Livre Quatrière
 

Livre Troisième
 

Le Peintre de Caricatures
Le Singe, l'Écureuil et le Chat
Les Écoliers émancipés
Le Marchand de Lunettes
Le Chien savant et le vieux Chien
Le Bateleur
Le premier Larcin
L'Anneau du Diable
Le Renard égalitaire
Le Philosophe et le Journal
L'Os à ronger
Le Loup et ses Conseils
Brama et le Ciron
Les Aventures d'uno Balle
Le Porc-Épic et sa Famille
La Taupe et le Fleuriste
La Fortune et le Mendiant
Les Étoiles et les Fusées
Le Puits de la Vérité
Le Janus automate
Le Chêne et ses Commensaux

Fable I.
Le Peintre de Caricatures

Un peintre d'animaux, émule de Grandville,
Montrait aux curieux d'une petite ville
         Les caprices de son pinceau.
C'étaient des faces d'homme avec art ajustées
Au cou d'un quadrupède, ou des tètes d'oiseau
Sur des épaules d'homme habilement montées.
Horace avait prédit, bien longtemps avant nous,
Que le monde rirait de cette extravagance;
    Et nos badauds riaient comme des fous,
    Sans y trouver la moindre ressemblance;
    Quand un bouffon (tout pays a les siens)
S'écria: »Notre adjoint ressemble à cette pie;«
         Et nul de ces bons citoyens
         Ne douta de l'allégorie.
         Depuis que l'homme est inventé,
         Il n'est bêtise ni folie
Qu'on ne fasse adopter par sa crédulité.

L'éveil donné, chacun se mit à reconnaitre
Son ennemi, son voisin ou son maître,
Se reconnut lui-même, et se crut insulté.
Le substitut se vit au cou d'une linotte;
         L'avocat dans un perroquet;
         Le médecin dans un baudet;
         Le maire, dans une marmotte;
         Le percepteur, le sous-préfet,
Le fier tambour-major de la garde civique,
Tous reconnurent leur portrait
Au cou d'un animal sauvage ou domestique;
Ce fut alors un hourra général.
A l'admiration succéda la colère,
Et ce peuple rieur devenait fort brutal
         Pour l'artiste et son éventaire,
Quand le juge de paix courut au bacchanal,
         Et se fit expliquer l'affaire.

C'était un bon humain, muni d'un gros bon sens,
         Chose rare dans notre temps.
Il écouta le peintre, examina ses tètes,
    Et, se tournant vers ce peuple en courroux:
»Allez en paix,« dit-il, »pauvres sots que vous êtes;
Cet homme n'a songé qu'à dessiner des bêtes.
         Pourquoi vous reconnaissez-vous?«

Je fais même réponse à certains personnages
         Qui dans mes innocents tableaux
         Ont cru retrouver leurs visages.
J'attaque de mon temps les vices, les défauts;
Mais en vain des portraits que ma muse crayonne
         On nomme les originaux.
    Je tire en l'air, et ne vise personne.
Qui veut se reconnaître a tort de m'en charger,
         Et qui s'en fâche apprête à rire;
         Le plus sage est de n'en rien dire,
         Le plus beau de s'en corriger.

Fable II.
Le Singe, l'Écureuil et le Chat

Un singe assez pourvu de malice et d'orgueil,
         Mais, à tout prendre, assez bon diable,
         Partageait le gîte et la table
         D'un vieux chat et d'un écureuil.
Le mérite d'autrui n'était pas son idole:
En arrière, toujours prêt à le dénigrer,
Toujours, en face, il semblait l'admirer,
Pour rire des niais que dupait sa parole.
         »Mon cher écureuil,« disait-il,
Que ton port est charmant! que ton air est gentil!
On n'a pas plus d'esprit, d'élégance et d'adresse.
Quant à ce vieux matou qui se lèche là-bas,
Je ne sais pas vraiment pourquoi notre maîtresse
Lui trouve de la grâce et de la gentillesse.
Il n'est bon qu'à tuer des rats.«

Quand le chat l'écoutait, c'était une autre cloche.
         L'écureuil n'était qu'un benêt,
Une tête à l'enyers, un petit freluquet
    Bon tout au plus à faire un tourne-broche.
Un soir que notre singe, après cent et cent tours,
    Sur le matou s'en donnait à cœur joie,
    Le chat survint, comme ils viennent toujours,
         Avec des pattes de velours
Qu'ils ont l'air de poser sur des tapis de soie.
    »Bravo,« dit-il, »moque-toi bien de lui.
Envers chacun de nous tu fais le bon apôtre,
         Et nous griffes l'un après l'autre.
Hier c'était son tour; c'est le mien aujourd'hui.«
Pris en flagrant délit par sou vieux camarade,
Le malin sapajou n'en fut pas plus honteux,
         Répliqua par une gambade,
Et fit en s'éloignant la nique à tous les deux.

J'ai vu de ces moqueurs, et sous de fort beau linge;
Mais dès qu'ils sont connus, leurs traits sont émoussés;
         Ceux-là mêmes qu'ils ont blessés
         S'en amusent comme d'un singe.

Fable III.
Les Écoliers émancipés

         Loin des mai très et des parents,
Un troupeau d'écoliers, sortis de tous les rangs,
Jouait dans la campagne; et tout enfant qui joue,
         Tout écolier en liberté
Par l'attrait de mal faire est toujours emporté.
Or, ceux-ci s'amusaient à se, couvrir de boue.
Plus le linge était blanc, et plus à le salir
         Mes gamins trouvaient de plaisir.
         Malheur aux pantalons de soie!
         Malheur aux habits de drap fin,
Aux chapeaux de castor, aux gilets de satin!
Chaque tache excitait de longs éclats de joie,
Et la fange sur eux pleuvait de toute main.
    Un étranger, passant par ces parages,
         Leur demanda de quels sauvages
         Ils étaient la postérité.
»Monsieur, dit un espiègle, élève de seconde,
Nous sommes de Paris, la royale cité
Des beaux-arts, du bon ton, de la civilité
         Et du premier peuple du monde.«
» — C'est bien,« dit l'étranger; »continuez; c'est bien.
Jetez-vous de la boue, et ne ménagez rien.
Aucun jeu n'est pour moi plus charmant que le vôtre;
         Et si vos pères vous grondaient,
         Si vos maîtres vous gourmandaient,
         Dites-leur qu'ils n'en font pas d'autre.«

Fable IV.
Le Marchand de Lunettes

         Un lunetier, marchand forain,
Venait de déballer au milieu d'un village
         Les trésors de son magasin,
Et de nombreux chalands, comme un bruyant essaim,
         S'abattaient sur son étalage,
    Quand dans les airs on vint à découvrir
Sur les flancs cotonneux d'un transparent nuage,
Un objet que les yeux ne pouvaient définir.

Pour lui trouver un nom la foule s'ingénie.
         Chacun se hâte d'essayer
         La lunette qu'il a choisie,
La braque sur la nue; et le premier s'écrie:
         »O miracle! c'est un bélier!«
« — Un bélier dans les airs! tu nous la donnes belle,«
Lui répond son voisin; »c'est une tourterelle.«
» — Vous vous trompez tous deux, ma foi, c'est un chevreuil,«
         Réplique à l'instant un troisième;
        »Je le tiens au bout de mon œil.«
» —C'est un âne,« dit l'autre. — »Allons!« fait un cinquième,
         »Tu n'es donc qu'un âne toi-même;
         C'est un magnifique bouvreuil.«

         Et là-dessus on se querelle.
    Les démentis, les mots injurieux,
Jurons et coups de poing tombent comme la grèle.
    Chacun soutient son dire en furieux.
         Enfants et femmes, tout s'en mêle.
Eh! d'où nait ce débat? D'un petit cerf-volant
Qui, durant tout ce bruit, vient tomber sur leurs tètes;
Mais, comme dans le ciel ils retrouvent leurs bêtes
          (Qu'avait dessiné le marchand
         Sur les verres de ses lunettes),
Le cerf-volant, tombé sur ce peuple de fous,
Sans en convaincre un seul, les eût écrasés tous.
    De sa lunette aucun ne se méfie;
Chacun à son voisin renvoyant le flambeau,
         Au péril même de sa vie
Soutiendrait l'animal blotti dans son cerveau.

N'en riez pas, Messieurs du monde politique;
         Vous avez vos bêtes aussi;
Et de mon lunetier vous êtes la pratique.
         Méfiez-vous de sa boutique:
         Il se nomme Esprit de parti.

Fable V.
Le Chien savant et le vieux Chien

    D'un chien savant récemment acheté
Une riche maison faisait sa jouissance.
Maîtres, enfants, valets, tout était enchanté
         De ses tours et de sa science.
         Il sautait pour qui l'on voulait,
Se dressait sur deux pieds, valsait, cabriolait,
         Faisait le mort, donnait la patte,
Devinait une carte, ou bien un numéro;
         Bref, le célèbre Munito
    Auprès de lui n'était qu'une savate.
Un vieux chien, accroupi dans un coin du foyer,
Où tout le monde, hélas! paraissait l'oublier,
         Tristement le regardait faire.
         C'était un enfant du logis,
         Qui jamais n'avait rien appris,
    Et qui pourtant écoutait sans colère
Les applaudissements, les éloges flatteurs
Qu'à ce nouveau venu donnaient les spectateurs.
»Ces talents,« disait-il, »sont des moyens de plaire,
D'amuser mes patrons, d'égayer leurs amis.«
Et le pauvre enviait à son heureux confrère
La joie et le bonheur de les avoir acquis.

Aussi, dès que la nuit fait régner le silence,
Qu'en un profond sommeil tout est enveloppe,
         Voilà que mon vieil écloppé
         S'évertue et se met en danse,
Et cherche à répéter les tours qui l'ont frappé.
Mais, hélas! sur ses pieds il se soutient à peine;
Ses jarrets affaiblis s'affaissent sous son poids;
Il perd à chaque pas l'équilibre et l'haleine;
         Il tombe et retombe dix fois.
»Ah!« dit-il, »c'est trop tard;« et la tête baissée,
         Il tourne sa triste pensée
    Vers un passé qui ne peut revenir,
Et reporte en son gite un tardif repentir.

Ainsi l'homme déplore, aux jours de sa vieillesse,
Les études, les jours qu'a follement perdus
         Son imprévoyante jeunesse.
Les vides, qu'en sa tête a laissés la paresse,
Se remplissent alors de regrets superflus.
Mais ce qu'on perd de temps ne se retrouve guère;
Et l'on ne voit, hêlas! ce qu'on aurait dû faire,
         Que pour gémir de ne le pouvoir plus.

Fable VI.
Le Bateleur

         »Entrez, messieurs, entrez, mesdames;
    Vous allez voir un spectacle fameux.
Il ne fait point rougir les filles et les femmes;
         C'est du nouveau, du merveilleux.
De Lisbonne à Berlin, de Londres à Trieste,
Nous avons fait courir culs-de-jatte, impotents.
    Entrez, voyez, et vous serez contents.
         Prenez vos places... s'il en reste.«
         Ainsi sur des tréteaux monté,
Après avoir soufflé dans un vieux cor de chasse,
Déclamait en plein air un malheureux Paillasse.
Le peuple à son appel venait de tous côtés,
Se pressait sur les bancs, couvrait les escabelles;
Et bientôt sur la scène, à la sombre lueur
         D'un quinquet et de trois chandelles,
         Parut l'incomparable acteur
         Annoncé par le bateleur.

Son flexible gosier imita la fauvette,
    Le rossignol, le canard, la chouette;
Rugit comme un lion, beugla comme un taureau,
Et de tout animal familier ou sauvage,
Ayant fait résonner les cris ou le ramage,
Il fit les trois saluts et tira le rideau.
Le public goûtait peu son langage mimique,
         Et regrettait fort son argent;
Mais Paillasse déjà reprenait en plein vent
         Son burlesque panégyrique;
Quand la foule, en sortant, l'observant de plus près,
Crut de l'autre bouffon reconnaître les traits.
         »Ah! pendard, c'est toi qui te vantes,«
Crièrent a la fois trente voix glapissantes;
         »Tu fais bien, car aucun de nous
         Ne te rendrait le même office.«
Et le public, pour se faire justice,
    Ramassait déjà des cailloux.

»Ecoutez-moi,« dit-il, »braves gens que vous êtes:
C'est vrai, sous deux habits je me suis présenté.
Si mon double métier n'est pas des plus honnêtes,
         Ce n'est pas moi qui l'inventai.
Je sais de grands auteurs, de célèbres artistes,
Plus connus dans Paris que votre serviteur,
    Qui, pour vanter les fruits de leur labeur,
Sous un nom différent se sont faits journalistes.
Quel que soit le métier qui vous donne du pain,
Pour vous achalander suivez notre système.
Quand, faute de louange, on petit mourir de faim
         Il vaut mieux se louer soi-même.«

Fable VII.
Le premier Larcin

N'abandonnez jamais le sentier de l'honneur,
Enfants, je vous le dis, malheur, cent fois malheur
         A qui fait un pas dans le crime!
Le chemin est glissant; on n'y peut s'arrêter:
         Qui se laisse une fois tenter
    Est tôt ou tard entraîné dans l'abime.

Près d'un clos entouré d'épineux arbrisseaux,
Un jeune voyageur, passant par aventure,
         Vit un poirier dont la verdure
S'effaçait sous les fruits qui chargeaient ses rameaux.
Une poire le tente; il franchit la barrière;
Et déjà de ce fruit savoure la douceur,
Quand un chien se réveille, et ce gardien sévère
         S'élance sur le voyageur.

Contre cet ennemi qui déjà le terrasse,
Le jeune homme est contraint de défendre ses jours:
Il redouble d'efforts, lutte, se débarrasse;
Et sa main, d'une bêche empruntant le secours,
         Etend le dogue sur la place.
Aux aboiments du chien, le maître est accouru.
Il voit son cher Azor sur la terre sanglante;
Et d'un destin pareil menaçant l'inconnu,
Du tube meurtrier il presse la détente.
Le coup part, le plomb siffle à l'oreille tremblante
         Du voyageur, qu'il n'a point abattu.
Mais cet infortuné, qu'emporte la colère,
De la bêche à son tour frappe son adversaire;
Et près de son Azor le maitre est étendu.
Du criminel bientôt s'empare la justice.
Il pleure vainement son malheur et ses torts.
         Malgré ses pleurs et ses remords,
Le jeune voyageur est conduit au supplice.
»Hélas!« s'écriait-il, »que mon sort est cruel!
Je lègue à ma famille une affreuse mémoire;
         Je meurs comme un vil criminel;
Et ne voulais pourtant dérober qu'une poire.«

Fable VIII.
L'Anneau du Diable

         Au temps des géants et des fées,
         Des sorcières, des enchanteurs
         Et des chevaliers pourfendeurs,
         Races par malheur étouffées
Sous les bûchers de nos inquisiteurs,
Dans un château du pays de Murcie,
         Et dont la mer baignait les tours,
Dé jeunes fous menaient joyeuse, vie.
Mets succulents, bons vins et symphonie,
Rien n'y manquait, pas même les amours;
         Chacun avait sa belle amie;
Quand le plus fou se mit à discourir
Sur le malheur d'ignorer l'avenir,
De ne pas lire au cœur de ses semblables
         Disant que pour en obtenir
         Et le pouvoir et le plaisir,
Il donnerait son Ame à tous les diables.

Voilà soudain que le plafond se fend,
Et sur la table une fée en descend.
         »Prends cette bague,« lui dit-elle,
         »C'est l'œuvre d'un démon femelle.
Elle dira ce que tu veux savoir,
Ce que tu crains du sort ou de ta belle
         Les soleils qu'il te reste à voir;
Tu verras tout comme dans un miroir.«
Disant ces mots elle est déjà partie;
         Et la joyeuse compagnie
         Reste un moment dans la stupeur,
         Et puis on se remet à rire.
         Mais voilà mon fou qui soupire,
         Et qui se pâme de douleur:
Il s'était vu mourir avant l'année,
         Et dans son àme consternée,
         Était déjà mort le bonheur.

Le voisin rit de son peu de courage,
Et se saisit du talisman fatal;
Mais vers sa belle il se tourne avec rage:
Il l'avait vue aux bras de son rival;
Et son poignard l'eût déjà perforée,
Si de ses mains on ne l'eût retirée.
         Le troisième sur un vaisseau
         Avait mis toute sa richesse:
         Il la trouvait au fond de l'eau,
         Et succombait à sa détresse.
Un autre enfin, c'était le fils du roi,
A pris la bague, et reculé d'effroi:
De son empire à peine il était maître,
Qu'il expirait sous le glaive d'un traître.
»Bien sot et fou qui vous imitera,«
Dit le dernier; »je reste dans le doute.
De notre mieux égayons notre route;
Nous pleurerons quand le malheur viendra.
Si l'éviter n'est point en ma puissance,
Je ne veux point m'en affliger d'avance.
Aimons, rions; si le bonheur parfait
Dépend un peu des choses que l'on sait,
Il tient beaucoup aux choses qu'on ignore.«
    Il dit, et le don de l'enfer
Par la fenêtre a volé dans la mer,
    Où, grâce au Ciel, il est encore.

Fable IX.
Le Renard égalitaire

         Sur un roc abrupt et sauvage
         Un aigle avait laissé tomber
Les restes d'un mouton, que dans le voisinage
Ce maraudeur ailé venait de dérober;
Et tous les animaux qui peuplaient la contrée,
Alléchés par l'odeur, couraient à la curée.
    Mais le rocher, taillé comme une tour,
         N'offrait, dans son vaste contour,
         Qu'une muraille lisse et roide;
         Et tout ce peuple quadrupède
Miaulait, grognait, jappait, glapissait à lentour.

Enfin, au pied d'un arbre on avise une échelle,
On la traîne, on la dresse; et, criant de plus belle,
Chacun des assaillants veut monter le premier.
»Amis,« dit un renard expert en beau langage,
    »Il n'est ici ni premier, ni dernier.
Nous sommes tous égaux, tous frères; il est sage
         Qu'il soit fait un égal partage
Du bien que le Destin daigne nous envoyer.
Vive l'égalité!...« Ce langage sublime
Excite de bravos un concert unanime.
Mais au bas du rocher, bien loin de s'oublier,
L'orateur d'un pied leste en a gagné la cime.
Il retire après lui l'échelle au nez de tous;
Et, mangeant à lui seul la part de tout le monde,
Laisse en vaines clameurs s'exhaler le courroux
         De ceux qu'a dupés sa faconde.

Ils devaient l'assommer, direz-vons; c'est affreux!
Là! là! Souvenez-vous de nos vieilles folies.
Avez-vous assommé ces charlatans verbeux,
Qui, jetant carmagnole et bonnet aux orties,
Ont pris titres, emplois, richesses, broderies,
         Et tiré l'échelle après eux?
Vous le verrez encor, si ces temps-là reviennent.
Les révolutions n'ont jamais d'autre bout.
         Les plus habiles prennent tout,
Et ne permettent pas que les autres parviennent.

Fable X.
Le Philosophe et le Journal

         Un philosophe de Paris,
         C'est-à-dire, en bonne logique,
    Qu'il n'était pas de nature stoïque,
Avait, pendant trente ans, et par nombre d'écrits,
         Prouvé que le droit de tout dire,
         De tout imprimer, tout écrire,
Était au genre humain par Dieu même transmis.
»L'air était,« disait-il, »moins utile à la vie.«
         Et quand on l'avait écouté,
On demeurait surpris qu'avant l'imprimerie
Le monde eût vraiment existé.

         Bref, ses principes triomphèrent;
    Les écrivains largement en usèrent.
Il plut des quolibets sur tous ses ennemis,
         Sur ses voisins, sur ses amis.
Tout était pour le mieux; et sa philosophie,
Opposant à leurs cris un merveilleux sang-froid,
    Justifiait même la calomnie,
Car elle confirmait le principe et le droit.

Son tour vint à la fin. Unegazette obscure
S'avisa de conter qu'il louchait de l'œil droit,
         Et que sa rare chevelure
Laissait voir au public un cerveau fort étroit.
L'offense, au ton du jour, était assez légère;
Mais notre philosophe en pâlit de colère.
»La presse,« criait il, »ne respecte plus rien,
         Et cette langue de vipère
Attaque sans égard son plus ferme soutien.«
» — Tout beau!« dit le journal riant de sa faibles:
         »Respectez, en bon citoyen,
         L'égalité devant la presse.
La liberté, de la commune loi
         N'a point excepté ses apôtres.
         Il faut savoir souffrir pour soi
         Ce qu'on exige pour les autres.«

Fable XI.
L'Os à ronger

Un jeune groom, espiègle assez malin,
         Agitant un os dans sa main,
         Donnait, en plein air, audience
         Aux chiens et chats de son logis,
         Qui, léchant leur museau d'avance,
         Et sur leur derrière accroupis,
Dévoraient de leurs yeux, brillants d'impatience.
    Le rogaton qui leur était promis.
    »Çà!« dit le groom, »quel en est le plus digne?
Je prétends le savoir avant de faire un choix;
         Rangez-vous tous sur une ligne,
    Et que chacun fasse valoir ses droits.«

» — Nuit et jour,« dit le dogue, »on sait bien que je veille;
En paix, grâce à mes soins, notre maître sommeille;
         Et, l'autre jour, un polisson,
         Qui médisait de la maison,
Dans ma gueule sanglante a laissé son oreille.«
         Le chien qui gardait les brebis,
         Vante à son tour sa vigilance:
         Jamais loups ne l'avaient surpris;
         Il imposait par sa vaillance
         A ces terribles ennemis.
Un vieux chat, composant sa mine papelarde,
         Compta les rats et les souris
         Que dans sa vie il avait pris.
         Des caves jusqu'à la mansarde
         Il n'en restait gros ni petits,
         Tant il était de bonne garde.
»A la course, à l'arrêt, je puis tout défier,«
         S'écrie enfin le chien de chasse,
Je flaire à deux cents pas le lièvre et la bécasse,
Et mon maître jamais n'a manqué de gibier.«

» — C'est bien! vous le servez ainsi qu'il faut le taire,«
Dit le groom. »C'est très-bien; votre zèle est parfait.
         Vous en recevrez le salaire.
         Et toi, mon griffon, qu'as-tu fait?
— Moi,« répond le griffon, dont le poil sec et rèche
Se dressait de plaisir à cet appel si doux;
         »Je n'ai tué ni rats ni loups;
Mais je vous suis partout, je vous aime et vous lèche,
         Et me ferais tuer pour vous.«
         » — A merveille! ma pauvre bête!
         Prends cet os, il est ta conquête;«
    Reprit le groom en le flattant;
    Et dans tout pays de la terre,
    Despotique ou parlementaire,
    Un ministre en eùt fait autant.
Mettez nu lieu d'un os une place importante;
De postulants divers la foule se présente:
L'un est grand politique ou savant magistrat;
L'autre a pour son pays cent fois risqué sa vie;
D'autres ont fait briller leurs talents, leur génie,
Leur amour pour le roi, leur zèle pour l'État,
         Leur dévoûment à la patrie.
         On les loue, on les glorifie;
Mais, qu'il arrive un sot, dont l'unique valeur
         Soit d'être, en toute circonstance,
         Le plat valet de Monseigneur,
         Le sot aura la préférence.

Fable XII.
Le Loup et ses Conseils

Des apprêts d'une chasse un loup fort alarmé
Avisa, sur la brune, à travers une grille,
    Un chien courant dans sa loge enfermé;
         Et, se disant de la famille:
    »Cousin,« dit-il, »je viens te consulter.
En tous lieux, je le sais, ta prudence est connue.
Dans nos forêts demain on fait une battue;
On en veut à mes jours. Dois-je fuir ou rester?
Notre chien, qui déjà se faisait une joie
         De le chasser le lendemain,
Craignait qu'en émigrant le prétendu cousin
         Ne lui ravit son plaisir et sa proie.

»D'où te vient,« répond-il, »ce ridicule effroi?
Les loups, s'ils le savaient, se moqueraient de toi.
Il est dans nos forêts mainte grotte profonde
Où tu pourrais braver tous les chasseurs du monde.
         Pourquoi donc changer de pays?
         Il faut rester; c'est mon avis.«
       »— C'est l'avis d'un sot ou d'un traître;«
Lui réplique le loup en lui montrant les dents.
»Malheur à qui suivrait tes conseils imprudents!
Je te croyais plus sage.« Et prompt à disparaître,
Notre quêteur d'avis a regagné les champs;
    Quand, au delà d'un large précipice,
Il aperçoit un daim couché sur le gazon,
Et le prie à son tour d'éclairer sa raison,
  »Car,« disait-il, »le doute est un affreux supplice.«

Le daim, qui sous sa dent avait peur de finir,
         N'eut garde de le retenir;
Et, fort impatient d'abréger l'entrevue,
         Lui conseilla de déguerpir
         Avant que l'aube fût venue.
»— Merci,« répond le loup; »c'est parler sensément.
Je vois dans ton conseil une amitié sincère.
         Je le suis sans perdre un moment;
Et j'ai bien du regret d'avoir mange ton frère.«

Sans être loups ni rois, nous sommes tous ainsi.
Qui demande conseil a déjà pris parti,
Et c'est l'intérêt seul qui le donne ou le prise.
         S'il contrarie, on le méprise;
S'il flatte notre idée, on lui répond merci;
Mais, si Dieu ne s'en mêle, on n'en fait qu'à sa guise.

Fable XIII.
Brama et le Ciron

    Le temps n'est plus où, par excès d'envie,
Les grenouilles crevaient à force de s'enfler.
Chacun s'enfle aujourd'hui sans vouloir se régler.
La rage de grandir n'est jamais assouvie.
Est-ce un mal? est-ce un bien? je ne dis oui ni non
         Mais je tiens d'un sage d'Asie
Un conte qui pourra nous servir de leçon.

         Pendant son exil sur la terre,
Brama, dormant un jour dans l'Ile de Java,
    Allait sentir le dard d'une vipère,
Lorsqu'en le chatouillant un ciron le sauva.
Les dieux eurent toujours de la reconnaissance:
         Ils ne sont ni peuples ni rois.
Brama dit au ciron: »Je reprendrai mes droits;
Et si tu viens alors invoquer ma puissance,
         Foi d'habitant du Paradis,
         Tes voeux seront tous accomplis.«

    Au jour venu, ciron ne tarda guère.
»Brama,« dit-il au dieu, »tu m'as fait trop petit.
Je veux être fourmi.« Crae, sitôt qu'il eut dit,
         Le voilà, selon sa prière,
         Citoyen d'une fourmilière.
         Chose nouvelle plaît toujours;
         Et son bonheur dura deux jours.
    Mais le troisième il vit une belette,
Trottant, leste et gentille, à travers les épis.
         »Oh!« cria-t-il, »la belle bête!
Peut-on rester près d'elle au nombre des fourmis?«
A peine a-t-il parlé, sur sa croupe allongée,
         S'étend un poil fauve et soyeux;
En museau délié sa trompe s'est changée;
         Et mon animal tout joyeux
Va, léger et fringant, à travers la campagne,
         Chercher sa nouvelle compagne,
    Quand un lapin vient s'offrir à ses yeux.
Soudain nouveau désir dans sa tête fermente.
Il se compare encore, il rougit, se lamente
         De rencontrer plus gros que lui;
    Et de Brama la bonté complaisante
Ne se lasse jamais de calmer son ennui.
Bref, il devint lapin, puis renard, puis gazelle,
    Zèbre, cheval; ce fut à tout moment,
Nouveau souhait, nouvel accroissement,
         Et métamorphose nouvelle.

Enfin de l'éléphant atteignant la hauteur,
     Il ne vit plus dans la nature entière
Un être dont il pût envier la grandeur;
         Et son céleste bienfaiteur
Crut avoir exaucé sa supplique dernière.
Vain espoir! dans ses vœux l'orgueil n'a point de frein.
S'il ne peut plus monter, l'égalité le blesse.
Notre éléphant d'hier voulut, le lendemain,
         Être le seul de son espèce.

Fable XIV.
Les Aventures d'uno Balle

    Par le salpêtre une balle lancée,
Fendait l'air et l'espace, et dans bien moins de temps
    Que n'en mettra ma prose cadencée
         A vous conter les incidents
         D'une aussi rapide odyssée.
         Dés son début, un sequin d'or
    Croit vainement en arrêter l'essor.
Elle brise en passant cet obstacle éphémère,
    Et le sequin, en éclats dispersé,
         A l'instant même est ramassé
         Par deux fils de Robert-Macaire.
Bientôt un grain d'encens, par les vents emporté,
         S'est rencontré sur son passage;
Même destin: l'encens par la balle écarté,
         De deux oisons est le partage.

Plus loin, c'est un amas de boue et de fumier,
         Où semble finir sa carrière,
         Quand, bondissant sur une pierre,
    Elle ressort du fétide bourbier
    Dans sa vitesse et sa vigueur première.
Mais après tant d'efforts où va-t-elle aboutir?
Dans un monceau de sable enfouie et perdue,
Elle ne laisse enfin de sa route inconnue
         Ni vestige ni souvenir.

Tel va droit à son but, sans que rien le dérange,
Un homme juste et ferme en ses désirs constants,
         Dédaignant l'or et la louange,
    Que le hasard, par un caprice étrange,
Jette parfois aux sots, fripons et charlatans,
Et passant à travers les vices de son temps,
         Comme la balle dans la fange.
Mais trop souvent, hélas! quand son rôle est fini,
Au bout de son chemin, que trouve-t-il? l'oubli.

Fable XV.
Le Porc-Épic et sa Famille

         Des jardins richement tenus,
De fleurs, de fruits et d'ombre abondamraent pourvus,
D'un nabab de Myzore amusaient l'indolence.
Mais pendant son sommeil cent animaux gourmets,
Marmottes, écureuils, putois, lézards, furets,
         S'en disputaient la jouissance,
Faisaient à ses dépens grande chère et bombance,
Souillaient et dévastaient pagodes et bosquets,
         Laissant partout dé leur liesse
         Des vestiges de toute espèce.
Le nabab, qu'ennuyaient ce bruit et ces larcins,
         Choisit, pour garder ses jardins,
Un porc-épic, animal domestique
         D'un naturel un peu rustique,
         Sachant très-bien que de ses dards
         Il poursuivrait tous ces pillards.

Le choix était parfait. Le gardien intraitable
Fit à tous ces vauriens une guerre de diable;
    Et le nabab, de son zèle enchanté,
         Applaudit à sa fermeté.
    Mais un beau jour, pendant sa promenade,
Voyant un animal qui, sans peur, sans façon,
         Rongeait un superbe melon,
Il dit au porc-épic: »Qu'est ceci, camarade?
—Seigneur,« fit le gardien, »c'est un de mes enfants
Que j'ai fait tout exprès venir des bords du Gange.
         Il m'aide un peu; vos jardins sont fort grands;
         Et puis qu'il sert, il est juste qu'il mange.«
Le nabab ne dit mot et poursuit son chemin;
Lorsque à cent pas de là se présente à sa vue
Un second porc-épic mangeant une laitue.
         Il s'informe, même refrain.
C'était encore un fils, zélé comme son père.
    Un peu plus loin se découvrit un frère,
         Puis deux neveux, puis un cousin,
Enfin de porcs-épics une famille entière,
Ayant pour le patron l'amour le plus ardent,
Bon pied, bon œil, et surtout bonne dent.
Le nabab indigné les gourmande, les chasse,
         Et met un gros chien à la place:
         Trois jours après, dans ses jardins,
         Il ne retrouva que des chiens.

         Chacun pour soi, disaient nos pères.
         Nous disons: chacun pour les siens.
         Dès qu'un homme arrive aux affaires,
A tout ce qui luf tient il doit des honoraires.
    Les bons parents font les bons citoyens.
Ainsi, pour admirer ces vertus de famille,
N'allez pas vers l'Indus mettre la voile au vent
         L'Almanach Royal en fourmille;
Chez nos hommes d'Etat cette qualité brille;
         Mais on les change trop souvent.

Fable XVI.
La Taupe et le Fleuriste

         Une taupe, aux ongles d'airain,
S'était dans un parterre avec la nuit glissée,
         Et, sous la terre crevassée,
En sillons tortueux y marquait son chemin.
Quel réveil pour le maître! et quels cris de détresse
A cet aspect fatal s'échappent de son cœur!
         Ses fleurs faisaient tout son bonheur.
Il saisit en pestant la bêche vengeresse;
    Et, pour punir l'animal destructeur,
Le corps penché, l'œil fixe et l'oreille tendue,
Immobile, il attend que la terre remue,
Et dénonce la bête à sa juste fureur.

La taupe, qui d'abord, par ses cris arrêtée,
Avait interrompu son travail souterrain,
         Le fait longtemps attendre; mais enfin
Mon guetteur patient voit la terre agitée;
Et la bêche à son tour s'agite dans sa main.
O revers! Pour punir cette bête odieuse,
Il faut anéantir une fleur précieuse,
    Une tulipe achetée à grands frais;
         Et mon fleuriste est Hollandais.
Attendons! se dit-il; mais la taupe maligne
Replonge, et de sa route, en habile mineur,
         Ne donnant plus le moindre signe,
         Pour désoler notre amateur,
Va, sous une tulipe et plus rare et plus chère,
Soulever tout à coup une autre taupinière.
    Nouveau retard et nouvelle douleur.
Bref trois fois et vingt fois ce jeu-là recommence;
Et quand notre fleuriste a perdu patience,
Quand, n'examinant plus quelle fleur il détruit,
De la bête maudite il a tiré vengeance,
Il ne peut réparer le mal qu'elle a produit.
Il raffermit en vain ses fleurs déracinées;
Tout se flétrit, tout meurt sur ses planches fanées;
De ses ménagements il déplore le fruit.

Ainsi dans un État, une armée, un collége,
Se glissent les erreurs, les vices, les abus.
         Quelque intérêt qui les protége,
Sachez les réprimer dès qu'ils sont reconnus.
Rois, peuples, arrêtez le mal dans son principe;
    N'imitez pas mon fleuriste éploré:
S'il eût sacrifié sa première tulipe,
         Il eût sauvé tout son carré.

Fable XVII.
La Fortune et le Mendiant
Imité de Krilof

Nous sommes toujours prêts à blâmer la Fortune.
C'est l'éternel refrain, c'est la plainte commune
De qui n'a sous les deux ni biens, ni dignités.
Mais tel qui de ses vœux l'accable et l'importune,
Est souvent seul l'auteur de ses adversités.
La Fortune est volage, et l'erreur du vulgaire
         Est de la croire sédentaire
Dans les palais des grands et même chez les rois.
Elle parcourt le monde, et s'arrête parfois
         A la porte d'une chaumière.
         Profitez de l'heureux instant,
Du regard que sur vous elle jette en passant.
Soyez prêt à saisir l'occasion propice.
Un jour peut vous payer de vingt ans de chagrin.
Votre avenir souvent dépend d'un seul caprice.
         N'attendez pas au lendemain.

         Aux portes d'une grande ville,
Une vieille masure était le triste asile
De trois infortunés accablés de besoins.
         Enfants d'une commune mère,
         Pour s'arracher à la misère,
Ils unissaient en vain leurs projets et leurs soins.
L'événement toujours trompait leurs espérances.
Jamais ne prospéraient leurs voeux ni leurs labeurs;
         Et, chaque jour, leurs doléances
A l'injuste Fortune imputaient leurs malheurs.

La déesse à la fin plaignit ces pauvres hères,
Jeta sur leur masure un regard de bonté;
Et, voulant les servir dans leurs moindres affaires,
         Leur consacra tout un été.
Un été, c'est beaucoup quand on a de l'adresse.
         La Fortune tint sa promesse:
Aucun de leurs projets ne fut plus traversé;
Et nos trois indigents, plongés dans l'allégresse,
Ne formaient plus un voeu qui ne fût exaucé.
L'un choisit le commerce; et, sans y rien comprendre,
Ne fit pas un marché sans d'énormes rapports.
Il n'avait, comme on dit, qu'à se baisser et prendre,
Et, chez lui, de Crésus roulèrent les trésors.

         Dans les bureaux d'un ministère
L'autre fut introduit; et, dans un autre temps,
         Avec sa tête et ses talents,
    Il eût vieilli dans la foule vulgaire
De ces commis obscurs, copistes routiniers,
         Qui dépensent leur vie entière
A dresser des brevets, à ranger des papiers,
         Et serait mort surnuméraire,
         Entre un pupitre et des dossiers.
Mais, grâce à la Fortune, on le croit un grand sire.
         Il obtient tout ce qu'il désire.
Tout lui vient en dormant, les places, les honneurs,
         Maison des champs, maison de ville,
Carrosse, cuisiniers, terres, cadeaux, flatteurs,
Dédicaces enfin, tout arrive à la file,
Et, d'encor en encor, notre heureux imbécile
         Est mis au rang des Monseigneurs.

Qu'a fait, pendant ce temps, le dernier des trois frères?
Il a couru les bois, les coteaux, les vallons.
         Et pris, dans ses toiles légères,
         Des mouches et des papillons.
C'était une merveille; et, dans cet exercice,
J'ignore quel grand maître avait guidé son bras,
Mais il faut convenir qu'il n'était pas novice;
         Il en prenait à chaque pas;
         Et, soit complaisance ou malice,
La Fortune à ses voeux ne les épargnait pas.

L'été finit pourtant. La déesse inconstante
Va sur d'autres humains répandre ses faveurs.
L'aîné garde son or, le second ses honneurs,
         Et le troisième se lamente.
Mais pourquoi se plaint-il de son funeste sort,
Que la Fortune ainsi le laisse à la besace?
         La Fortune n'avait pas tort,
         Et j'en reviens à ma préface.

Fable XVIII.
Les Étoiles et les Fusées

Du milieu d'une foule à grands frais amusée,
Vers un ciel dont la nuit obscurcissait l'azur,
         Une pétillante fusée
S'élançait hardiment; et dans l'espace obscur,
Par un sillon de feu sa queue étincelante
         Marquait sa route triomphante.
Le peuple applaudissait; et dans son fol orgueil
    Elle fondait sur ce bruyant accueil
         Les plus brillantes destinées,
S'éeriant: »Place, place, étoiles surannées!
A moi le firmament! vos honneurs sont passés.
         Ils n'ont duré que trop d'années.
         Cachez-vous, astres éclipsés.«

Elle éclate à ces mots en vives étincelles;
Et jette dans les airs, tout à coup éclairés
Par l'ardente lueur de ses feux colorés,
         Un groupe d'étoiles nouvelles.
         Aux transports d'un peuple enchanté,
         Redouble sa folle jactance;
Mais l'œil sur tant d'éclat s'est à peine arrêté,
Qu'il s'éclipse et s'éteint; le peuple fait silence,
         L'air reprend son obscurité;
         Et ma fusée évanouie
         N'est qu'une baguette noircie,
         Qui, loin d'atteindre au firmament,
S'en vient sur le pavé retomber lourdement
         Aux pieds de la foule ébahie.

La gloire suit parfois la vogue et le fracas;
Mais son temple est jonché de baguettes brisées;
Et l'Olympe est en vain assailli de fusées:
         Les étoiles n'en tombent pas.

Fable XIX.
Le Puits de la Vérité

Trois philosophes grecs expliquaient de leur mieux
De ce vaste univers la sublime harmonie;
Et suivant tous les us de la philosophie,
         Ils ne s'accordaient pas entre eux.
         Suivis d'une foule inquiète,
Qui de ce long débat espérait voir la fin,
Ils s'étaient rencontrés au pied du mont Hymète;
Et tout en disputant ils gagnaient du chemin,
         Lorsque arrivés sur l'orifice
D'un trou, que surmontait un portique voûté,
         Ils virent sur le frontispice,
Écrit en lettre d'or: PUITS DE LA VÉRITÉ.

»Bravo!« cria la foule, »et trêve de querelle;
         Nous saurons bien qui n'a pas tort.«
     Et l'on convint, par un soudain accord,
     Qu'on enverrait auprès de l'immortelle
     Celui des trois que nommerait le sort.
         Un disciple de Pythagore
Fut choisi, descendit, et presque au même instant
         Reparut d'un air triomphant,
Criant à ses rivaux qui disputaient encore:
»Le monde est formé d'eau, de feu, de terre et d'air.
De ces quatre éléments la matière est l'essence.
Ils nagent dans les flots d'un océan d'éther.
L'éther, c'est l'unité, l'âme, l'intelligence,
Résevvoir éternel de ces esprits vitaux,
Animant tour à tour les bêtes et les hommes.
Nous changeons tous de corps, et tous, tant que noussainmes,
Nous renaîtrons serpents, grenouilles ou corbeaux.

— Tu mens! a répondu l'élève de Leucippe;
Car en philosophie on admet en principe,
Qu'une grande insolence annonce un grand esprit.
Tu mens, et ton système aura peu de débit.
Je tiens de la déesse un monde plus solide.
Ce sont, depuis le roc jusqu'à l'être pensant,
Des atomes sans fin qui nagent dans le vide;
         Qui, s' attirant, se groupant, s'agençant,
Ont formé le soleil, la terre, les planètes,
Et forment tous les jours les hommes et les bêtes.«

Un long éclat de rire interrompt l'orateur.
         C'était un fils d'Anaxagore,
Qui du puits à son tour remontait en vainqueur.
Debout sur la margelle, il proteste, il pérore:
Il dit que le soleil est un bloc de fer chaud;
Que la mer fut à sec et la terre inondée;
Que de l'humidité, par le chaud fécondée,
Naquit le premier homme et le premier crapaud.

Mais le peuple à ce coup s'indigne et les outrage.
         »La vérité n'a qu'un langage,
         Dit-il, et, sur les trois docteurs,
         Il est au moins deux imposteurs.«
Dans le puits tous les trois on les force à descend
Mais quel tapage alors! quels cris étourdissants
         Ils font du bruit comme trois cents,
    La Vérité ne sait auquel entendre.
Elle fuit; et, depuis, nous avons beau rêver,
Ergoter, disputer, pâlir sur ces problèmes,
Entasser, renverser systèmes sur systèmes,
         On ne sait plus où la trouver.

Fable XX.
Le Janus automate

         Un artiste avait exposé
         Un automate à deux visages,
Qui, sur deux pieds humains habilement posé,
Du fameux Vaucanson surpassait les ouvrages.
Le portrait, que d'abord il offrait à nos yeux,
Avait un air capable et même impérieux.
         Son corps se cambrait en arrière;
Et des éclairs d'orgueil, des regards dédaigneux
         Rayonnaient sur sa tête altière.
A ses doigts renversés pendait un bulletin,
         Non de ceux où la renommée
         Nous racontait chaque matin
         Les exploits de la grande armée;
Mais un de ces papiers, tels que pour deux cents francs
         Tout Français a le privilége
         De déposer tous les cinq ans
         Dans la boite de son collége.

Prenait-on ce papier, sans bruit et sans effort,
         Par un invisible ressort,
L'automate changeait, et tournant sur lui-même,
         N'offrant plus qu'une face blême,
         Le dos en arcade plié,
    La bouche en cœur, le front humilié,
Il semblait, s'excusant de la liberté grande,
D'une timide main risquer une demande.

         »Ah! parbleu! dit un spectateur,
         Ce Janus est un électeur.
Il vote d'une face, et de l'autre il postule.
— Eh! pourquoi donc sur nous jeter ce ridicule?
         Lui répond un gros patenté.
         L'artiste, par un sot scrupule,
Na point osé placer dans la main du premier
         Une boule au lieu d'un papier;
Mais c'est un député dont la double figure...
— Non, non! crie un monsieur que pique cette injure
De ce double visage un ministre est l'objet.
         L'un sollicite son budget;
L'autre du parlement prononce la clòture.«

L'artiste à ce débat accourt épouvanté:
Ses outils n'ont jamais fait de la politique.
         On expose sa mécanique
         Aux rigueurs de l'autorité.
C'est l'homme de partout qu'il a prétendu faire,
    Humble et rampant s'il a besoin d'autrui,
Dur et superbe alors qu'on a besoin de lui.
Et moi, mes chers lecteurs, rapporteur de l'affair
Je ne conclus à rien; vous seuls en jugerez.
         Des faits que je vous ai narrés,
    Vous avez vu le triple commentaire;
         Prenez celui que vous voudrez.

Fable XXI.
Le Chêne et ses Commensaux

         Un chêne, vieux comme la France,
Mais jeune de vigueur, de force et d'élégance,
Était d'un beau jardin l'ornement le plus beau,
Battu cent et cent fois des vents et de l'orage,
Il les bravait encore, et de son vaste ombrage
Abritait dans leurs jeux les filles du hameau.
L'art ajoutait encore à sa noble parure.
Par l'homme ou par les vents à ses pieds apportés.
Des arbustes divers de forme et de verdure,
         De vingt ornements empruntés
         Nuançaient les mâles beautés
         Dont l'avait doté la nature.

De son tronc colossal gracieux vêtement,
         Le lierre, aimable parasite,
De la base au sommet l'embrassait mollement.
         Le cobæa, la clématite,
La vigne, aux bras du lierre enlaçant leurs rameaux,
Du chêne, en serpentant, atteignaient les rameaux,
Et, courant à travers l'aérien dédale,
Retombant en festons, remontant en spirale,
Croisant de tous côtés leurs flexibles rameaux,
Débordaient ou pendaient en touffes diaprées,
En guirlandes de pampre ou de grappes dorées;
         Et la gourde du pèlerin
Jetant sa large feuille au milieu de ces groupes,
         Figurait les glands et les houppes
         De cet immense baldaquin.

Sur ce dôme de fleurs, de fruits et de feuillage,
Le promeneur aimait à reposer ses yeux.
Mais tous ces arbrisseaux, dont l'heureux assemblage
         Formait ce tout harmonieux,
Se plaignaient l'un de l'autre, et du mince partage
Que faisait à chacun l'injustice des cieux.
         Le cobæa reprochait à la gourde
Sa feuille trop épaisse et sa coque trop lourde;
La vigne à tous les deux réclamait le soleil,
Qu'ils volaient, disait-elle, à ses grappes vermeilles;
         La clématite étouffait sous les treilles;
La gourde lui jetait un reproche pareil;
Le lierre s'indignait que, sans honte et sans gêne,
Chacun, pour s'élever, vînt s'accrocher à lui.
»Eh! que dirai-je, moi, leur répondit le chêne,
Moi qui vous sers à tous de lien et d'appui?
Dieu nous donne en commun la lumière et l'espace,
         Chacun a droit d'y prendre place;
    Et, faible ou fort, tout voisin est fâcheux.
A l'intérêt de tous sacrifions les' nôtres.
         Supportons-nous les uns les autres;
         Le monde n'en ira que mieux.«