends leur richesse et leurs enchantements, 
					Tandis que tes déportements 
					Ne laissent après eux que terreur et misère.« 
					 
					De deux états divers ma fable est le tableau. 
					Le fracas des torrents et leur fougue sauvage 
					     Offrent de loin un spectacle assez beau 
					          A qui n'est pas sur leur passage. 
					Un cours plus régulier convient mieux à mes goûts; 
					Mais en quelque pays que nous dressions nos tentes, 
					          Dien les préservé, comme nous, 
					Des gens qui, pour grandir, ont besoin de tourmentes! 
					 
					Fable XIII. 
					Les Portraits 
					 
					          Dans un salon vaste et doré 
					          Que des portraits de ses ancètres 
					          Un grand seigneur avait paré, 
					Gros Lucas attendait le réveil de ses maîtres. 
					          C'était un fermier du bel air, 
					          Prédisant le froid et l'orage, 
					Déchiffrant la gazette et le Petit-Albert, 
					Suppléant au besoin l'adjoint, le magister, 
					          Et chez le curé du village, 
					          Le dimanche ayant son couvert, 
					Un marguillier, enfin un personnage. 
					 
					    Notre manant, grave et silencieux, 
					Porte de bas en haut ses regards curieux 
					          Sur le cercle qui l'environne, 
					Et voit tous ces portraits qui le suivent des yeux. 
					    Il les salue, et d'abord il s'étonne, 
					    Puis se ravise; et puis sa vanité 
					Sur l'accueil qu'on lui fait argumente et raisonne. 
					»Je suis donc,« se dit-il, »estimé dans ces lieux; 
					          Car ces dames et ces messieurs 
					          Sont occupés de ma personne.« 
					          Là-dessus, chapeau sous le bras, 
					Se rengorgeant, soufflant à pleine joue, 
					          Et comme un paon faisant la roue, 
					Le pauvre sot se promène à grands pas. 
					Il croit bientôt qu'on le nomme tout bas; 
					Et déjà même il entend qu'on le loue. 
					 
					Que de gens moins grossiers, mais non moins vaniteux, 
					Pensent que, pour un livre, un discours de tribune, 
					Pour les talents cachés qu'ils admirent en eux, 
					     Pour leur beauté, leur mise, leur fortune, 
					De l'univers entier ils attirent les yeux! 
					On les voit en public étaler leurs figures. 
					Le bonheur de paraître éclate dans leurs traits, 
					     Dans leurs regards, leurs gestes, leurs postures. 
					          Pauvres gens, faites moins de frais! 
					          Vous posez devant des peintures. 
					 
					Fable XIV. 
					Les Chats en 
					Société de commerce 
					 
					Grippe-Souris, chat de bonne maison, 
					     S'étant acquis un beau renom 
					De prud'hommie et de délicatesse, 
					Las de guetter et de chasser les rats, 
					     Voulut vivre aux dépens des chats, 
					Comme aujourd'hui, dans la vieille Lutèce, 
					Maint charlatan qui ne s'en vante pas, 
					     Vit aux dépens de notre espèce. 
					   Il rassembla tous les chats de l'endroit, 
					Et prenant son air souple et sa voix pateline: 
					    »L'hiver,« dit-il, »sera long, rude et froid. 
					Nous sommes menacés d'une grande famine; 
					L'almanach l'a prédit; et si l'on n'y pourvoit, 
					          Nous ferons tous maigre cuisine... 
					Or, voici le projet par mon zèle enfanté: 
					          Chacun de nous, pendant l'été, 
					          Épargnera sur sa pitance; 
					          Et dans un grenier d'abondance 
					     Ce superflu par chacun apporté 
					     Nous servira dans les jours d'abstinence. 
					          Un bon gérant choisi par nous 
					     Y veillera dans l'intérêt de tous. 
					Un grenier fort commode est en ma jouissance; 
					     Et s'il peut être à votre convenance, 
					          Dès ce moment il est à vous.« 
					 
					          Les miaulements de l'assemblée 
					Ont accueilli ce plan conservateur; 
					          Et pour gérant et directeur, 
					          L'inventeur est élu d'emblée. 
					          Tout s'exécute franchement; 
					Du digne actionnaire on sait l'empressement. 
					L'un porte du lapin, l'autre de la poularde; 
					          Qui du mouton, qui du perdreau, 
					     Et le gérant, fidèle à son bureau, 
					Prend tout, enferme tout, et met tout sous sa garde. 
					 
					L'hiver enfin arrive, et le froid l'a suivi, 
					          Puis la gelée et la disette. 
					          L'almanach n'avait point menti: 
					          Le hasard est souvent prophète; 
					Et les associés, talonnés par la faim, 
					          Viennent frapper au magasin. 
					C'est le même gérant, hélas! mais son langage 
					          A changé comme son visage: 
					     Il leur débite, au lieu de rogatons, 
					          Des sinistres, des avaries, 
					     Des rats, des vers, et cent autres chansons. 
					La triste vérité se montre alors sans voile; 
					La scène n'offre plus qu'un fripon et des sots; 
					Et pour toute ressource, il leur reste les os, 
					          Qu'il a sucés jusqu'à la moelle. 
					 
					C'est ainsi, bonnes gens, que fondent nos écus, 
					Sous les doigts des jongleurs, dont l'histoire maudite 
					          Commence par un prospectus 
					          Et finit par une faillite. 
					S'ils arrivent chez vous, leur sacoche à la main, 
					          Fermez vos sacs à leur approche; 
					          Et s'ils croisent votre chemin, 
					          Mettez les mains sur votre poche. 
					 
					Fable XV. 
					Le Nid d'Hirondelles 
					 
					     Possesseur d'un nid d'hirondelles, 
					                Un enfant gâté 
					     Veut leur donner la liberté, 
					Et les pauvres petits ont à peine des ailes. 
					»Soyez libres, dit-il; tout l'est dans l'univers.« 
					     Et la nichée est dans les airs. 
					Chaque oisillon, enchanté de lui-même, 
					Encouragé par un premier essor, 
					En essaie un second, et reprenant encor, 
					     Fait, hélas! naufrage au troisième. 
					L'un s'écrase en tombant, un autre meurt de faim 
					     L'autre est croqué par le chat du voisin; 
					       Tant qu'à la fin, de la couvée 
					       Aucune tête n'est sauvée. 
					 
					Laissons faire le temps; tout arrive à son point. 
					       L'à-propos est une science 
					       Que les hommes n'entendent point. 
					On perd son avenir par trop d'impatience. 
					Sur un pareil sujet je crains de trop parler; 
					Un mot en dira plus que cent mille volumes: 
					       Les oiseaux sont faits pour voler, 
					       Mais attendez qu'ils aient des plumes. 
					 
					Fable XVI. 
					Le Voyageur et sa 
					Montre 
					 
					Un enfant de Paris, tout fier de son berceau, 
					Mais à courir le monde occupant son jeune âge, 
					           Avant de se mettre en voyage, 
					Avait réglé sa montre au cadran du château. 
					           C'était un chef-d'œuvre impayable, 
					Un mouvement à nul autre pareil, 
					           Qui, dans sa marche invariable, 
					           Aurait défié le soleil. 
					 
					Dans Bruxelles d'abord mon jeune homme s'arrête. 
					Grâce aux lettres qu'il porte, on l'accueille, on le fête, 
					           On l'invite de toute part; 
					Mais, à chaque dîner, rendez-vous ou rencontre, 
					           En prenant l'heure de sa montre, 
					           Il arrive toujours trop tard, 
					           Donnant pour excuse éternelle 
					Qu'il doit s'en rapporter à son bijou modèle, 
					           Que les horloges du pays 
					           Ont tort d'avancer sur Paris. 
					           A Londres, c'est une autre chance: 
					Les cadrans retardaient, il arrivait trop tôt, 
					           Et, s'en excusant comme un sot, 
					De sa montre toujours il vantait l'excellence. 
					 
					           »Monsieur, lui dit un vieux marin, 
					Sur le globe avant vous j'ai fait bien du chemin. 
					J'ai vu bien des pays, bien des mœurs en ma vie; 
					           Mais, sans prétendre y rien changer, 
					           Pour bien vivre avec l'étranger, 
					J'ai taché d'oublier les mœurs de ma patrie. 
					Vous avez, dites-vous, un instrument parfait; 
					Je vous en félicite et ne vais à rencontre; 
					Mais sachez que toujours il faut régler sa montre 
					           Sur les cadrans du pays où l'on est.« 
					 
					Fable XVII. 
					Le Soufflet et le 
					Charbon 
					 
					Près d'un bûcher, où, sans ordre et sans choix, 
					           S'entassaient rondins et broussailles, 
					           Débris de meubles, de futailles, 
					Fagots, copeaux, enfin toute sorte de bois, 
					           Un charbon gros comme une noix, 
					Mais bien vif, bien ardent, tomba, par aventure, 
					           De la pelle d'un villageois 
					           Qui l'emportait dans sa masure. 
					           Là, par hasard, au même instant, 
					           Reposait sur l'herbe flétrie 
					Un soufflet dont le maitre, étameur ambulant, 
					Contre le bûcher même appuyait en ronflant 
					Ses membres fatigués et sa tête alourdie. 
					»Hélas! dit le soufflet, quel sort pour un charbon! 
					           Tu vas donc t'éteindre sans gloire; 
					Et dans peu de moments, tu ne seras plus bon 
					     Qu'à dessiner quelque figure noire 
					           Sur la muraille d'un bouchon. 
					Quel sort serait le tien si tu voulais me croire! 
					Sous mon souffle par toi ce bûcher enflammé 
					           Te ferait un nom dans l'histoire, 
					Et dans tous les journaux tu serais imprimé.« 
					 
					Le charbon en pétille et d'orgueil et de joie. 
					Sous le souffle fatal qui le pousse en sifflant, 
					           Il saute, il roule étincelant; 
					Il s'attache aux copeaux, il en a fait sa proie. 
					Bientôt sur le bûcher la flamme se déploie, 
					L'enveloppe, et dans l'air s'élève en mugissant; 
					           Et tout le village tremblant 
					           Craint de subir le sort de Troie. 
					 
					Mon charbon, direz-vous, doit être bien content. 
					Hélas! par le soufflet aux atteintes mortelles, 
					     Broyé, brisé, réduit en étincelles, 
					Dans un coin ignoré de l'immense brasier, 
					           Il avait fondu tout entier. 
					Le soufflet à son tour est surpris par la flamme. 
					Laissé par l'étameur, qui s'est hâté de fuir, 
					     Il sent brûler et son bois et son cuir, 
					           Et reste sans souffle et sans àme. 
					Que leur destin vous serve de leçon, 
					Vous qui soufflez le feu des discordes civiles; 
					Vous, surtout, jeunes cœurs, instruments trop dociles 
					           De qui vous prend pour un charbon. 
					 
					Fable XVIII. 
					Les deux Chiens 
					 
					     Deux jeunes chiens, nés au même village, 
					L'un chez un forgeron, l'autre chez le fermier 
					           D'un châtelain de haut parage, 
					Quoique divers de poil, de race et de métier, 
					           S'aimaient comme on s'aime au jeune âge. 
					           Dès que l'aurore paraissait, 
					Médor, le garde-ferme, et griffon de naissance, 
					Du fond de son étable en jappant s'élançait; 
					Il courait à la forge, et son ami Basset 
					Montrait à le revoir la même impatience. 
					Alors tant que du jour reluisait le flambeau, 
					           Reprenant leurs jeux de la veille, 
					Nos deux chiens s'agaçant des pattes, du museau, 
					           Sur le fumier, dans le ruisseau, 
					Se roulaient, se erottaient de l'une à l'autre oreille. 
					     Quant aux repas, tout leur était commun, 
					           Tables, rogatons, écuelles. 
					Jamais un os entre eux n'excitait de querelles. 
					           Les deux logis n'en faisaient qu'un. 
					 
					           Pendant leur joyeuse partie, 
					La dame du château vient un jour à passer. 
					           Médor lui plaît par sa folie; 
					Et le fermier, instruit de cette fantaisie, 
					Est en si bon logis heureux de le placer. 
					Un laquais à l'instant s'en empare et le traîne 
					Vers la cour du manoir, où mon griffon crotté 
					           Est, sous le jet d'une fontaine, 
					     Bien savonné, bien peigné, bien frotté; 
					Et sur le poil luisant de sa robe d'ébène 
					Un flacon de senteur par Madame est jeté. 
					           Le voilà donc, par un caprice, 
					Passé d'un toit de chaume en de riches lambris, 
					De son lit de fumier sur de moelleux tapis, 
					           Et gorgé de débris d'office 
					           Au lieu de croûtons de pain bis. 
					 
					Quelquefois cependant de son ami d'enfance 
					La glapissante voix retentit à son cœur. 
					Il vole à la fenêtre, et, jappant de bonheur, 
					Donne à son cher Médor signe de souvenance. 
					Mais la maîtresse, alors, d'un ton sec et grondeur, 
					           Le rappelle à son importance. 
					»Fi! lui dit-elle; ici! laissez ce polisson. 
					Est-il fait pour hanter un chien de votre espèce?« 
					           Et d'un biscuit, d'une caresse 
					           Elle accompagne la leçon; 
					Et Médor, oubliant un chien de forgeron, 
					           Vient jouer avec sa maîtresse. 
					           Six mois d'hiver et de Paris 
					De ces leçons d'orgueil achevèrent l'ouvrage. 
					Seul, le pauvre Basset resté dans son taudis, 
					     N'oublia point l'ami de son jeune âge. 
					Et quand l'été revint, quand un brillant landau 
					           Ramena Médor au château, 
					Basset, dressant l'oreille au bruit de l'équipage, 
					Pour revoir son ami, pour fêter son retour, 
					Se glissant à travers les trains et l'attelage, 
					Joyeux et glapissant accourut dans la cour. 
					 
					     Quel triste accueil l'attendait pour salaire! 
					Médor en grommelant recule à son aspect, 
					Et, le poil hérissé d'orgueil et de colère, 
					           Montre les dents au pauvre hère 
					           Qui vient lui manquer de respect. 
					           De cet affront Basset soupire, 
					           Baisse la tête, se retire, 
					Va cacher dans sa forge un front humilié. 
					Et pour l'exemple, hélas! je voudrais bien vous dire 
					Qu'un revers de fortune a vengé l'amitié. 
					Mais ma fable en ce monde aurait peu de créance: 
					Les Médors parvenus vivent dans l'abondance; 
					Les Bassets oubliés meurent à l'hôpital. 
					           Un dénoûment moins immoral 
					           Manquerait à la vraisemblance. 
					 
					Fable XIX. 
					L'Aigle et l'Outarde 
					 
					Sur un pré, qu'un grand bois couvrait de son ombrage, 
					Une outarde aux longs pieds tranquillement paissait, 
					Quand du roi des oiseaux, qui dans les airs passait, 
					           Elle entendit le cri sauvage. 
					           L'aigle vint s'abattre à ses yeux, 
					Se percher au sommet d'un chêne sourcilleux, 
					           Et des hôtes de ce bocage 
					Il semblait, d'un œil fier, d'un œil impérieux, 
					En despote des airs revendiquer l'hommage. 
					Sa vue a de l'outarde ému la vanité: 
					A tout sot animal l'envie est naturelle. 
					           »Eh! pour quelle raison, dit-elle, 
					Ne monterais-je pas où cet aigle est monté? 
					N'ai-je pas, comme lui, des plumes à mon aile?« 
					De la terre à ces mots elle s'enlève et part; 
					Mais son vol lourd bientôt épuise son haleine, 
					Et du premier effort elle atteint à grand'peine 
					Le tiers de la hauteur qu'embrassait son regard. 
					Cependant sur un frêne elle aborde et s'arrête. 
					Elle reprend courage, et d'un ormeau voisin, 
					Par un second élan elle gagne le faîte; 
					Un troisième la porte aux trois quarts du chemin. 
					Bref, à la quatrième et dernière volée, 
					Sur la cîme du chêne elle parait enfin, 
					           Triomphante, mais essoufflée. 
					 
					L'aigle, qui par bonheur avait fait ses repas, 
					           Lui dit:» C'est bien haut! ma commère; 
					Prenez garde! le caline ici ne dure guère. 
					Voyez venir l'orage et ne l'attendez pas. 
					— Pourquoi donc?« interrompt la vaniteuse bête; 
					           »Ainsi que vous j'y ferai tête.« 
					 
					A peine a-t-elle dit que la foudre a tonné. 
					Dans les airs obscurcis l'autan s'est déchaîné. 
					Sur le chêne roulant par les vents ballottée, 
					           La pauvre outarde épouvantée 
					N'a point pour s'y tenir, comme son compagnon, 
					Reçu de la nature un ergot au talon. 
					L'orage et les autans dans l'air l'ont rejetée, 
					Et son aile pesante a tenté vainement 
					           De lutter contre leur furie. 
					La tempête la roule; un dernier coup de vent 
					La jette contre un roc pantelante et meurtrie; 
					           Tandis que l'aigle audacieux 
					     D'un vol tranquille a percé lé nuage, 
					     Et s'élevant au-dessus de l'orage, 
					Va retrouver l'éclat et le calme des cieux. 
					Ambitieux mortels, ma fable vous regarde. 
					Mais comment vous guérir d'un travers si commun? 
					Chacun de vous dira:» Je suis aigle;« et pas un 
					Ne se prendra pour une outarde. 
					 
					Fable XX. 
					Les deux Buissons 
					 
					Dans un jardin, côte à cote plantés, 
					Devisaient deux buissons d'espèces différentes. 
					           L'un offrait aux yeux enchantés 
					Un feuillage charmant et des fleurs odorantes; 
					           L'autre, au bois dur et raboteux, 
					Quoique doué pourtant de qualités utiles, 
					     De ses rameaux à la taille indociles 
					Jetait de tous côtés les grapins épineux. 
					     »Comment fais-tu? disait-il à son frère, 
					Chacun à ton aspect prend un air avenant, 
					T'aborde avec plaisir, te caresse, te flaire, 
					Te quitte avec regret et te revient souvent; 
					           Tandis qu'on me regarde à peine. 
					On me laisse en mon coin; on n'ose me toucher; 
					           On craint même de m' approcher. 
					D'où te vient tant d'amour? D'où me vient tant de haine?« 
					 
					L'autre répond: »Ami, soyons de bonne foi; 
					Personne impunément ne passe auprès de toi. 
					De ton bois hérissé l'inflexible rudesse 
					Oppose à tout venant quelque dard qui le blesse; 
					           Et tu n'es qu'un objet d'effroi; 
					           Tandis qu'à la main qui me presse, 
					     J'offre partout un feuillage moelleux; 
					           Et le doux parfum que j'y laisse, 
					Loin d'écarter les gens, est un attrait pour eux. 
					Apprends a vivre seul, ou sois plus sociable. 
					           Le monde rend ce qu'on lui fait: 
					Il fuit ce qui repousse, il cherche ce qui plait; 
					Et qui veut être aimé doit au moins être aimable.« 
					 
					Fable XXI. 
					Le Chat et le Cuisinier 
					
					
					 
					
					
					Dans un garde-manger que dévastaient les rats, 
					     Un cuisinier, moins prudent que fidèle, 
					           Avait placé pour sentinelle 
					Son favori Mignon, qui du peuple des chats 
					           Était le plus parfait modèle. 
					
					
					C'était pour le gardien un poste périlleux. 
					Le fumet d'un pâté troublait sa conscience; 
					Et l'appétit du drôle était fort chatouilleux. 
					     Mignon pourtant fait bonne contenance. 
					Il se lèche la patte, il se frotte les yeux. 
					Il approche, il recule, il se roule, il s'allonge; 
					           Et par mille contorsions 
					Cherche à se délivrer de ses tentations. 
					Mais de son maître, hélas! l'absence se prolonge. 
					 
					
					
					Tout s'use avec le temps, même la loyauté; 
					Et la faim de Mignon a longtemps résisté. 
					Il gratte la terrine, et puis fait une pause; 
					Sa patte sur le bord nonchalamment se pose; 
					Il jette sur la croûte un regard de côté. 
					Il flaire le couvercle, il le lève, il s'arrête; 
					           Il tourne et retourne la tête; 
					     Mais son palais en est fort humecté; 
					Et par ce jeu fatal sa langue affriandée, 
					           Sa dent même s'est hasardée. 
					
					
					Bref, la faim l'emporta sur la fidélité; 
					Et quand le cuisinier revint à son service, 
					           Il ne trouva plus dans l'office 
					           Que les débris de son pâté. 
					 
					Je crois à la vertu, mais elle est bien fragile; 
					Elle a, dans l'intérêt et surtout dans la faim, 
					Deux puissants ennemis que je cite entre mille. 
					           Leur résister jusqu'à la fin 
					           Est chose rare et difficile. 
					Il faudrait l'enfermer dans un étui d'airain, 
					           Et nous ne sommes que d'argile. 
					 
					 
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