Livre Troisième
 

Livre Deuxième
 

Le Paon et le Rossignol
Le Carnaval des Animaux
Les Amants et la Fortune
Le Huron et le Baromètre
Le Milan et l'Épervier
Les Loups et le Chien de Berger
Le Cerveau, le Cœur et la Langue
Le Papillon et la Chenille
La Fourmi ambitieuse
Les deux Almanachs
Le Chêne du Roi
Le Canard et le Dandy jugés par un Ours
Un Congrès d'Oiseaux
Le Serpent, le Hérisson et la Tortue
La Machine à vapeur
La chute d'un Gland
La queue des Singes
L'Ourson et la Belette
Le Jardinier et son Maître
Le Pot fêlé
Les Épagneuls de Madame

Fable I.
Le Paon et le Rossignol

»Donne-toi des talents, cultive ton esprit,«
         Disait une mère à se fille;
»La beauté passe, et quand on y survit,
C'est par l'esprit encor, par les talents qu'on brille.«
Mais la fllle, à jamais comptant sur sa beauté,
         Méprisait tout autre avantage.
         Dans les eaux du lac argenté,
         Dont ses pieds foulaient le rivage,
         Elle admirait avec fierté
         Son indolente et belle image.
Un paon suivait ses pas. C'était un favori,
         Dont la vanité complaisante
Aimait à déployer sous sa main caressante
L'or et l'azur d'un cou mollement arrondi
Et le riche éventail d'une queue éclatante.
    »Oui, disait-elle, oui, mon oiseau chéri,
Rien n'est beau comme toi, ton port et ton plumage.
         Quel hôte ailé de ce bocage
Oserait se montrer quand tu parais ici?«

Un rossignol l'osa; mais la hautaine injure
         Accueillit sa témérité.
     »Va te cacher, oisillon effronté.
         Quelle robe! quelle tournure!
Qu'il est chétif et laid! Que faire, en vérité,
         De cette frêle créature?«

         Indifférent et dédaigneux,
Comme un homme d'esprit qu'une gazette offense,
    Le rossignol, d'abord silencieux,
De rameaux en rameaux sautille, se balance;
Monte, descend, remonte, et se posant enfin
         Sur la branche d'un sycomore,
    Laisse échapper de son gosier sonore
Un prélude charmant, que suit le chant divin
         Dont il venait, chaque matin,
         Saluer la naissante aurore.

La jeune fille écoute, et le cherche des yeux;
De ces sons enchanteurs son oreille est ravie.
»Quoi! dit-elle, c'est lui qui lance dans les cieux
         Ces éclats, ces flots d'harmonie?
Que ses accords sont purs, brillants et gracieux;
Qu'il module avec art ses airs délicieux!
         Quelle suave mélodie!«
Des éloges flatteurs dont un autre est l'objet
         Le paon n'est pas trop satisfait.
Pour ramener vers lui les yeux de sa maîtresse,
Il redouble de soins et de grâce et d'adresse.
         Il fait le beau, le tendre, le coquet;
Et de l'aile et du bec la flatte et la caresse.

         »Oui, je t'ai vu, je t'aime, je te voi,«
         Lui répond-elle avec impatience.
»Laisse-moi l'écouter; attends, il recommence.
Je t'admire toujours, mais tu n'as pas de voix.«
Le paon voit dans ces mots un reproche, un caprice
Il se pique d'honneur, et pousse un son criard
Comme eût fait le cornet d'un pâtre montagnard,
         Ou le hautbois d'un Amphion novice.

    Tout le bocage en tressaille de peur.
Le rossignol se tait et fuit à tire d'aile.
    La jeune fille en montre de l'humeur;
Et lève sur le paon sa menaçante ombrelle.
Mais sa mère, en ces mots, rappelle sa raisou:
»Pourquoi le menacer? Qu'as-tu donc à lui dire?
Il croyait que, partout et dans toute saison.
La beauté dans ce monde à tout devait suffire
Songe qu'en châtiant sa folle opinion,
         Ta vanité s'est condamnée;
         Et souviens-toi de la leçou
         Que le rossignol t'a donnée.«

Fable II.
Le Carnaval des Animaux

    Un certain jour, dans un certain pays,
         De je ne sais quelle folie
         Tous les animaux furent pris.
Chacun en liberté suivant sa fantaisie,
Montrait pour sa nature un souverain mépris;
         Les quadrupèdes, les reptiles,
         Les poissons et les volatiles,
Tout s'en mêlait. C'était un désordre, un fracas,
         Un véritable mardi gras:
La grenouille essayait les airs de Philomèle;
L'abeille avait cédé ses ruches aux frelons;
Devant les étourneaux fuyaient à tire-d'aile
         Les éperviers et les faucons.
Les lièvres pourchassaient chiens courants et lev rettes;
Le renard en gloussant menait les dindonneaux;
         Les écrevisses, les blaireaux
Défiaient à la course et lapins et belettes.
L'ours gardait les chevreuils, et le loup les agneaux;
         Les chiens miaulaient sur la gouttière;
Le singe à la charrue attelait les pourceaux;
Les taupes, les hiboux expliquaient la lumière;
         Et pour jouer dans la poussière,
La carpe et le brochet s'élançaient hors des eaux.
         Surpris de cette extravagance,
Un corbeau voyageur avise un perroquet,
         Dont l'intarrissable caquet,
De ces renversements célébrait l'excellence;
Et déjà du bavard le corbeau se moquait,
Quand une vieille pie, ambulante gazette,
Lui cria: »Sifflez donc le drôle et sa recette.
Vous voyez les effets de nos nouvelles lois:
C'est notre roi lion qui, dans un beau délire,
A dit: Tout citoyen sera dans mon empire
         Admissible à tous les emplois.«
»Chacun, depuis ce temps, se croit propre à tout faire.
Les perroquets surtout; ils sont pis que des rois:
Ce bavard est ministre et dit que tout prospère;
         Mais nul ne veut, comme autrefois,
         Faire le métier de son père.«

» —Oui!« répond le corbeau, »la paix soit avec vous!
    Je vais poursuivre mon voyage:
La loi de ce pays est fort juste et fort sage,
         Mais les habitants sont des fous.«

Fable III.
Les Amants et la Fortune

    »Avec l'amour où peut-on se déplaire?
Sons des lambris dorés qu'un autre soit heureux.
         Lise, tu n'as qu'une chaumière,
         Une chaumière a tous mes vœux.
    Si le Destin m'élevait sur un trône,
    A mes sujets tu donnerais des lois,
Ou j'abandonnerais le sceptre et la couronne,
         Pour la houlette et le hautbois.«

    Ainsi parlait, en contemplant sa belle,
    Mais en prose moins solennelle,
    Un pastoureau plein de candeur,
    Ayant plus d'amour dans le cœur
    Que d'argent dans son escarcelle;
    Et la naïve pastourelle
    Jurait à Biaise avec ardeur
    Amour et constance éternelle.
    La Fortune qui les entend,
    Prend la bourse et le vêtement
    D'une laide et riche fermière;
    Frappe à la porte du galant,
    Et, pour séduire la bergère,
    Revêt d'un fermier opulent
    L'apparence, lourde et grossière.
    Adieu chaumière, adieu serment;
    Biaise est meunier, Lise est fermière,
    Et leur parole est la poussière
    Qu'emporte et disperse le vent.

Ce thème est bien usé, vont dire mes critiques,
J'en suis d'accord, vous pouvez le changer
         Au lieu de Lise et du berger,
         Mettez des hommes politiques;
Faites jurer tous ceux qu'il vous plaira;
         Pourvu qu'ils aient figure humaine,
         Si la Fortune reste en scène,
         Mon dénoûment y restera.

Fable IV.
Le Huron et le Baromètre

Ignorant héritier d'un docte voyageur,
         Qui, sachant l'Europe par cœur,
    Était allé, par-delà l'Acadie,
Finir chez les Hurons ses courses et sa vie,
Un d'eux avait choisi, pour sa part du butin,
         Un baromètre de voyage.
         Il n'en savait pas trop l'usage;
Mais il avait longtemps, autour du lac Champlain,
    Du voyageur transporté le bagage;
Il avait à part lui raisonné longuement
Sur cette invention qu'il tenait pour magie,
Interrogé le maître, et son raisonnement
Avait enfin logé dans sa tète applatie
         Que le merveilleux instrument
         Faisait le beau temps et la pluie.

Le baromètre alors devint pour mon Huron
Le plus puissant des dieux, le Manitou suprême.
         Son respect fut d'abord extrême.
C'est ainsi qu'on débute en toute passion.
Soit qu'il voulût chasser le daim ou le faucon,
Ou lancer sur le lac sa pirogue légère,
         Si son oracle était contraire,
ll suspendait son arc et posait l'aviron.
Ce fut bon pour un temps; la servitude ennuie;
L'esclave le plus doux s'en est parfois lassé.
         Un jour que par sa fantaisie,
Vers un pays lointain plus fortement poussé,
    D'une bourrasque il se vit menacé,
Il perdit patience, et d'un peu de colère
         Mélangeant d'abord sa prière:
»Fais du beau temps,« dit-il, »j'en ai besoin; je pars.«
         Mais le dieu, sourd à la requête,
         Annonçait toujours la tempête,
Et déjà sur le lac s'amassaient les brouillards.

»C'est ainsi,« répond-il, »que tu me contraries!
Tu fais un ouragan quand je veux un zéphir!
         J'affranchirai mon bon plaisir
         De tes folles intempéries.«
Mon Huron, à ces mots, croyant tout applanir,
         Met son baromètre en cannelle,
S'embarque, et la bourrasque emportant la nacelle,
         Dans les flots il va s'engloutir.

J'ai vu des rois, hélas! qui n'étaient pas plus sages,
         Des ministres pis que des rois.
D'un conseiller prudent ils étouffent la voix,
Quand pour les arrêter il prédit des orages:
C'est au prophète seul que s'en prend leur ennui.
S'ils se perdent, c'est encor lui
Qu'ils accusent de leurs naufrages
Et les honnêtes courtisans
Qui leur servent de baromètre,
Pour être bien venus du maître,
Prédisent toujours le beau temps.

Fable V.
Le Milan et l'Épervier

Un milan fanfaron, les lâches le sont tous,
Raillait unépervier sur sa taille exiguë.
»Ta race,« disait-il, »fut assez mal pourvue,
    Et des milans tu dois être jaloux.
         Vois, mon envergure est pareille
A celle du griffon, de l'aigle, du vautour,
    Et tu n'es pas plus gros qu'une corneille,
         Ou qu'un pigeon de basse-cour.«
         A ces mots il étend ses ailes,
Plane sur l'épervier, voltige tout autour,
Pousse un vol au hasard, et se vante, au retour,
         D'avoir fait fuir deux tourterelles.

»C'est bien,« dit l'épervier, qui le raille à son tour.
         C'est bien; tu prendras ma défense.
    Je suis heureux d'avoir un compagnon
    De noble race et de belle apparence;
Car j'aperçois là-haut un terrible faucon,
Qui sur nous à plein vol se dirige et s'avance.«
Cet avis a fermé le bec du fanfaron.
Mais l'épervier sait bien qu'il ne faut pas l'attendre:
Attaqué le premier, il songe à se défendre,
Il combat corps à corps, presse son ennemi,
Le force à la retraite, et cherche, après l'affaire,
         Ce qu'est devenu son compère.
Hélas! depuis longtemps le bravache est parti,
Disant qu'en ce débat il n'avait rien à faire.

La force, le bel air sont des dons précieux;
Mais le courage est encor mieux,
Surtout dans un jour de bataille.
         Ne prenons pas toujours
         Les héros à la taille,
         Et moins à leurs discours.

Fable VI.
Les Loups et le Chien de Berger

Le courage sans la prudence
Est cependant un présent dangereux;
Et malheur aux États dont les chefs hasardeux
Ne savent à propos modérer leur vaillance!
D'une étable où dormaient de paisibles brebis,
         Gardien vigilant et fidèle,
Un chien, nommé Dragon, suppléait par son zèle
Le berger, qui parfois désertait le logis
         Pour le cabaret ou sa belle.
Un soir qu'en détachant deux moellons mal unis,
Le talon ou l'essieu d'une lourde voiture
Avait d'une crevasse aggrandi l'ouverture,
Dragon à cette fente aperçut tout à coup
         Les yeux et la tête d'un loup.

Sur lui sans aboyer il fond avec audace,
De son collier de fer lui presse le museau,
    Et de l'oreille emportant un lambeau,
         Il le force à quitter la place.
    C'était assez même pour son troupeau.
Il n'avait qu'à veiller; car la bête ennemie
Ne pouvait qu'en rampant pénétrer dans son fort;
Et cent l'auraient tenté, que, sans risquer sa vie,
A cent, l'une après l'autre, il eût donné la mort.
Mais le loup restait là qui le narguait en face,
         Qui grondait et montrait les dents,
A trois pas de la brèche; et dans ses yeux ardents,
         Brillaient la rage et la menace.

Du chien, à ce défi, l'orgueil s'est irrité.
Sur la prudence, hélas! l'emporte la colère.
A travers la crevasse, et sur son adversaire,
         Il s'est encor précipité.
Mais tandis qu'au dehors s'épuise son courage,
Un autre loup survient, et par l'étroit passage,
Que nul gardien ne ferme à sa férocité,
Porte sur le troupeau la mort et le carnage.
         Dragon se retourne à ce bruit;
Et vers la bergerie en jappant se rejette;
         Mais l'ennemi qui le poursuit,
D'une terrible dent sur la brèche l'arrête.
L'autre ennemi revient par ses cris attiré:
    En tête, en queue, on le mord, on l'assiège.
Il ne peut se défendre, et pris comme en un piège,
Dragon, teint de son sang, mutilé, déchiré,
De sa vie épuisée abandonnant le reste,
A reconnu trop tard que la témérité
Peut dans l'art des combats être encor plus funeste
         Que la fuite et la lâcheté.

Fable VII.
Le Cerveau, le Cœur et la Langue

    Messer Gaster, dont notre La Fontaine,
Après Menenius, fit un type de roi,
Voulut prendre un ministre; et pour ce haut emploi
    De candidats on n'est jamais en peine.
         Le Cerveau, la Langue et le Cœur
         Aspirèrent à cet honneur,
Et de ses droits chacun proclama l'excellence.
         Mais la Langue à ses deux rivaux
         Sut si bien trouver des défauts,
Que de Gaster contre eux s'arma la méflance.
Si le Cerveau faisait valoir
Qu'en lui siégeaient raison, et sagesse et génie,
Elle lui reprochait l'erreur et la folie.
Gaster avait d'ailleurs sur lui trop de pouvoir:
Quand Gaster souffrirait d'un repas indigeste,
Le ministre Cerveau, troublé dans son devoir,
Pourrait du corps entier bouleverser le reste.
         Le Cœur avait de son côté
Grandeur, patriotisme et noblesse et vaillance;
Mais il pouvait pécher par excès d'indulgence,
Par pitié, par faiblesse ou sensibilité.
         La Langue en dit tant, que le sire,
Croyant qu'on faisait bien quand on savait bien dire,
         Lui remit son autorité.

Elle étourdit alors d'un vain bruit de paroles,
De graves quelquefois, plus souvent de frivoles.
Elle parla, parla, tantôt mal, tantôt bien;
Fit du moindre incident le sujet d'une glose;
Parla de tout, surtout, et puis sur autre chose,
         Parla toujours et ne fit rien.
Mais, après cent débats dont elle fut la cause,
Gaster, en digérant, finit par deviner
         Que cette machine parlante
N'était qu'un instrument, que devait dominer
         L'autre machine intelligente.

    Ne donnons point un empire à mener
         A qui ne sait se gouverner.
Gardons-nous des bavards, qui, parlant sans vergogne,
         Font plus de bruit que de besogne.
Le plus beau péroreur, fût-il même avocat,
         N'est pas toujours homme d'État.
Je ne veux pas plus loin pousser la conséquence;
Mais, avant que mon siècle ait terminé son cours.
    Mes survivants, s'ils ne sont déjà sourds,
         En diront plus que je n'en pense.

Fable VIII.
Le Papillon et la Chenille

Un papillon léger, de ses ailes brillantes,
         Étalait les riches couleurs;
         Et caressait de mille fleurs
         Les étamines odorantes;
Quand sur un lis, objet d'un désir inconstant,
L'aspect d'une chenille irrita sa colère.
    »Fi! quelle horreur!« dit-il en reculant,
»Que fait donc cette espèce au milieu d'un parterre?
Est-il un animal plus laid, plus dégoûtant?
         On devrait en purger la terre.«

         » — Ne fais pas tant le dédaigneux,«
Lui répond l'autre insecte; »et dans quelle famille
         Aurais-tu choisi des aïeux?
         Souviens-toi, faquin vaniteux,
         Que tu naquis d'une chenille.«
         Le papillon ne dit plus mot,
Eut l'air de butiner et s'enfuit comme un sot
Dont on a relevé la folle impertinence.
         Mais la moraliste, un beau jour,
         Devint papillon à son tour,
         Et montra la même impudence.

J'estime un parvenu, qui, de ses propres mains,
         Ayant bâti sa fortune ou sa gloire,
Les soutient sans orgueil, sans trop s'en faire accroire;
Mais pour deux qu'on en cite, il est deux cents faquins,
Qui de leur origine ont perdu la mémoire;
         Et dans ce siècle d'oripeau,
         De clinquant et d'enluminure,
Il est bien difficile à qui change de peau
         De ne pas changer de nature.

Fable IX.
La Fourmi ambitieuse
Imitée de Krilof

Non loin d'une cité dont j'ignore le nom,
         Dans le coin obscur d'un vallon,
Vivait une fourmi si vaillante et si forte,
    Que les vieux temps, où brillèrent, dit-on,
         Des prodiges de toute sorte,
N'avaient rien vu de tel de l'Indus à l'Albis.
         C'était l'Hercule des fourmis.
         Si j'en crois l'auteur véridique
Qui fut l'historien de cette république,
Deux grains d'orge, pour elle, étaient un vain fardeau,
Sa trompe terrassait, roulait un vermisseau.
On dit même qu'un jour, de sa troupe éloignée,
Seule et sur les débris d'un antique château,
Elle osa défier et vaincre une araignée.

Ses exploits, en un mot, avaient un tel renom,
Que dans sa fourmilière on ne parlait que d'elle.
Mais un trop grand éloge est souvent un poison.
         Un prince, un poëte, une belle,
         Sont prêts à me dire que non.
Ma fourmi nous en donne une preuve nouvelle.
Elle aimait la louange, et, dans sa vanité,
Prenait comme un tribut la plus impertinente;
         Le flatteur le plus effronté
De son orgueil jamais ne remplissait l'attente.
Son cœur devint si fier, si gonflé, si hautain,
Qu'elle affecta bientôt un superbe dédain
         Pour cette gloire casanière;
Et, croyant que le monde, au gré de son désir,
La devait admirer comme sa fourmilière,
De sa gloire à la ville elle voulut jouir.

         La voilà donc qui déménage;
Et sur un chariot tout chargé de fourrage,
Qu'à la cité prochaine un fermier conduisait,
Elle entre fièrement, ainsi que l'aurait fait
Un ministre nouveau dans son hel équipage.
Il semblait, à la voir s'enfler, se pavaner.
Jeter de tout coté sa vue ambitieuse,
Que de nos citadins la foule curieuse
    Devant son char devait se prosterner.
Quel mécompte, grand Dieu! pour sa folle arrogance!
Quel coup injurieux pour son orgueil trompé!
De ses travaux chacun parait tout occupé.
Aucun doigt ne la montre, et personne n'y pense.
En vain, pour attirer les regards des passants,
         Notre orgueilleuse s'évertue,
Saisit un brin de foin, l'élève, le remue
Personne n'aperçoit ses signaux impuissants,
         Et pas un chien ne la salue.
    Elle en voit un, qu'attachait un collier
Au char où s'agitait sa vaine impatience.
»L'ami,« dit-elle, »il faut que ce peuple grossier
         Soit un prodige d'ignorance.
Depuis une heure ou deux j'ai beau me faire voir,
M'agiter, me grandir, monter et redescendre,
Aucun de ces manants ne veut m' apercevoir;
Et leur indifférence a droit de me surprendre.
    Dans mon pays on me comblait d'honneurs;
Ma gloire dans ces lieux aurait dû se répandre:
         Et m'entourer d'admirateurs.«

» — Regagne ta peuplade, et reste où l'on te fête,«
Lui répond le barbet sans relever la tête.
         »Console-toi de ce revers.
Il est dans tout pays des fous à ta manière,
Qui pensent de leur gloire occuper l'univers,
Quand ils ne sont connus que de leur fourmilière.«

Fable X.
Les deux Almanachs

         Un almanach de l'an passé,
Étant sur un bureau cùte à côte placé,
         Près d'un almanach de l'année,
Lui disait: »Cher voisin, quel crime ai-je donc fait,
Qu'on ait si brusquement changé ma destinée?
Mon maître, chaque jour m'ouvrait, me consultait;
    Et maintenant ma basane fanée
A la poussière, aux vers demeure abandonnée,
         Tandis que le capricieux
Semble avoir pour toi seul et des mains et des yeux.«
L'autre almanach, tout frais doré sur tranche,
         Lui répondit: »Mon pauvre ami,
Tu n'es plus de ce temps, et le tien est fini.
         Quand nous en sommes au dimanche,
         Tu n'es encor qu'au samedi.
         Ne t'en prends qu'à ton millésime.
    Si, grâce au mien, je suis ce que tu fus,
         J'aurai mon tour, et mon seul crime
Sera d'avoir compté douze lunes de plus.«

Ainsi tout passe et change en ce monde fragile.
N'être plus de son temps, c'est comme n'être pas.
Les hommes sont charmants tant qu'on leur est utile;
    Qui ne l'est plus ne voit que des ingrats.
    Résignez-vous à ces tristes pensées,
    Gens d'autrefois, puissances renversées,
         Vieux serviteurs, anciens soldats,
         Amants trahis, beautés passées,
         Vous êtes de vieux almanachs.

Fable XI.
Le Chêne du Roi

    Un jeune roi, qu'au retour de la chasse,
         Un courtisan de vieille race
Avait dans son château noblement hébergé,
         Au moment de prendre congé,
Lui dit: »Cher et féal, je veux de mon passage
Laisser à ton manoir un vivant témoignage:
Que par ma main royale un beau chêne planté,
En porte la mémoire à la postérité.«
    Le courtisan n'eut garde de lui dire
Qu'on était au mois d'août, et qu'en cette saison
         Il ne planterait qu'un bâton.
    Devant son maitre il s'inclina sans rire,
    De ses jardins appela l'intendant,
Fit creuser un grand trou, choisir le plus beau plant
         Qu'eussent nourri ses pépinières,
Et l'offrant à son roi, lui dit: »Plantez, seigneur;
         Jamais le château de mes pères
         Ne reçut un pareil honneur.«

Par la royale main le chêne est mis en terre;
         Et le roi, mainte fois par an,
Demande au châtelain si son arbre prospère.
         »En douter,« dit le courtisan,
         »Ce serait douter de vous-même.
Jamais arbre, seigneur, n'a pris un tel élan.
La nature obéit à votre loi suprême.«
Or, la nature au roi n'avait point obéi;
Sous les feux de l'été son arbre avait péri.
Mais avant que l'hiver sous son manteau de glace
         N'eût tout couvert, tout engourdi,
Mon flatteur avait mis un autre arbre à la place;
         Et tout le pays, sur sa foi,
         Le nommait le chêne du roi.

Combien d'arbres pareils ont poussé dans l'histoire!
Mais ils ne sont pas tous formés du même bois.
Le mal s'y mêle au bien et la honte à la gloire:
         Il n'est rien qu'on ne prête aux rois.
Et quand je dis les rois, je dis tous personnages,
         Puissances de tous les étages
Que chacun trompe et flatte et décrie à la fois.
         L'histoire serait à refaire,
         Mais les temps n'en sont point venus.
Si quelques vieux menteurs outrèrent les vertus,
Les menteurs d'aujourd'hui feraient tout le contraire.
         On ne croirait pas aux Titus,
         Et l'on calomnirait Tibère.

Fable XII.
Le Canard et le Dandy jugés par un Ours

Deux voyageurs rôdaient sur les monts de Pyrène;
L'un était un dandy, qui, des bords de la Seine,
Allait cherchant partout un pays où l'ennui
         Ne voyageât point avec lui.
L'autre était un canard, qui, des champs de Norvége,
Pour des climats plus doux avait quitté la neige.
         Celui-ci, par la faim pressé,
S'était pris dans un lacs par un chasseur dressé;
    Et le dandy, l'ayant tiré de peine,
Se flattait de le cuire a l'auberge prochaine,
         Quand un ours, seigneur de ces monts,
         Aborda nos deux vagabonds.

Le lieu de la rencontre était peu favorable.
L'homme avait sous ses pieds un abime effroyable,
Deux rochers sur les flancs, et l'ours avait cerné
La gorge où par mégarde il s'était enfourné.
         »Ça! qui des deux vaut mieux que l'autre?«
Dit le sire au long poil; »quel métier est le vôtre?
Quel est le plus savant, le plus utile enfin?
Dépêchez-vous; je veux croquer l'autre, et j'ai faim.«

L'enfance du jeune homme, assez peu régulière,
Avait fait constamment l'école buissonnière;
Mais dans la gymnastique il était maitre ès-arts,
Et croyait, tout compté, valoir tous les canards.
         »Je suis,« dit-il, »un des premiers de France
         Pour la voltige, et l'escrime et la danse;
Le plus hardi nageur, l'éeuyer le plus beau.
— C'est bien peu,« reprit l'ours eu léchant sou museau.
»J'ai su d'un mien cousin, qui dansait à Lutèce,
    Qu'on élevait un peu mieux la jeunesse,
Et toi, canard? — Moi!« dit l'oiseau du Nord,
»Celui qui fit un roi de l'aigle, me fit tort.
Comme l'aigle, je plane au séjour du tonnerre;
Comme lui, je nais, j'aime et produis sur la terre.
Mais l'onde est à moi seul; l'aigle n'y viendra pas.
Ma faim, même en gobant insectes et limas,
Est un bienfait pour l'homme; et quand il prend ma vie,
Par mon duvet encor sa couche est amollie.
         Mais, seigneur, vous avez bon goût;
Et ma chair toute crue est un pauvre ragoût.«

»— Je n'y toucherai pas,« dit l'ours, »fût-elle cuite.
Va-t-en, je rends hommage à ton rare mérite.
         Moi, ma compagne et mes petits,
         Nous mangerons de ce beau fils;
Et ce bipède humain, en nous faisant du chyle,
Aura fait une fois quelque chose d'utile.«

Fable XIII.
Un Congrès d'Oiseaux
(1837)

    Pour terminer un débat important,
De cent pays divers, et par troupes confuses,
S'assemblaient en congrès, sur les bords d'un étang,
    Des étourneaux, des bécasses, des buses,
         Et des airs maint autre habitant.
         A l'ouverture du colloque,
         Le premier point fut de savoir
Si d'un oiseau, venu des bords de l'Orénoque,
         Le plumage était blanc ou noir.
Un perroquet, habile à tourner son langage,
A plaider pour ou contre, et toujours au profit
    De son orgueil ou de son appétit,
         Soutint la blancheur du plumage;
    De mots ronflants fit un grand étalage;
         Fut très-piquant, très-érudit;
         Et, charmé de son éloquence,
         L'auditoire entier applaudit,
En criant: »Il est blanc, c'est de toute évidence!«

         »C'est une erreur,« répond un sansonnet;
    »Je soutiens qu'il est noir.« On écoute, on s'étonne;
On crie: »Assez; non, non: vive le perroquet!«
Mais l'orateur, dont rien ne trouble le caquet,
Cite Pline et Buffon, et la Charte et Blackstone,
Et de sa rhétorique épuisant l'arsenal,
De ses traits acérés accablant son rival,
         Fait si bien que son auditoire,
Passant à l'ergoteur qui parle le dernier.
Fait banqueroute au blanc et se met à crier:
»Vive le sansonnet! c'est clair; la plume est noire.«

La parole, en effet, est un puissant levier;
         Mais le jugement est fragile.
Sur maint exemple ici je pourrais m'appuyer;
Depuis que l'homme juge, on en citerait mille;
Et si par mes oiseaux vous n'êtes convertis,
Allez voir chaque jour une scène pareille,
    En certain lieu bien connu dans Paris;
         Mais je ne le dis qu'à l'oreille.

Fable XIV.
Le Serpent, le Hérisson et la Tortue

Sur l'humide gazon d'une forêt obseure,
Un serpent déroulait ses anneaux tortueux,
         Quêtant, cherchant à l'aventure
         Quelle innocente créature
Il ferait expirer sous son dard venimeux;
Quand au bord d'un marais se présente à sa vue
    Un hérisson suivi d'une tortue,
Animaux d'humeur douce et d'honnêtes penchants,
Et partant fort sujets à subir les injures,
         Les violences, les morsures,
    Des envieux, des forts et des méchants,
         Comme sont messieurs les serpents.
Du mal qu'il a rêvé savourant l'espérance,
De joie en les voyant le reptile a sifflé;
         Et le cou de venin gonflé,
    Sur la tortue avec rage il s'élance.
         Mais, par un instinct merveilleux,
La tortue a déjà, sous son toit écailleux,
Abrité prudemment ses pattes et sa tête;
Et de vains coups de dents assaillant ce rempart,
         L'impuissante et maligne bête,
         Use contre l'écaillé et ses crocs et son dard.

    Le serpent s'est lassé d'une lutte inutile,
Et sur le hérisson sa fureur se rabat;
Mais il n'a point trouvé, dans ce nouveau combat,
         Une victoire plus facile,
         Le hérisson s'est ramassé,
Et n'offre qu'un ballon de pointes hérissé
         A l'avidité du reptile.
Le premier coup de dent est aussi le dernier.
Le serpent jette un cri d'angoisse et d'épouvante;
Recule, et s' échappant à travers un hallier,
La langue déchirée et la gueule sanglante,
Va cacher son dépit en son impur terrier.

De la tortue alors le museau se hasarde;
    Son œil furtif de tous côtés regarde.
»Eh!« dit-elle, »es-tu mort, mon pauvre compagnon?
Le méchant n'a pas même entamé ma cuirasse...
         — J'ai fait mieux,« dit le hérisson;
»J'ai châtié le drôle, et sans cette leçon
         Il n'aurait pas quitté la place.«

Ce double exemple est un fort bon avis.
La patience et la philosophie
         Sont des recettes d'un grand prix
         Pour braver les traits de l'envie,
Les assauts de la haine et de la calomnie.
Mais que font au méchant vos innocents mépris,
Vos vertus même?... hélas! ce sont peines perdues.
Voulez-vous être en paix avec vos ennemis?
         Soyez plutôt hérissons que tortues.

Fable XV.
La Machine à vapeur

Sur un chemin de fer, dont la double nervure,
Aux miracles de l'art soumettant la nature,
Courait en noirs filets sur les monts nivelés,
Les fleuves asservis et les vallons comblés,
La machine de Watt, en sifflant élancée,
Du bruit de ses pistons frappant l'air agité,
Volait, rasant le sol, par la vapeur poussée;
    Et défiant, dans sa rapidité,
L'attelage divin par Homère chanté,
         Comme une comète enflammée,
         Elle jetait aux aquilons
         En épais et noirs tourbillons
         Sa chevelure de fumée.

Trente wagons, chargés d'hommes et d'animaux
Étaient dans son essor entraînés sur sa trace.
On eût dit un village, habitants et troupeaux,
Qu'un ouragan fougueux emportait dans l'espace
Et de cette merveille avides spectateurs,
         Tous les peuples du voisinage
         Couraient saluer son passage
         De leurs transports admirateurs.

Tout à coup la machine, échappant de sa voie,
A travers les rochers, court, éclate et se broie.
Le fracas des wagons par les wagons heurtés,
Les cris des voyageurs l'un sur l'autre jetés,
Font succéder l'horreur à la publique joie.
         Ce train si pompeux, si bruyant,
Où l'homme avec orgueil contemplait sa puissance,
         N'est plus qu'une ruine immense,
D'hommes et de débris pêle-mêle effrayant,
Et d'où vient ce malheur, cette prompte déroute?
D'un tout petit caillou qu'a jeté sur la route
         La main débile d'un enfant.

O vous, que, dans ce temps si fertile en naufrages,
De la fortune encore enivrent les faveurs,
         Conquérants de tous les étages,
Grands auteurs dont l'esprit se perd dans les nuages
Où vous ont élevés des compères menteurs,
         Vous tous qui d'un char de victoire
Crottez le pauvre monde, et vous faites accroire
         Que le jour ne luit que pour vous,
Brillants aventuriers, illustres casse-cous,
         Triomphez, roulez votre gloire;
         Mais gare les petits cailloux!

Fable XVI.
La chute d'un Gland

Au pied d'un chêne et sur un vert gazon,
         Se reposait une belette;
Quand un gland, détaché par le froid aquilon,
         Vint tomber à plomb sur sa tête.
    Elle s'éveille, et, tremblante d'effroi,
De ce lieu dangereux s'enfuit à perdre haleine,
Criant au rat des champs qu'elle regarde à peine:
         »Là-bas, là-bas vient de tomber sur moi
         La branche énorme d'un gros chêne.«
         Le rat n'eut garde d'aller voir.
Il dit à deux lapins broutant sur la colline,
         Qu'un gros chêne venait de choir
         Sur la belette sa voisine;
         Les lapins, en le racontant,
Y mêlent des éclairs et le feu du tonnere;
         Un écureuil, qui les entend,
         Y joint un tremblement de terre.
Bref, les faits, les détails, l'un par l'autre appuyés,
S'étaient le lendemain si bien multipliés,
         Qu'à trente milles à la ronde,
         Tous les animaux effrayés
Dans la chute d'un gland voyaient la lin du monde.

L'animal raisonnable a-t-il plus de raison,
Moins de crédulité? l'histoire dit que non.
Il a même de plus la malice et l'envie.
         S'oecupe-t-on d'un accident fatal,
               D'un crime ou d'une calomnie;
Par nature, à plaisir, il grossira le mal.
Mais citez un beau trait, osez louer la gloire
D'un homme de mérite ou d'un homme de bien;
         Il la rabaisse, il refuse d'y croire;
              Et mieux vaudrait qu'il n'en dit rien.

Fable XVII.
La queue des Singes

Dans Simiopolis, des singes capitale,
         Par une mort prompte et fatale,
Venaient d'être emportés les deux bouffons du roi.
         C'était, chez la gent grimacière,
Un poste de faveur, un éminent emploi,
         Une façon de ministère.
Trois partis le briguaient, et le peuple, en émoi,
Attendait le succès de cette grande affaire.
Les pongos, les loris, les magots, les gibbons,
Présentaient deux jockos dont ils vantaient d'avance
         Et la souplesse et la science.
         La plus forte de leurs raisons,
C'est qu'ils étaient sans queue, et que cette excroissance,
Cet excédant de poil et d'os,
Ce vain prolongement de l'épine du dos
Attestait une étroite et lourde intelligence.

         Les guenons et les sapajous,
         Les talapoins et les malbrouks,
Singes à longue queue, affirmaient au contraire
Que pour avoir du goût, de l'esprit, du talent;
         Une queue était nécessaire,
Que même le mérite était à l'avenant
De cet incrementum de la moelle épinière;
    Et deux makis, dont cette faction
         Appuyait la candidature,
Proclamaient hautement que sans cette parure,
Un singe n'était plus qu'un chétif embryon,
         Un monstre, une erreur de nature.
Un troisième parti luttait des quatre mains
         Pour deux mandrils à face bleue.
C'étaient les papions, maimons et babouins.
Ils ne contestaient pas le besoin d'une queue;
Mais la leur était courte, et leur avis était
Que des excès en tout il fallait se défendre;
Qu'en un juste milieu le sage se tenait;
    Et les mandrils étaient, à les entendre,
         Les candidats qu'il fallait prendre.

Le roi, qu'embarrassaient leurs contraires avis,
Les prit l'un après l'autre, et, comme le pays,
Reconnut qu'une fois investis de leurs places,
         Les mandrils, jockos et makis
         Faisaient tous les mêmes grimaces.

Tels sont, du pôle arctique aux champs des Patagons,
         Les partis et les coteries.
S'agit-il d'un fauteuil dans nos Académies,
         De ministres ou de bouffons,
Chacun pousse les siens, siffle ses adversaire
         Promet beaucoup et tient fort peu.
         Le train du monde n'est qu'un jeu
         De charlatans et de compères.
Ce qu'on appelle queue à Simiopolis,
Ils le nomment ici programmes ou systèmes;
         Mais leurs grimaces sont les mêmes,
Et les plus amusants ne sont point à Paris.

Fable XVIII.
L'Ourson et la Belette

Un ourson, grand joueur comme tous les enfants,
S'était pris d'amitié pour gentille belette.
Jouer ensemble était pour les deux une fête
         De tous les jours et de tous les instants.
Elle mordait l'ourson à la jambe, à la tête;
Il semblait désarmé de griffes et de dents.
Il grandit sans changer d'humeur et de manie.
On voit chez les humains peu de ces bêtes-là.
Mais il devint plus lourd; et sur sa pauvre amie,
Un jour, sans le vouloir, dans sa grosse folie,
         Si lourdement il retomba,
Que sous sa large patte elle resta sans vie.

Jouer avec les grands aux petits fait envie;
Mais le jeu n'est pas sur; croyez-en mes conseils
         Ne jouez qu'avec vos pareils.

Fable XIX.
Le Jardinier et son Maître

»Que fais-tu là, Gros-Jean, sur ta bêche appuyé?«
Disait au villageois qui soignait son parterre,
         Le maître d'une grande terre;
         »D'où te vient cet air ennuyé?
Quel chagrin du travail peut ainsi te distraire?«
» — Ma foi,« dit le valet, »je songeais à part moi
Que vous êtes bien riche et moi dans la misère;
         Et je me demandais pourquoi
         Dieu n'a pas fait la même loi
    Pour tous les fils de notre premier père.«
» —Pourquoi? répond le maître. Eh! mon pauvre Grosjean,
Si des biens de la terre à tous les fils d'Adam
         Dieu faisait un égal partage,
Nul n'aurait de quoi vivre; et maître ou serviteur,
Tu verrais moins d'argent dans ton petit ménage,
         Que n'en rapporte ton labeur.
C'est que dans la nature, et même en république,
L'égalité parfaite est folle et chimérique;
         C'est que jamais, sous le soleil,
         Nul être n'a vu son pareil.
         Tiens, regarde tous ces arbustes,
Qui doivent à tes soins leur éclat, leur fraîcheur;
         Grands, petits, frêles ou robustes,
Tout en eux est divers, le feuillage et la fleur.
De tes dogmes sur eux tente l'expérience.
Si, durant ce printemps, tu peux, par ta science,
         Les soumettre au même niveau,
Je partage avec toi ma terre et mon château.«

Mou rustre nffriandé s'ingénie et travaille.
Sa main ne quitte plus la règle et les ciseaux,
         Et tourmentant ses pauvres arbrisseaux,
Le soir et le matin les taille et les retaille.
Vain espoir! vain labeur! l'un en jets vigoureux
Lance de tous côtés une sève abondante;
L'autre pousse avec peine une feuille rampante
         De son bois sec et raboteux.
La règle, quatre fois, a passé sur leurs têtes,
Et, quatre fois, bravant sécateurs et serpettes,
         Les plus robustes ont brisé
Le niveau tyrannique à leur sève imposé.

Leur aspect chaque jour et varie et diffère.
L'un va du haut en bas, l'autre du bas en haut.
L'artiste a beau suer, c'est toujours à refaire.
La nature l'emporte et l'art est en défaut;
Et pour comble d'ennuis, après tant de bévues,
Tant de nuits sans sommeil, de jours fastidieux,
De travaux impuissants, d'illusions perdues,
         Le parterre n'en vaut pas mieux.

Fable XX.
Le Pot fêlé

         Moins pourvu d'or que de science,
Un jeune clerc, petitement meublé,
         Avait étourdiment fêlé
Sou pot à l'eau de modeste faïence.
         Le malheur n'était pas entier;
L'eau ne s'échappait pas à travers la fissure;
         Mais la moindre mésaventure
    Faisait frémir le futur bâtonnier.
         Il n'avait pas un sou d'avance,
         Et cette modique dépense
Eùt détraqué son budget d'écolier.

         Éclairé par sa pénurie,
         Il connaît enfin tout le prix
         Du meuble que son incurie
         Avait failli mettre en débris.
Il le ménage alors avec un soin extrême;
Il le prend à deux mains, hésite à le remplir,
Le porte bellement et le pose de même;
         A peine ose-t-il s'en servir.
C'est fort bien. En tout temps la prévoyance est bonne;
         Mais s'il eût pris un peu plus tôt
         Le quart des peines qu'il se donne,
         Il n'aurait pas fêlé son pot.

Tel est l'homme partout; c'est ainsi qu'il en use
         Avec les biens que le ciel lui départ.
Quand rien ne les menace, il jouit, il abuse,
Et parfois l'insensé livre tout au hasard.
Heureux quand sa prudence, à propos avertie,
Peut réparer encor les torts de sa folie!
Mais quand la raison parle, il est souvent trop tard.

Fable XXI.
Les Épagneuls de Madame

Le sort avait fait naître en un même logis
Deux ou trois épagueuls, le nombre n'y fait guère,
D'une même maîtresse également chéris,
Mais jaloux l'un de l'autre, et partant ennemis,
         A la faveur la plus légère.
         Quand plus alerte ou plus heureux,
L'un d'eux s'était posé sur le satin moelleux
Qui parait les genoux de leur belle maîtresse,
A l'instant contre lui les autres se liguaient,
    Se hérissaient, grommelaient, aboyaient,
D'injures, de brocards l'assassinaient sans cesse.
»Voyez donc, disaient-ils, son air et son maintien;
         Il n'a ni grâce, ni noblesse;
         Le vil flatteur, le vilain chien!
Il fatigue madame, il la froisse, il la blesse.«

Le vainqueur du moment ne restait pas sans voix.
Il se dressait, grognait; et, prompt à la riposte,
Des griffes et des dents il défendait son poste;
Aux cris des assaillants se mêlaient ses abois;
    Tant qu'à la fin pour terminer la guerre,
         La dame le jetait à terre.
Mais de son siége à peine avait-il déguerpi,
Que, sans craindre son sort, d'un élan plus rapide,
Un second épagneul s'y trouvait établi.
         La place n'était jamais vide,
         Ni le débat jamais fini.

Les acteurs seulement avaient changé de gamme.
    C'était alors au favori déchu
    D'injurier le nouveau parvenu,
D'infliger au tenant le m'épris et le blâme,
D'attaquer le giron qu'il avait défendu;
Et la pauvre maîtresse, en tout sens tiraillée,
Sous leurs griffes toujours laissait quelque lambeau
         De sa robe ou de son manteau.
Sa peau même parfois en était éraillée.

         Madame, c'est la royauté;
Ses faveurs sont emplois, cordons ou gros salaires.
    Mes épagneuls, chacun s'en est douté,
         Sont nos coureurs de ministères.
Tantôt dessous, tantôt dessus,
C'est la faveur ou la disgrâce
Qui fait leurs sentiments et souvent leurs vertus,
Aboyés quand ils sont en place,
Aboyeurs quand ils n'y sont plus.