I.
La Biche et le Derviche
Une biche, à son deuil fidèle,
Pleurait ses deux faons bien-aimés,
Et traînait sa lourde mamelle,
Au fond des bois accoutumés.
Tout à coup s'offrent à sa vue
Deux petits loups: ils vont mourir;
Mais de pitié la biche émue
Donne son lait pour les nourrir.
Hôte des bois, un vieux derviche,
D'un œil surpris, la contemplait:
»A qui vas-tu , ma pauvre biche,
Donner ton amour et ton lait!
Imprudente! tu crois peut-être
Trouver un loup reconnaissant;
Mais cet animal n'est, qu'un traître:
Qui boit ton lait boira ton sang!
— Cette pensée est trop amère,
Dit la biche, et, sans voir si loin,
Je n'ai qu'un but, qu'un seul besoin
Remplir le saint devoir de mère.
Pour mon bonheur, je dois nourrir;
J'en crois l'instinct qui me l'atteste:
Mon lait serait un poids funeste
Si je n'avais à qui l'offrir.«
Ainsi, sans espoir de salaire,
L'infatigable Charité
Dispense à tous, avec bonté,
Les soins d'un amour tutélaire,
Et les cœurs purs et bienfaisants
Qu'elle a choisis pour ses apôtres,
Trouveraient leurs trésors pesants
S'ils n'y faisaient la part des autres.
II.
L'Aigle et l'Araignée
Dans les hauteurs du ciel par son vol emporté,
Au sommet du Caucase un aigle était monté,
Et, sur un cèdre centenaire
Ayant posé son pied hardi,
Joyeux, il contemplait l'espace solitaire
Et croyait découvrir les confins de la terre,
Qu'à ses yeux révélait l'horizon agrandi.
Dans les steppes sans fin, il voyait les rivières
Dérouler de leurs flots les sinueux détours;
Les prés, les bois, parés de leurs fleurs printanières,
En verdoyants tapis étalaient leurs atours,
Et, comme un grand désert plein d'ombres,
La Caspienne, étendant ses eaux,
Agitait ses flots noirs, plus sombres
Que les ailes des noirs corbeaux,
»Gloire à toi, Jupiter! dit l'aigle, ô divin maître.
Quand ta main, créant l'univers,
Répartit ses dons à chaque être,
Tu donnas tant de force à l'aigle, roi des airs,
Qu'il n'est point de hauteur aux voûtes éternelles
Où mon puissant essor n'ait fait planer mes ailes,
Et je viens de ton oeuvre admirer la beauté
Sur des sommets où nul avant moi n'est monté!
— Tu n'es qu'un fanfaron! s'écrie une araignée
Sur un rameau voisin s'agitant indignée;
A t'entendre, mon cher, on dirait, sur ma foi,
Que tu te crois ici perché plus haut que moi!«
L'aigle baisse les yeux; il voit l'ignoble bête
Qui, près de lui, de fils enlaçant les rameaux,
Se trémousse à l'ouvrage, et, jusque sur sa tête,
Vient de sa toile immonde étendre les réseaux.
On eût dit que l'insecte à l'humeur tracassière
Prétendait du soleil lui cacher la lumière.
»Toi si haut! lui dit l'aigle; eh! les plus forts jamais
N'ont osé de leur vol effleurer ces sommets!
Mais toi, faible et d'ailes privée,
Pour venir ici tu rampas?
— Moi ramper! Ma fierté n'y consentirait pas.
— Comment sur ces hauteurs es-tu donc arrivée?
— En m'accrochant à toi; d'en bas jusques ici,
Sur ta queue, en volant, tu m'apportas ainsi.
Mais dis-moi, camarade, en somme,
Si j'arrivai par toi, sans toi j'ai pu rester;
De grands airs devant moi sois donc plus économe,
Et sache que, sans me vanter,
Je pourrais. . . « Mais du vent qui soufflait sur les cimes
Un tourbillon vient l'emporter,
Et la jette au fond des abîmes.
Vous et moi, nous voyons souvent dans nos cités
Certaines gens d'humeur hautaine
Qui, légers de mérite et sans prendre grand'peine,
Comme notre araignée au faite sont montés.
A quelque grand seigneur accrochés par derrière,
Ils se gonflent d'orgueil, et leur mine est si fiere,
Que des forces de l'aigle on les croirait dotés;
Mais sur eux et sur leur lignée
Qu'un léger vent vienne à souffler,
Dans la fange on les voit rouler
Avec leurs toiles d'araignée!
III.
Les Oies
Une longue perche à la main,
In manant conduisait des oisons à la ville;
Mais, s'il faut parler franc, tout le long du chemin,
Il traitait son troupeau de façon peu civile.
C'était jour de marché, notre homme était pressé,
Et, lorsque l'intérêt se mêle en quelque affaire,
La bête en peut pâtir quand l'homme est tracassé.
Ce rustre avait-il tort? Je suis d'avis contraire;
Mais j'avouerai que nos oisons
Pour juger autrement avaient bien leurs raisons.
Harcelant les passants qu'ils trouvaient sur leurs voies,
Tous en cris déchirants exhalaient leur douleur:
»Fut-il jamais plus grand malheur?
Nous traiter ainsi, nous, des oies!
Voyez comme un rustre ignorant
Et nous pourchasse et nous étrille!
Ne dirait-on pas qu'il nous prend
Pour des oisons de pacotille!
Ce drôle a-t-il jamais songé
Qu'à nous porter respect tout homme est obligé,
A nous qui descendons des illustres volailles
Qui du saint Capitole ont sauvé les murailles?
Rome ordonna (notez ceci!)
Qu'on leur consacrerait des fêtes!*
— Et vous, dit un passant, vaniteux que vous êtes,
Vous voulez pour ce fait qu'on vous honore aussi?
— Oui, jadis nos aïeux... — Je sais, j'ai lu l'histoire;
Mais vous, qu'avez-vous fait qui soit si méritoire?
— Nos aïeux, dans l'antiquité,
Nous l'avons dit, ont sauvé Rome!
— Oui, ce point n'est pas contesté;
Mais, vous, qu'avez-vous fait, en somme?
— Nous? Nous n'avons rien fait. — Rien donc ne vous est dû!
Laissez là vos aïeux, mes amis, sans reproche,
L'honneur qu'ils méritaient leur fut jadis rendu;
Mais vous, vous n'êtes bons qu'à rôtir à la broche!«
Ma fable est-elle claire, ou dois-je encore chercher
A l'éclaircir par d'autres voies?
— Non: d'aucuns pourraient s'en fâcher;
Gardons-nous d'agacer les oies.
*On
sait qu'en mémoire du Capitole sauvé par les oies, un décrel
institua, à Rome, une fête nationale annuelle, pendant
laquelle une
oie était portée triomphalement dans une litière.
IV.
L'Éléphant en faveur
Au roi lion ayant su plaire,
L'éléphant, un beau jour, parvint aux dignités;
Mais les hôtes des bois, d'un tel choix dépités,
En glosaient assez haut, et, comme à l'ordinaire,
Chacun faisait son commentaire.
»D'où viennent, disaient-ils d'un air très-intrigué,
A si pauvre sujet ces faveurs singulières?
Il est affreux, il n'est pas gai,
Rien d'aimable ou de distingué
Dans son port et dans ses manières.«
Et les caquets d'aller. »Ah! dit maître renard
Déroulant sa queue avec art,
S'il avait à montrer ce soyeux appendice,
Sa faveur, à coup sûr, aurait été justice,
Et j'y pourrais du moins applaudir pour ma part.
— Si de griffes, dit l'ours, sa patte était pourvue,
Tout pourrait s'expliquer, et nul ne dirait rien:
Cet agrément l'eût mis en vue;
Mais il en est privé, chacun le sait très-bien.
— Eh! dit alors le bœuf, près de sortir des bornes,
Il a de longues dents; sans doute il leur a dû
De la faveur du roi l'honneur inattendu:
Qui sait si l'on n'a point pris ses dents pour des cornes!«
L'âne, faisant claquer sa double oreille en l'air:
»Je sais, dit-il, pourquoi l'on a faveurs pareilles;
Voulez-vous le fin mot? Pour moi, le fait est clair:
S'il a plu, c'est par ses oreilles!«
Par la jalousie excités
A noter les défauts des autres,
Nous leur cherchons des qualités
Pour attirer l'œil sur les nôtres.
V.
Les Musiciens
Un amateur, un jour, à sa table convie
Un sien voisin; mais il avait deux buts:
La musique étant sa manie,
A son hôte il voulait, dans une symphonie,
Faire entendre ses chœurs* pour leurs premiers
débuts.
On entonne; à chanter chacun s'escrime en brave;
Mais quel train! l'un monte au grenier
Quand l'autre descend à la cave,
Et tous, à qui mieux mieux, hurlent à plein gosier.
Notre hôte à son tympan sent qu'on fait avanie,
Et la tête lui tourne: »Au nom du ciel, pitié!
Criait-il effaré; la plaisante harmonie!
Ton chœur braille, et ces gens sont fous plus d'à moitié.
— Oui, dit l'amphitryon, qui craint de lui déplaire,
Leur voix détonne un peu, volontiers je l'admets;
Mais ces gens-là, mon cher, ne s'enivrent jamais,
Et leur conduite est exemplaire!«
Moi, je dirai: Boire n'est rien;
Quand tu te charges d'une affaire,
Bois si tu veux, mais fais-la bien!
*Quelques
seigneurs russes élèvent et entretiennent à domicile,
pour le service de leur chapelle particulière, un grand
nombre de
chantres qui, en général, forment des choeurs
très-remarquables,
quoi qu'en dise ici la maligne critique de notre auteur. Ces
fantaisies
ruineuses deviennent, du reste, plus rares de jour eu jour.
VI.
L'Oracle
Dans un temple païen, jadis un dieu de bois
Passait pour un habile oracle;
Ses réponses étaient des lois,
Et ses conseils faisaient miracle.
D'or et d'argent couvert des pieds jusqu'à la tête,
D'hommages assourdi, tout enivré d'encens,
Il voyait affluer les voeux et les présents,
Tant les gens aveuglés croyaient à leur prophète!
Tout à coup, scandale inouï!
Notre oracle, un beau jour, se trouble et déraisonne,
Il ment effrontément à chaque avis qu'il donne,
Ou parfois, restant court, ne dit ni non ni oui.
Grande rumeur! chacun de dire:
»Qu'arrive-t-il? qu'est devenu
Ce grand esprit qui savait lire
Les secrets du monde inconnu?«
Or, voici le fin mot: la statue était creuse;
Des prêtres, dans ses flancs cachés en tapinois,
Prêtaient au dieu muet leur esprit et leur voix:
Si c'étaient gens experts, la chance était heureuse;
N'hésitant jamais sur le mot,
L'oracle aux consultants paraissait très-habile;
Mais, si le prêtre était un sot,
Le dieu n'était qu'un imbécile.
Maint savant chez nous, m'a-t-ondit,
Sait ainsi se tirer d'affaire:
Il peut passer pour érudit,
Tant qu'il garde un bon secrétaire.
VII.
Le Bluet*
Desséché par le vent dans un champ solitaire,
Triste, près de mourir, sans force et sans chaleur,
Un bluet inclinait sa tète vers la terre,
Et sa voix aux zéphyrs murmurait sa douleur:
»Que le jour est lent à paraître!
Et pourtant, lorsque le soleil
Aura doré les champs de son éclat vermeil,
Peut-être à ses rayons pourrai-je encor renaître!
— Tu n'es pas, mon cher, assez sot
Pour t'abuser ainsi, j'espère,
Lui repartit un escarbot
Qui, près de là, fouillait la terre.
Crois-tu que le soleil n'ait pas autre souci
Que de voir si tu nais ou si tu meurs ici?
Il n'en a, sois-en sûr, ni le temps ni l'envie.
Tu ne sais rien, mon cher, des choses de la vie!
Comme moi de ce monde observant les secrets,
Dans les airs, en volant, si tu pouvais me suivre,
Tu comprendrais que seuls les champs et les forêts
Sont nés pour le bonheur, et seuls ont droit de vivre.
Si le soleil veut bien dispenser ses chaleurs,
Ce n'est qu'au cèdre allier, ce n'est qu'au chêne immense.
Ses rayons, il est vrai, daignent donner aux fleurs
Des parfums embaumés et de riches couleurs;
Mais des fleurs avec toi grande est la différence!
Tel est leur prix et leur beauté
Que le Temps, qui ne plaint personne,
Est pourtant lui-même attristé
Quand de sa faux il les moissonne;
Mais toi, quel est ton charme et quel est ton parfum?
Ta voix pour le soleil n'est qu'un bruit importun.
Nul rayon ne prendra la peine
De venir te chercher. Crois-moi,
N'attends plus rien, ta plainte est vaine;
Sèche, et tais-toi!«
Mais le soleil paraît; sur la nature entière
Il répand à grands flots ses feux et sa lumière;
Sur l'empire de Flore un rayon a passé;
Tout renaît, tout se vivifie,
Et le pauvre bluet, que la nuit a glacé,
Sous ce regard du ciel a retrouvé la vie!
Vous qu'au faîte des dignités
Le pauvre en suppliant contemple,
Oh! que de mon soleil les libéralités
Vous soient d'un salutaire exemple!
Voyez: par lui tout vit, par lui tout est heureux!
Ses soins, comme au cèdre superbe,
Partout où vont briller ses rayons généreux,
Sont prodigués même au brin d'herbe.
Ainsi qu'un pur cristal scintille aux feux du jour,
Le cœur de tout mortel s'embrase à son image,
Et l'univers entier, par un hymne d'amour,
Le bénit et lui rend hommage!
*Cette
fable se rattache à un épisode de la vie du poëte. Krîlof,
atteint d'une grave maladie, à une époque où, encore peu
connu,
il ne pouvait guère attendre de marques d'intérêt pour sa
personne,
s'était trouvé inopinément l'objet des plus délicates
attentions de la part
de l'impératrice mère, Marie Fœdorovna, veuve de Paul Ier,
princesse
qui a laissé en Russie une grande renommée de bienfaisance.
Invité par elle à passer au château de Pavlovsky les
premiers jours de sa
convalescence, le poêle laissa cette jolie fable dans un des
pavillons du jardin
pour témoigner sa reconnaissance à sa prolectrice.
VIII.
Le Riche pauvre
»Beau plaisir, ma foi, d'être riche,
Si l'on veut, comme un indigent,
De boire et de manger se montrer toujours chiche,
Sans avoir d'autre soin que d'entasser l'argent!
A quoi bon tant d'écus? La mort vient qui nous presse;
Nul de nous, au fatal moment,
Ne saurait emporter sa caisse,
Et l'on n'a rien connu que misère et tourment!
Ah! si j'avais bourse bien ronde,
Comme ils danseraient, les ducats!
Quels bals! quels festins! quels galas!
Il en serait bruit par le monde!
Mais à faire aux autres du bien,
Je mettrais mon plus cher délice:
Riche qui ne dépense rien
Fait de sa vie un long supplice!«
Couché sur un banc froid et nu,
Ainsi philosophait dans sa pauvre chaumine
Un gueux tout en haillons et d'assez triste mine,
Quand des fentes du mur sortit... un inconnu,
Un sorcier, nous dit l'un, ou, nous dit l'autre, un diable.
(Le second, je crois, n'a pas tort;
Mais, sur ce point, obscur d'abord,
Les faits parleront dans ma fable.)
L'inconnu près du gueux s'arrête et parle ainsi:
»Tu voudrais être riche, et j'ai pu même entendre
Dans quelle intention, car j'étais près d'ici;
C'est fête pour mon coeur quand j'ai service à rendre;
Tiens, prends la bourse que voici:
J'y mets un ducat seul, mais, pour grossir la masse,
Quand tu l'en tireras, un autre y prendra place;
Tu ne saurais manquer de t'enrichir ainsi;
Prends des ducats, mon cher; pour toi libre carrière
A ton gré, sans compter, tu peux les entasser,
Mais retiens bien ceci: tu n'en peux dépenser
Qu'après avoir jeté la bourse à la rivière.«
Il dit et disparaît. Près de perdre l'esprit,
Notre homme est stupéfait et sa joie est immense;
Mais, plus calme enfin, il commence
A tirer des ducats comme il était prescrit.
Est-ce un songe moqueur qui vient troubler sa vue?
O prodige! un ducat à la bourse ravi
Aussitôt d'un autre est suivi,
Qui sous sa main tremble et remue!
»Je vais, dit-il, tirer des ducats à foison,
Et, riche, dès demain, je vis en sybarite!«
Le lendemain, le gueux se donne autre raison:
»Je suis riche, il est vrai, mais la dose est petite;
D'accroître son avoir tout homme est curieux:
Être riche, c'est bien; l'être deux fois, c'est mieux.
Si j'ai le sac en main, c'est pour qu'il me profite.
Point de paresse! allons! un jour, un jour encor,
Je veux jusques au soir fouiller dans mon trésor.
Voici pour la maison, voici pour l'équipage...
Et voilà pour le petit bien!
Eh! parbleu! si je veux acheter un village,
L'occasion est belle et je n'en perdrai rien;
Pas si sot! La sacoche est merveilleuse aubaine,
Gardons-la! Je puis bien jeûner encore un jour;
Et, quand ma caisse sera pleine,
J'emplirai ma panse à son tour!«
Un jour, une semaine, un mois, un an se passe;
Il ne peut plus compter les ducats qu'il entasse;
Il mange et boit fort mal. Dès que l'aube a paru,
Sans trêve, il court au sac plonger sa main avide,
Et, quoique tous les soirs son trésor soit accru,
Tous les soirs dans sa caisse il trouve encor du vide.
Mon gueux voudrait parfois, écoutant la raison,
Jeter la bourse à l'eau... Soudain, son cœur se serre;
Il fait un pas vers la rivière,
Il en fait deux vers la maison.
»Foin de moi! se dit-il en rapportant la bourse;
J'ai perdu la cervelle! Est-il bien de saison
D'aller jeter un sac d'où l'or coule de source?«
Du malheureux déjà les cheveux sont tout gris;
Jaune comme son or, sa peau hâve et ternie
Ne couvre qu'à regret ses membres amaigris;
Il perd santé, repos, et touche à l'agonie!
Quand viendront les festins? O projets superflus!
Déjà depuis longtemps le gueux n'y pensait plus;
Mais du mourant la main tremblante
Tous les matins venait encor
De la bourse, à son gré trop lente,
Tirer sans fin, tirer de l'or;
Et de ses millions il comptait le neuvième,
Quand, dévorant des yeux l'or qu'il a tant rêvé,
Il vient mourir sur le banc même
Où le diable l'avait trouvé!
IX.
Le Parnasse
Quand la Grèce hors de ses plaines
Eut un beau jour chassé ses dieux,
Les habitants, à qui mieux mieux,
Se partagèrent leurs domaines.
Du Parnasse les verts coteaux,
Livrés dès lors à des profanes,
Sous la loi de maîtres nouveaux,
Servaient de pâturage aux ânes.
Or, nos baudets, sachant fort bien
Que les Muses, au temps ancien,
Avaient habité la contrée,
Se disaient: »Ce n'est pas pour rien
Qu'au Parnasse on nous donne entrée!
De ces neuf Sœurs les tristes chants
Ont ennuyé l'humaine espèce;
Pour s'égayer, chacun s'empresse
De faire appel à nos talents.
— A l'oeuvre donc! et confiance!
J'entonne, crie un des intrus,
Partez, ne vous arrêtez plus;
Mes amis, point de défaillance!
Il faut illustrer nos débuts!
Faisons tonner notre musique
Plus haut que n'ont fait les neuf Sœurs,
Et de façon plus harmonique
Tâchons d'organiser nos chœurs!
Pour que chez nous nulle chicane
Ne trouble la fraternité,
Il nous faut prendre un arrêté:
Quiconque n'aura point l'organe
Dont l'âne parait seul doté,
Doit du Parnasse être écarté
A tout jamais comme un profane.«
Dans ce discours approfondi,
Mon baudet, parlant comme un âne,
Est par les ânes applaudi.
Le nouveau choeur alors se rue,
Avec rage, en cris insensés;
On croit entendre une cohue
De chariots faisant dans lâ rue
Grincer leurs essieux mal graissés.
Comment ce sabbat exécrable
Cessa-t-il? N'y pouvant tenir,
L'ânier du Parnasse à l'étable
Vint les chasser, pour en finir.
On a chez nous même manie:
Dans mainte place, on croit en vain
Qu'avec le rang vient le génie;
On s'estime un grand écrivain
Dès qu'on siège à l'Académie.
X.
L'Homme et son Ombre
Un plaisant, pour saisir son ombre,
Se donnait un jour grand tracas;
Il fait un pas, deux pas, trois pas,
Elle en fait aussi pareil nombre.
Il court, et l'ombre court encor,
Sans jamais céder ni se rendre:
On dirait vraiment un trésor
Qui ne veut pas se laisser prendre!
Notre original, un beau jour,
Mieux avisé, court en arrière,
Et c'était l'ombre, alors moins fière,
Qui poursuivait l'homme à son tour!
O femmes! parmi vous plus d'une...
Eh bien, quoi? qu'allez-vous penser?
Je ne veux pas vous dénoncer;
Parlons plutôt... de la Fortune:
La quinteuse a des fruits si doux,
Que chacun veut mordre à sa grappe;
Courez après: elle s'échappe;
Tournez le dos: elle est chez vous!
XI.
Le Bois et le Feu
Soyez prudent en amitié;
Déguisé sous ce nom sublime,
Pour vous engloutir, sans pitié,
L'égoïsme creuse un abîme.
De cette triste vérité
Si la preuve est encore à faire,
Tout aussi bien qu'un long traité,
Ma fable vous la rendra claire.
Un feu, que naguère un passant
Venait d'abandonner sans doute,
Près d'un bois brûlait sur la route,
Ou plutôt s'éteignait, par degrés faiblissant.
Plus d'aliment! Visible à peine,
Il va mourir. Voyant sa fin prochaine,
»Mon cher, dit-il au bois, combien je plains ton sort
Qu'as-tu donc fait de ton feuillage?
Pourquoi, nu, sec et sans ombrage,
Sembles-tu déjà presque mort?
— Ah! répond le bois, ma verdure
Sous la neige a dû se flétrir!
C'est mon destin: l'hiver me ravit ma parure;
Je ne dois plus alors verdoyer ni fleurir.
— Bagatelle, mon cher! unissons-nous ensemble,
Tu pourras, grâce à moi, te passer du soleil:
Je suis son frère et lui ressemble;
J'ai son aspect brillant et j'ai pouvoir pareil.
Les serres te diront d'ailleurs de mes nouvelles;
Si, malgré vent, neige et frima,
Les fruits y sont si mûrs, les fleurs y sont si belles,
C'est grâce à moi! L'éloge a pour moi peu d'appas;
Se vanter est d'un sot, et pourtant je dois dire
Qu'en hiver le soleil a moins que moi d'empire.
Sans doute il brille encor, mais sa chaleur est vaine;
La neige qu'il effleure à peine
Fond, tu le vois, devant moi seul.
Si tu veux, pendant la froidure,
Avoir comme au printemps fleurs et bourgeons nouveaux,
Accorde-moi, tant qu'elle dure,
Un petit coin dans tes rameaux.«
Marché conclu. Le bois au feu donne un asile;
L'étincelle devient brasier;
Le brasier ne dort pas: dans son ardeur mobile,
De rameaux en rameaux il couvre un arbre entier.
Une épaisse fumée, attestant ses ravages,
En brûlants tourbillons monte au sein des nuages.
Le bois, de proche en proche, au loin s'est enflammé;
Le fléau marche encore... et tout est consumé!
Où sont ces frais bosquets dont le riant feuillage
Offrait au voyageur le repos sous l'ombrage?
De leurs troncs hideux les débris
Seuls aujourd'hui couvrent la terre;
Mais qui peut en être surpris?
Bois et feu font tristes amis,
Eux qui sont nés pour être en guerre.
XII.
Le Tarin et le Hérisson*
Vers l'aube, au fond des bois, goûtant la solitude,
Un timide tarin gazouillait ses chansons,
Dont l'écho des bosquets répétait seul les sons:
Il chantait pour chanter, sans art et sans étude.
Phébus, sorti du sein des mers,
Des flots de sa lumière inondant la nature,
Vint rendre tout à coup la vie à l'univers,
Et, dans les bois remplis d'un frais et doux murmure,
Le rossignol joyeux chanta ses plus grands airs.
Le tarin se taisait. D'un ton plein d'ironie
Un hérisson lui dit: »Ne sais-tu plus chanter?
Quand le soleil paraît, pourquoi donc t'arrêter?
— Pour chanter de Phébus la splendeur infinie,
Répondit le tarin en soupirant tout bas,
Il faudrait des accents que mes chansons n'ont pas,
Et trop faible est mon harmonie!«
Si ma muse à Pindare eût pris son luth divin,
A la gloire aussi, moi, j'aurais osé prétendre;
Ma voix, qui pour l'écho pleure et soupire en vain,
Aurait chanté pour Alexandre!
*Krilof
avait adressé cette fable à l'empereur Alexandre Ier,
qui, pendant tout son règne, ne cessa de lui donner des
marques
d'une délicate protection.
XIII.
L'Ane et Jupiter
Quand Jupin de sa main féconde
Fit sortir ce vaste univers,
De races d'animaux divers
Il peupla les déserts du monde.
L'âne naquit alors; mais, soit de parti pris,
Soit pressé par les soins qui l'agitaient en foule,
Jupiter se trompa: l'âne sortit du moule
Gros comme un écureuil, et jeta les hauts cris.
Sur si chétive créature
Nul n'avait daigné tourner l'œil.
L'âne eût voulu briller, mais comment? sa stature
Répondant mal à son orgueil,
Il faisait par le monde assez triste figure.
Un jour, vers Jupiter le quinteux animal
Accourt pour réclamer plus superbe encolure:
»Pitié! s'écriait-il, a-t-on rien vu d'égal
Aux affronts qu'il faut que j'endure?
Le tigre, le lion, l'éléphant, en tous lieux
Sont comblés d'honneurs et d'hommages;
Petits et grands, à qui mieux mieux,
Vantent partout leurs avantages;
Pourquoi donc l'âne seul a-t-il si triste lot?
Qui l'honore, et de lui qui dit jamais un mot?
Ah! si du veau j'avais la taille,
Tigres et léopards rabattraient leurs grands airs,
Et cette foule qui me raille
Irait prôner partout mon nom dans l'univers.«
Avant que parût la lumière,
Notre âne tous les jours courait vers Jupiter,
Et tous les jours, sans fin, lui chantait le même air.
Jupiter, ennuyé, fit droit à sa prière;
L'âne devint soudain grand animal. Sa voix
Ayant acquis dès lors des cordes sans pareilles,
Notre hercule à longues oreilles
Devint l'épouvantail des bois;
Les hôtes des forêts criaient tous à la fois:
»Quel étrange animal! la chose est bien certaine,
Il a des dents d'un pied, des cornes par douzaine!«
Chacun parlait de lui du matin jusqu'au soir.
Comment tout finit-il? Cet animal si crâne,
Qu'était-il en effet? On vint à le savoir:
Le baudet, depuis lors, porte l'eau du lavoir,
Et l'on dit: »Bête comme un âne!«
Du rang qu'importe la hauteur!
Qui veut trop se grandir s'abaisse;
Quand on est petit par le cœur,
On n'est pas grand par sa noblesse.
XIV.
Les Singes et le
Chasseur
Libre à vous d'imiter, mais il faut de l'esprit
Pour savoir choisir son modèle;
Quand par hasard un sot s'en mêle,
Dieu sait alors si l'on en rit!
Pour rendre ma leçon plus frappante et plus neuve,
Dans les pays lointains j'en vais chercher la preuve.
Les singes, pour nous imiter,
Ont un empressement souvent bien ridicule.
Dans un pays d'Afrique où leur race pullule
Au point que par milliers on pourrait les compter,
Plusieurs d'entre eux, unis par troupes,
Des branches d'un taillis écartant l'épaisseur,
Ou sous les verts rameaux dissimulant leurs groupes,
De loin, en tapinois, observaient un chasseur.
Sur le sol, d'avant en arrière,
Dans les mailles d'un grand filet,
Notre rusé compère à dessein se roulait,
Et nos sots à gloser trouvaient ample matière.
»Mais voyez donc, qu'il est hardi!
Que de bons tours et quelle adresse!
Comme il s'est en arc arrondi,
Et qu'avec grâce il se redresse!
Où donc met-il ses mains? ses pieds où donc sont-ils?
Bien joué! voyez la culbute!
Nos tours, à nous, sont très-subtils;
Mais pourrions-nous entrer en lutte?
Pourtant, mes bons amis, il ne serait pas mal,
Puisqu'il ne peut trouver son maître,
De voir si parmi nous il aurait son égal.
Quand il sera bien las, il s'en ira peut-être;
Alors, à notre tour!« Le chasseur en effet,
Laissant là ses filets, pour un instant s'efface.
Nos singes de descendre: »Allons! à nous la place!
Çà, point de temps perdu: faisons comme il a fait!«
Les filets sont tout prêts pour faire accueil aux hôtes;
Chacun s'y précipite et s'y vautre à plaisir;
On y saute, on s'y roule à se rompre les cotes;
On s'amuse, Dieu sait! Mais il fallait sortir!
Blotti dans le taillis, le fin chasseur les guette.
Prenant en main des sacs à dessein préparés,
Dès qu'il voit qu'il est temps, il sort de sa cachette.
Nos singes dans les rets s'agitent effarés;
Mais ils sont enlacés: impossible est la fuite!
Notre homme, au fond du sac les tassant, leur apprit
Qu'il faut toujours avec esprit
Savoir choisir ce qu'on imite*.
*Krilof,
dans cette fable, a donné tout à la fois le précepte et
l'exemple, car il a imité les Singes matelots de notre
fabuliste
Lamotte, sans rester inférieur à sou modèle, dans le texte
russe.
XV.
Le Trigame
Certain gaillard aventureux
Du vivant de sa femme en épouse encor deux.
Le roi l'apprend. (Ce roi modèle
Se montrait à tel point sévère et scrupuleux,
Qu'il voulait qu'à sa femme un époux fût fidèle.)
Pour punir le triple mari,
Le monarque aussitôt convoque la justice,
Et, pour qu'aux yeux de tous ce crime soit flétri,
Il prétend qu'on invente un si fruel supplice,
Que ses sujets, épouvantés,
D'en faire un jour autant ne soient jamais tentés.
»Si pour le ménager je vois des subterfuges,
Dit le roi, dans leur tribunal
Je ferai pendre tous les juges!«
Le propos pour nos gens n'avait rien d'amical,
Et la froide sueur sur leur front répandue
Montra quel était leur effroi.
La cour entre en séance, et, trois jours assidue,
Fouille et refouille en vain l'arsenal de la loi.
Quelle peine infliger? Le Code en a par mille;
Mais l'usage toujours montrait qu'en pareil cas,
Le coupable puni ne se corrigeant pas,
La peine était trop douce et l'exemple inutile.
Dieu les inspire enfin! Pour entendre l'arrêt,
Devant le tribunal l'accusé comparaît.
La sentence portait, en somme,
Qu'ayant pris sciemment trois femmes à la fois,
A l'avenir, chez lui, notre homme
Les garderait toutes les trois.
L'arrêt semble une grâce, et le peuple en murmure:
»Quoi! les juges sont donc vendus?
De par le roi, la chose est sûre,
Tous, dès demain, seront pendus!«
Mais, pour fuir le bonheur que promettaient trois femmes,
Ce fut l'infortuné qui soudain se pendit;
Et le roi, quand le bruit partout s'en répandit,
N'eut plus à punir de trigames.
XVI.
Le Coffret
Où nous nous donnons grand tourment
Souvent la peine est inutile;
Quand l'affaire est simple et facile,
Sachons la traiter simplement.
Un amateur reçut un coffret magnifique
Dont le travail exquis, le fini merveilleux
Des visiteurs charmés occupaient tous les yeux,
Quand survint un voisin, savant en mécanique.
D'un œil très-attentif observant le coffret:
»Point de serrure! allons, c'est un coffre à secret!
Dit-il; rassurez-vous: étant de la partie,
Pour découvrir le truc je suis assez expert;
Oui, oui, je m'en fais fort! Bien qu'ici l'on en rie,
Laissez-moi réfléchir, et le coffre est ouvert!«
Notre savant saisit la hoite,
Et, méditant d'un air profond,
La tourne à gauche et la retourne à droite,
En presse les côtés, le couvercle et le fond,
Pousse les vis de la rainure;
Mais il se met en vain l'esprit à la torture;
Et les voisins de rire, en chuchotant tout bas.
Plus d'un propos railleur l'agace et le taquine:
»Par ici ! — Non, par là! — Ça vient! — Ça n'ira pas!«
A l'œuvre d'autant plus notre savant s'obstine,
Et se donne nouveau tracas.
Il redouble d'efforts, il souffle, il est en nage,
C'est peine et temps perdus! mais enfin, vers le soir,
De deviner l'énigme ayant perdu l'espoir,
Vaincu par la fatigue, il renonce à l'ouvrage.
Or, voulez-vous savoir quel était le secret?
On levait le couvercle... et le coffre s'ouvrait!
XVII.
L'Aigle et les Poules
Pour jouir des splendeurs d'un soleil éclatant,
Un aigle, un jour, planait par delà les nuages,
Et s'ébuttait, libre et content,
Dans la sphère éthérée où naissent les orages.
Mais enfin, fatigué d'un long vol dans les cieux,
L'oiseau-roi s'abattit sur le toit d'une grange.
C'était pour un monarque un trône assez étrange;
Mais les rois ont parfois le goût capricieux.
Voulait-il faire honneur à ce modeste asile?
Avait-il vainement cherché, loin de son nid,
Le chêne au faîte altier ou le roc de granit?
Dire ce qu'il pensait m'est assez difficile.
Du reste, sur ce toit à peine il vient poser,
Et bientôt sur un autre il porte son caprice.
Une poule, témoin de ce fol exercice,
Va trouver sa commère et se met à jaser.
»Dis-moi, commère, ma mignonne,
Pourquoi l'aigle chez nous est-il si fort prisé?
Pour son vol, nous dit-on; c'est nous la bailler bonne!
Voler d'un toit sur l'autre est-il si malaisé?
J'en fais bien tout autant, sans étonner personne.
Ceux qui pourraient encor préférer l'aigle à nous,
Désormais, à coup sûr, devront passer pour fous
Qu'a-t-il de plus? Dans d'autres moules
A-t-on fait ses pieds et ses yeux?
Nous l'avons vu: vole-t-il mieux
Qu'on ne vole ici chez les poules?«
Mais l'aigle, fatigué du vain bruit de leurs voix,
Leur dit: »Vous avez tort et raison à la fois:
S'il veut quitter la sphère au vulgaire inconnue,
L'aigle, vous dites vrai, jusqu'au niveau du sol,
Tout comme vous parfois peut abaisser son vol;
Mais les poules jamais n'ont plané dans la nue.«
Censeur indiscret et bavard,
Toi qui vas du génie épier la faiblesse,
Cherche plutôt sa force; élève ton regard
Pour le suivre planant dans les hauteurs de l'art;
Détourne les yeux, s'il s'abaisse!
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