Livre Quatrième
 

Livre Troisième
 
L'Ane et le Rossignol
Le Brochet et le Chat
La Grenouille et Jupiter
Le Paysan et l'Ouvrier
Le Convoi de chariots
L'Eléphant gouverneur
Le Paysan dans le malheur
Le Propriétaire et les Souris
L'Eléphant et le Carlin
Le Loup et le Louveteau
Le Chat et le Cuisinier
Le Jardinier et le Philosophe
Le Villageois et le Renard
Le Cochon au château
L'Education du Lionceau

I.
L'Ane et le Rossignol

Trouvant un rossignol, un beau jour, sur sa route,
Un ignorant baudet lui dit: »Mon cher, écoute:
Chacun te sait ici passé maître en ton art;
         Tes chants, dit-on, sont des merveilles;
J'en veux juger aussi, tu vois: j'ai des oreilles;
De ce divin talent fais-moi prendre ma part.«

Le rossignol consent; l'épreuve est commencée,
Et sa voix, modulant les sons les plus divers,
En trilles pétillants sautillait dans les airs,
Sifflait ses sons aigus, et parfois, moins pressée,
Traînait en longs soupirs la note cadencée,
Puis, prolongeant du son l'écho plus incertain,
Imitait des pipeaux le murmure lointain,
Ou le bruit du grésil grêlant sur la feuillée.
La nature, au milieu des rayons du matin,
         Ecoutait tout émerveillée;
Et les vents se taisaient, et les oiseaux chanteurs
Pour entendre à loisir la voix pure et sonore
Du chantre harmonieux favori de l'aurore,
         Avaient soudain cessé leurs chœurs.
         Les troupeaux restaient dans la plaine
En silence accroupis sur le gazon fleuri,
Et l'amoureux berger, ne respirant qu'à peine,
Tournait vers sa bergère un oeil plus attendri.

Le chant cessa. Notre âne alors, d'un air capable,
Dit en branlant la tête: »Eh! eh! c'est supportable!
         Sans doute on peut, sans s'ennuyer,
Lorsque l'on a du temps, t'écouter gazouiller;
Mais que n'as-tu connu le coq du voisinage!
Voilà qui chante en maître! Eh bien, suis ses leçons,
         Pour polir un peu ton ramage,
Et nous pourrons alors admirer tes chansons.«

Entendant cet arrêt de l'animal immonde,
         Notre infortuné rossignol,
         Prêt à s'enfuir au bout du monde,
         Ouvre son aile et prend son vol.

         Que jamais Dieu ne me condamne
         A trouver pour censeur un âne!*

*
Ce conte, assez souvent reproduit de manières très-diverses, tire
son origine des fabliaux allemands, qui toutefois imputent, avec plus
de vraisemblance, à un enfant la crédulité exagérée que le poëte russe
attribue ici à un homme fait, à un personnage de haut rang. Le prince
touriste n'est introduit chez Krilof que pour lui donner l'occasion de
critiquer l'engouement excessif de ses compatriotes pour les habitudes
étrangères. Quant au sujet même de ce fabliau, il ne pouvait manquer
de se naturaliser chez nous, qui avons nos Gascons. Imbert, entre autres,
l'a traité assez heureusement.


II.
Le Brochet et le Chat

         Cordonnier qui fait la cuisine,
         Cuisinier qui fait des souliers,
         Ne feront jamais, j'imagine,
         Que triste ouvrage et sots métiers.
         Chacun veut sortir de sa sphère,
         Et nous voyons, en pareil cas,
         Que le métier qu'on ne sait pas
         Est celui qu'on s'entête à faire.
         Tout va mal, et chacun en rit,
         Mais c'est en vain qu'on nous conseille:
         Pour les avis des gens d'esprit
         Les entêtés n'ont point d'oreille.

         A faire le métier du chat
Un vaniteux brochet mettait sa fantaisie.
         Avait-il pour changer d'état
         Quelque motif de jalousie?
Le peuple des étangs à son goût trop blasé
N'offrait-il désormais qu'un régal peu prisé?
Je ne sais, car du fait on connut mal la cause.
         Bref, un jour, au chat, son voisin,
         Le fantasque animal propose
De chasser les souris, au fond d'un magasin.
         »Qui fait métier, doit s'y connaître,
Repart le chat, réfléchis comme il faut;
Dès le début, mon cher, tu peux rester quinaud:
L'ouvrage, comme on dit, n'obéit qu'à son maître.
         — Allons donc! chasser des souris!
         Voyez un peu la belle affaire!
Les perches sont, chez nous, autre gibier, compère,
         Et Dieu sait combien j'en ai pris!
— Eh bien, soit, dit le chat; en chasse, camarade!«

         On part, on est en embuscade.
         Le chat s'en donne, et, jusqu'au soir,
Il croque, il croque. Enfin il revient voir
Si l'imprudent brochet n'a point eu d'algarade.
         Quel spectacle! Son pauvre ami
Est couché sur le sol, râlant, la bouche ouverte;
Sa queue aux dents des rats est restée à demi!
Voyant que l'entêté va toucher à sa perte,
Le chat vers son étang le traîne à moitié mort.
»C'est bien fait! dira-t-on, il méritait son sort!«
Mais la leçon du moins pouvait être efficace;
         Sot animal, as-tu compris
         Que ce n'est point à des souris
         Qu'un brochet doit donner la chasse?*

*
Cette fable est, dit-on, une critiqua dirigée par notre poëte contre
l'amirat Tchitchagof, qui, se chargeant d'une expédition tout à fait
contraire à ses habitudes et à ses connaissances d'homme de mer,
arrive de Turquie avec 30.000 hommes pour s'opposer au passage
de la Bérézina, se laissa séparer de son arrière- garde par les troupes
de Napoléon et fut enfin complètement battu par lui. On s'explique ainsi
l'allusion figurée par le brochet auquel les rats ont coupé la queue.


III.
La Grenouille et Jupiter

         Au pied d'un mont, dans un marais,
Une grenouille en paix, l'hiver, passait sa vie.
Mais, le printemps venu, la volage eut envie
D'aller sur les hauteurs chercher un air plus frais.
Trouvant un petit coin, dans une fondrière,
         Sur l'herbe, à l'ombre d'un taillis,
         De sa retraite hospitalière
         Elle faisait son paradis.
Mais son bonheur fut court: bientôt à ses pénates
La chaleur de l'été se fit si fort sentir,
Qu'un ciron y passant en aurait pu sortir
         Sans se mouiller le bout des pattes.
»O dieux! dit la grenouille, à mon malheureux sort
         Votre bonté doit un refuge;
         Si vous ne désirez ma mort,
         Sur terre envoyez un déluge!
Les flots avec ce mont se mettant de niveau,
Pourraient à ma maison donner toujours de l'eau.«
Mais, les dieux dédaignant d'accueillir ses murmures,
La folle à Jupiter adresse des injures.
»As-tu donc étouffé la pitié dans ton cœur?
Où donc, lui disait-elle, est ton intelligence?«
         Jupiter alors, par bonheur,
         Était dans un jour d'indulgence.
»Quoi! dit-il, pour complaire à tes désirs changeants
Il faut, pauvre insensée, aller noyer les gens!
Cesse de coasser, inutile est ta peine.
         Va-t'en, sans plus te mettre en frais,
         Croupir au fond de ton marais,
         Et laisse en paix l'espèce humaine!«

         On voit, chez nous, gens de tous rangs
         Usant de pareils stratagèmes,
         Aux maux de tous indifférents,
         Garder leur pitié pour eux-mêmes;
         Et l'on rencontre plus d'un sot
         Qui, très-prudent, à sa manière,
         Pour faire en paix bouillir son pot,
         Mettrait en feu la terre entière.

IV.
Le Paysan et l'Ouvrier

         Quand l'homme sent qu'un grand malheur
         Fond inattendu sur sa tête,
         Sa bouche alors est toujours prête
         A bénir son futur sauveur.
         Mais, sitôt que le danger passe,
         C'est au bienfaiteur à trembler;
Près de son obligé parfois s'il trouve grâce,
         C'est un miracle à signaler.

Un soir, un villageois déjà courbé par l'âge,
         Vers le temps de la fenaison,
Prenant par la forêt le chemin du village,
Avec un ouvrier regagnait sa maison.
Tout à coup, devant eux apparaît, face à face,
Un ours! Le villageois de frayeur jette un cri;
Mais déjà l'animal l'étreint et le terrasse,
Retourne, fait craquer son pauvre corps meurtri,
         Et, le flairant, cherche la place
Pour attaquer enfin son morceau favori.
Le malheureux, hélas! touche à sa dernière heure.
»Stéphane, frère, ami, ne m'abandonne pas!«
Crie alors le vieillard qui supplie et qui pleure.
L'ouvrier, rassemblant ses forces dans ses bras,
Comme Hercule aussitôt fond sur l'énorme bête,
De sa hache lui fend la tête,
Et, de sa fourche l'éventrant,
Renverse l'animal et le laisse expirant.

Mais, le danger passé, le vieillard se redresse,
Et... d'injures sans fin accable l'ouvrier.
Stéphane, tout ému, de le calmer s'empresse,
»Epargne-moi, de grâce; eh! pourquoi tant crier?
— Et toi, stupide créature,
Pourquoi fais-tu tant d'embarras?
Tu frappais l'ours à tour de bras,
Et tu m'as gâté la fourrure!«

V.
Le Convoi de chariots

Un convoi de chariots lentement cheminait,
         Pour porter des pots à la ville;
La route, qu'un ravin brusquement inclinait,
Présentait une pente ardue et difficile.
Au haut de la montée un instant arrêté,
Le maître des chariots, les faisant tous attendre,
En prend un qu'il conduit et qu'il aide à descendre.
Le cheval, manœvrant avec sagacité,
Semble porter la charge à sa croupe appuyée,
Sans laisser un moment la voiture enrayée
Sur le sol escarpé glisser en liberté.
Posté sur la hauteur, un cheval très-novice
S'écriait: »e voilà, ce cheval tant prôné,
         Belle trouvaille! Est-il assez borné!
         Il marche comme une écrevisse.
         Tenez, voyez: à ce rocher
Tout à l'heure, à coup sûr, il ira s'accrocher!
Bien! il va de travers; bon! il va trop à droite!
Trop à gauche, à présent! Ane à cervelle étroite!
Encor si l'on montait, si l'on n'y voyait pas!
Mais c'est à la descente, en plein jour qu'il se cogne!
Je n'y tiens plus, à voir comme il fait la besogne.
         On reste à croupir au moulin,
         Lorsque l'on est si pauvre sire.
         Regarde un peu comme un malin
         Tout autrement chez nous s'en tire!
         Ne cains rien: je vais m'atteler;
         En un instant la chose est faite;
         Sans porter à dos la charrette,
         Tu vas voir comme on va rouler!«

         Le cheval que l'ardeur emporte,
         Poitrail tendu, crinière au vent,
Éranle la voiture et l'entraîne en avant.
Mais la roue était libre et la charge très-forte:
Le chariot sur son dos heurtant, à coups pressés,
Va lancer les brancards dans ses flancs défoncés.
Pourtant notre cheval, d'une ardeur sans pareille,
Fend l'air des quatre pieds et fait encor merveille;
         Il franchit tout, ravin, fossé,
         Saute et bondit sur chaque pierre;
         Enfin, loin du chemin tracé,
Il dévie, il dévie... il tombe à la rivière!
         Adieu les pots! Tout est cassé!

Ce travers chez les gens est assez ordinaire:
Tout ce que fait autrui leur paraît anormal;
         Que le frondeur prenne l'affaire,
         Il la fera deux fois plus mal.

VI.
L'Eléphant gouverneur

         Le puissant dont l'autorité
         S'exerce sans intelligence,
         Ne gagne rien par la bonté,
         Et fait le mal par indulgence.
         L'éléphant, un jour, en faveur,
D'une vaste forêt fut nommé gouverneur.
         Par son esprit sa race brille,
         J'en conviens; mais aussi, dit-on,
         Sans quelque difforme avorton
         Il n'existe point de famille,
Et d'un père avisé maint éléphant ne prit
Que le corps gros et lourd, sans en avoir l'esprit.
Le nôtre était ainsi. Du reste, peu farouche,
Il n'eût pas écrasé de lui-même une mouche.

Au tribunal, un jour, il reçut un écrit
Où les brebis disaient, en style lamentable:
»Nous, brebis, affirmons, au nom de maint troupeau,
Que nos seigneurs les loups nous écorchent la peau.
— O les coquins! dit-il, quel crime abominable!«
Tous les loups sont mandés: »Qui vous donna le droit
De faire à nos brebis outrage et violence?
— Pardon! disent les loups, c'est vous-même, Excellence,
Qui nous avez permis, par un hiver très-froid,
De prélever ainsi, vu la température,
La toison des brebis qui nous sert de fourrure.
         De quel droit viennent donc crier
Ces brebis, race inepte et sujette à rancune?
Pour une pauvre peau qu'on demande à chacune,
         Les sottes se font bien prier!
— C'est bon! dit l'éléphant, mais pourtant, prenez garde!
A jouer pareil jeu, tout pillard se hasarde.
         Je veux corriger les abus.
Une peau par brebis, la chose peut se faire;
         Mais surtout pas un poil de plus,
         Car à moi vous auriez affaire!«

VII.
Le Paysan dans le malheur

         Dans le cellier d'un villageois,
         Par une nuit sombre et sans lune,
         Certain voleur cherchant fortune
         Vient se glisser en tapinois.
Là, flairant les écus que le bonhomme entasse,
Il sonde les planchers, les murs et les plafonds,
Et, sans scrupule aucun, sur tout il fait main basse.
(Du scrupule! un voleur n'en est jamais en fonds!)
Le drôle en un clin d'œil a nettoyé la place,
Si bien que le manant, qui s'est, riche, endormi,
Se voit en s'éveillant réduit à la besace.
(Tel réveil au lecteur ne plairait qu'à demi;
Dieu nous en garde tous!) Le volé crie et pleure.
Mais il a des voisins, un compère, un parent;
Ses amis sont tout près: il court à leur demeure.
»Aidez-moi, leur dit-il, dans un malheur si grand!«
Chacun d'eux, à loisir exerçant sa faconde,
Veut donner son conseil au malheureux voisin.
Eh! pourquoi, dit Ivan, allais-tu, par le monde,
Crier à tout venant: »Ma hourse est assez ronde?«
— Désormais, dit Clément, il faudra, mon cousin,
Plus près de ton chalet bâtir ton magasin.
— Eh non! criait Phocas, la chose est assez claire,
Mais vous la voyez mal ou n'y comprenez rien;
Qu'un magasin soit loin, ce n'est pas une affaire!
Sais-tu ce qu'il te faut, cher ami? c'est un chien,
Un chien bien endenté qui dans ta cour aboie;
Jouchka, ma favorite, a deux petits d'hier,
         Prends-les donc; mon cœur est en joie,
D'en pouvoir disposer pour un ami si cher:
Autant vaut les donner puisqu'il faut qu'on les noie.«

         Ainsi parlaient amis, parents.
         Avis, conseils coulaient de source;
Mais à l'infortuné ces cœurs indifférents
         Se gardaient bien d'ouvrir leur bourse.

Le monde trop souvent offre exemples pareils:
Tombez dans le malheur: très-prodigue en conseils,
         Maint bavard vous fait sa harangue;
         Réclamez-vous quelque secours,
         Voisins, parents, amis sont sourds:
         Tout leur zèle était dans leur langue.

VIII.
Le Propriétaire et les Souris

         D'un vol commis à la maison
         Si vous cherchez en vain la trace,
         Gardez-vous d'aller, sans raison,
         Accuser tous vos gens en masse.
         A tort dès qu'à tous on s'en prend,
         Bons et mauvais quittent la place,
         Et l'injustice inefficace
         D'un petit mal en fait un grand.

         Pour conserver des comestibles,
Un marchand, un beau jour, fit bâtir un cellier;
Mais, pour que les souris, aux dents incorrigibles,
N'y vinssent point tenter des tours de leur métier,
Il y mit aux aguets les chats de son office,
Pour faire assidûment la chasse et la police.
         Comptant sur leur zèle empressé,
Le marchand désormais dort sur ses deux oreilles.
Nuit et jour, il est vrai, nos gardiens font merveilles,
Mais dans la troupe, hélas! un voleur s'est glissé!
          (A parler ici sans malice,
         Nous savons tous que pareil cas,
         Ailleurs encor que chez les chats,
         Peut arriver dans la police.)
Que fait notre marchand? Sans doute il aurait dû,
A chercher le voleur mettre un soin assidu,
         Et, par égard pour l'innocence,
Punir le criminel coupable des dégâts.
         Mais point: notre homme eut l'imprudence
         De faire fouetter tous les chats!
         Un arrêt si déraisonnable
         Fait fuir vers le grenier voisin
         L'innocent avec le coupable,
Et nul chat, depuis lors, ne reste au magasin.
La gent trotte-menu, qui soudain se ravise,
Voyant les chats partis, accourt en tapinois;
         Et nos souris, au bout d'un mois,
         Avaient mangé la marchandise.

IX.
L'Eléphant et le Carlin

Pour servir de spectacle, un éléphant, un jour,
Était par son cornac promené dans la rue.
Tel spectacle chez nous n'a pas souvent son tour,
Et des badauds la foule était vite accourue.
         Tout à coup survient un carlin;
Vroyant l'énorme bête, il s'agite, il frétille,
         Et près de lui, d'un air malin,
Le roquet, sautillant, à japper s'égosille.
Agaçant l'animal dé l'œil et de la dent,
Il semble l'exciter à lui livrer bataille,
»Voisin, dit un barbet, tu n'es pas trop prudent;
Braver tel ennemi sied très-mal à ta taille.
Il a pour toi d'ailleurs un mépris souverain;
Tu vois: malgré tes cris, il va toujours son train.
— Eh! eh! dit le carlin, c'est justement, compère,
Ce qui me pique au jeu; car ainsi, sans danger,
         Parmi nos tapageurs, j'espère
         A l'avenir me voir ranger.
         Les gros chiens diront, et pour cause:
         »C'est un carlin qui se défend!
         Il faut qu'il soit fort, puisqu'il ose
         Aboyer contre un éléphant!«

X.
Le Loup et le Louveteau

         Un jour, certain loup, vieux routier,
         Voulant aux ruses du métier
         Former son fils encor novice,
Le mène au bord d'un bois et dit: »Regarde bien,
Si de quelque bon coup tu peux trouver l'indice.
         Mais surtout ne ménage rien,
         Sauf à faire après pénitence.
Va, cherche sans scrupule un berger à duper:
         C'est par un exploit d'importance
         Qu'il faut conquérir ton souper.«

Le disciple docile aussitôt est en quête,
         Puis, dès qu'il rentre à la maison:
         »Père, dit-il, la table est prête!
Viens vite, nous avons du régal à foison!
C'est très-sûr: j'ai vu paître, au bas de la montagne,
De beaux moutons si gras qu'ils ne sauraient bouger.
A les voir, l'appétit vous gagne!
Viens, courons les choisir, les prendre et les manger.
         Rien à craindre; ils sont là par mille,
Et d'en savoir le compte il serait difficile.
— Attends! il faut d'abord voir quel est le berger,
Dit alors le vieux loup. — On dit de lui, mon père,
Qu'il est intelligent et tout à son affaire;
Mais, en rôdant partout, j'ai pu voir que les chiens
Sont maigres, indolents et très-mauvais gardiens.
— Ce que tu dis, mon fils, n'a rien qui m'encourage;
         Tu vois mal; je sais, pour ma part,
         Qu'un berger vigilant et sage
         Ne prend point ses chiens au hasard.
S'attaquer à ceux-là serait peine inutile.
Je sais meilleur troupeau que celui d'où tu viens;
Le berger n'est qu'un sot, et, qu'ils soient cent ou mille,
         Sots comme lui sont les gardiens.
Ne crains point avec eux de rencontres sinistres:
         A mauvais berger, mauvais chiens.«

         A mauvais roi, mauvais ministres.

XI.
Le Chat et le Cuisinier

Un cuisinier lettré, plus qu'il n'est ordinaire,
Quitte, un jour, ses fourneaux et court au cabaret;
Fidèle observateur d'un triste anniversaire,
Par des libations témoignant son regret,
Il y voulait pleurer la mort de son compère.
Du reste, il donnait charge au matou du logis
De garantir les mets de la dent des souris.
         Mais, au retour, douleur extrême!
Que voit-il? Sur le sol ses pâtés en débris,
         Et, dans un coin, Vaska lui-même,*
Qui, filant son ronron dans un calme complet,
Blotti près d'un tonneau, détroussait un poulet!

*
Vaska, diminutif de Vassili (Basile), est le nom donné en général
au chat par les gens du peuple.


»Goinfre!« s'écria-t-il, confus de ce mécompte.
Et, se posant pour faire au chat un beau discours,
Ah! qu'à défaut des gens, ces murs te fassent honte!
(Vaska ne disait mot et grignotait toujours.)
         Fi! toi qui, si longtemps fidèle,
Parmi les chats d'élite à bon droit fus cité,
         Toi qui, pour la sobriété,
Aux chats désordonnés pus servir de modèle,
         C'est toi qui viens! . . . Honte et malheur!
Désormais les voisins pourront me dire en face:
»Vaska n'est qu'un pendard! Vaska n'est qu'un voleur!
Ce Vaska, sans tarder, il faudra qu'on le chasse
         De la cuisine et du logis,
         Comme on repousse un loup vorace
         Du toit paisible des brebis!
         C'est un fléau, c'est une peste,
Oui, pour le voisinage un mal contagieux!...«
Mon Vaska, sans souci du reste,
Ecoutait assez bien, mais mangeait encor mieux.
         Notre orateur s'entête encore
A prêcher sa morale à ce chat perverti;
Qu'arrive-t-il? Tandis qu'à loisir il pérore,
Vaska tout à son aise a mangé son rôti!

Si d'autres cuisiniers venaient à mon école,
Je leur conseillerais de graver sur leur mur:
»Quand sévir est utile, à quoi sert la parole?
         Agir est plus court et plus sûr.«

XII.
Le Jardinier et le Philosophe

D'un petit potager soigneux propriétaire,
Un mougik*, au printemps, si vaillamment bêchait,
         Qu'on eût pu croire qu'il cherchait
         Un trésor caché sous la terre.
         C'était un robuste ouvrier,
Grand, frais, de bonne mine et craignant peu la peine.
Aux concombres** donnant un soin particulier,
Il avait préparé des plants a la douzaine.
Par hasard, porte à porte, auprès de lui vivait
Un savant, beau parleur, épris d'horticulture.
S'il parlait potager, tout ce qu'il en savait,
Il le devait à la lecture.
Il se prit, un jour, à songer
Qu'il pouvait cultiver lui-même,
Et prétendit, par son système,
De concombres aussi garnir son potager.
Notre homme, en attendant, du voisin venait rire.
»Voisin, lui disait-il, tu prends là bien du soin;
         Mais du succès auquel j'aspire
         Tes efforts resteront bien loin.
Ton pauvre potager bientôt va nous paraître
         Un vrai désert auprès du mien.
Comment te donne-t-il encor quelque bien-être?
Tu dois avoir déjà cent fois mangé ton bien.
         Est-il, dis-moi, quelque science
         Dont ton esprit se soit orné?
         — Aucune; je suis très-borné,
         Dit le mougik; mais patience,
         Bras vigoureux, robuste main,
         Tout cela, joint à l'habitude,
         M'a toujours tenu lieu d'étude,
Et c'est ainsi que Dieu m'a fait gagner mon pain.
— Quoi! contre le savoir un ignorant proteste!
-— Non; mon langage ainsi ne peut s'interpréter.
         Vous me verrez toujours, du reste,
Quand vous aurez bien fait, prêt à vous imiter.
         — Tant mieux, mon cher; allons! courage!
         Attends l'été, nous verrons bien!
         — Mais non, monsieur, n'attendons rien:
         N'est-il pas temps d'être à l'ouvrage?
         Pour moi, j'ai semé, j'ai planté;
         Vous êtes le seul au village
         Qui n'ait encor rien apprêté.
         — Parbleu! sais-tu ce qui m'empêche?
         C'est que j'ai lu, j'ai toujours lu,
         Sans avoir encor résolu
S'il est mieux d'employer la charrue ou la bêche.
         Le temps n'est pas encor passé;
         Je prends le répit qu'il me donne.
         — Quant à moi, je suis plus pressé:
         Le temps, monsieur, n'attend personne.«

Notre homme, ainsi parlant, va, la bêche à la main,
Du travail coutumier reprendre le chemin.
Le savant est rentré. Sans trêve et sans mesure,
Du lever du soleil jusqu'à la fin du jour,
Annotant, compulsant et bêchant tour à tour,
Il sue au potager et sue à la lecture.
         Dès que son travail est complet,
         Et qu'un semis commence à naître,
         Quelque recette qui lui plaît
         Dans son journal vient à paraître;
Mon philosophe alors accourt au potager
         Régler ses plants suivant la mode,
         Et s'empresse de tout changer,
         Pour appliquer l'autre méthode.
Mais qu'en résulte-t-il? C'est que, le mois suivant,
Le mougik voit, chez lui, tout mûrir sans encombre;
         Il s'enrichit des fruits qu'il vend,
         Tandis qu'alors notre savant
         N'a pas encore un seul concombre.

*
On appelle mougik, en Russie, tout homme de la classe populaire,
soit paysan, soit ouvrier.

**
Il existe en Russie une variété de petits concombres (agourtsi)
qu'on fait mariner dans de l'eau salée avec des herbes aromatiques.
Ces concombres remplacent assez ordinairement la salade chez les Russes
et sont appréciés de toutes les classes, comme un mets tout à fait national.


XIII.
Le Villageois et le Renard

»De voler des poulets d'où te vient donc la rage,
Mon compère? disait, un jour, un campagnard
Qui voyait devant lui passer maître renard.
Vrai, je suis désolé de te voir si peu sage.
Nous sommes seuls, écoute; on peut en liberté
         Te dire ici la vérité:
         Ton métier ne vaut pas le diable!
Voler est une honte; aussi, de tout côté,
De malédictions, par le monde, on t'accable.
(Pour toi, c'est bagatelle, et je n'en parle pas.)
Mais, quand au poulailler tu vas chercher pitance,
Pour faire fin souper ou déjeuner bien gras,
Chaque jour que Dieu fait, ne cours-tu pas la chance
De laisser là ta peau sans finir ton repas?
         Vraiment tous les poulets du monde
         Valent-ils donc un tel enjeu?
— Eh non! dit le renard; pour moi, j'en fais l'aveu,
         Cette vie est nauséabonde!
Je n'y puis plus tenir! Pour ma bouche un poulet
Est sans saveur aucune, ou le goût m'en déplaît.
Si tu savais, au fond, combien j'ai l'âme probe!
         Mais que faire? on a des besoins,
         Et nos enfants n'en ont pas moins.
D'ailleurs, suis-je le seul qui pille et qui dérobe?
Me dis-je assez souvent, voyant, dans maint emploi,
Force gens occupés à frauder comme moi.
C'est égal! le métier m'écœure, et, quand j'y songe,
Le remords me poignarde! — Eh bien donc, qu'attends-tu?
Si tout ce que tu dis n'est point ruse ou mensonge,
Tu pourras, grâce à moi, tâter de la vertu.
         Je veux te donner à ma table
Un pain gagné du moins de manière honorable.
Des dents de tes pareils garde mon poulailler.
Comment un fin renard des renards ses complices
Ne connaîtrait-il point les tours et les malices?
         Si tu veux bien les surveiller,
Je te promets chez moi félicité sans terme,
         Bon gîte, succulents repas,
         Tout à souhait! Bref, tu vivras
         Comme un coq en pâte à la ferme.«

         Marché conclu. Maître renard
Pour faire sentinelle, au poulailler s'installe.
Dans cet emploi commode à l'aise il se régale,
Et des biens du patron fait largement sa part.
         Pour son ventre, c'est toujours fête;
         Mon renard fait de bons repas,
         Mon renard devient gros et gras,
         Mais n'en devient pas plus honnête.
Tout régal non volé désormais lui déplaît.
Un soir, pour en finir, sa dent si bien opère,
         Qu'il ne reste pas un poulet
         Au poulailler du bon compère.

         Celui qui prend la probité
         En tout pour conseil et pour guide,
         Même au sein de la pauvreté,
         Du bien d'autrui n'est point avide;
         A celui que sa passion
         Pousse au vol qui le déshonore,
         Donneriez-vous un million,
         Le lendemain il vole encore.

XIV.
Le Cochon au château

Dans la cour d'un château s'étant, un jour, glissé,
Dom pourceau va rôdant. Il flaire, il examine
         Et l'écurie et la cuisine,
Jusqu'aux yeux, à plaisir, dans l'ordure enfoncé.
         Puis, ayant déployé ses grâces
Sur le fumier infect qui s'élève en monceau,
         Il prend un bain dans les eaux grasses,
Et rentre enfin chez lui fait comme un vrai pourceau.
»Kavron,* dit le berger qui l'attend à l'étable,
Qu'as-tu vu? Ce qu'on dit est-il bien véritable?
Le bruit court qu'au château, dans les appartements,
         De tout côté l'on voit reluire
         Perles, joyaux et diamants;
Tout brille à qui mieux mieux et l'œil n'y peut suffire.
— De beaux contes, ma foi! grogne alors dom pourceau;
         Je n'ai point vu tant de merveilles:
         Ordure et crotte par monceau,
         Fumier par-dessus les oreilles,
C'est tout ce qu'on y trouve, et, jusqu'au moindre coin,
         Pourtant, une journée entière,
         Sans trop ménager mon groïn,
         J'ai fouillé la cour de derrière.«

Je suis poli, Dieu sait! mais je pourrais, je crois,
Nommer aussi... Kavron, celui dont la censure
Ne flaire en tout écrit que les mauvais endroits,
         Comme un cochon cherche l'ordure.

*
Kavron est le nom populaire donné au pourceau par les paysans russes.

XV.
L'Éducation du Lionceau

Le roi des animaux à la bonté des dieux
         D'un fils, un jour, dut la naissance.
On connaît les lions, on sait qu'on voit chez eux
Plus vite que chez nous s'opérer la croissance.
Parmi nous, un enfant, d'un roi serait-il né,
Se trouve, au bout d'un an, petit, faible et borné.
Mais ces fiers animaux ont des faveurs étranges:
A cet âge, un lion n'a déjà plus ses langes.
Le roi songe à son fils; au bout des douze mois,
Il prétend qu'on l'instruise; il sait que l'ignorance
Peut compromettre en lui la dignité des rois,
Et craint qu'on ne s'en prenne à son indifférence,
Si ce fils, à son tour, arrivant au pouvoir,
Un jour, de ses sujets vient à tromper l'espoir.
Pour le former au trône et pour l'en rendre digne,
A qui confiera-t-il son futur héritier?
Au renard? A coup sûr, le drôle a du métier;
Mais chacun sait qu'aussi c'est un menteur insigne,
         Et le mensonge, en plus d'un cas,
         Attire aux gens bien des tracas.
»S'il veut, dit le lion, qu'on croie à sa parole,
Un roi chez un menteur est à mauvaise école.«
Choisira-t-il la taupe? Elle a des qualités:
On rend partout hommage à son amour de l'ordre;
Par un prudent calcul tous ses pas sont comptés;
Elle épluche avec soin ses grains avant d'y mordre;
Pour les petits détails, c'est un grand animal.
Mais la taupe est myope et de loin ne voit goutte;
Son ordre, qui pour elle est précieux sans doute,
N'aurait point pour tout autre un avantage égal;
Un royaume et son trou ne se ressemblent guère.
Faut-il prendre le tigre? Il est fort et hardi,
         Et surtout dans l'art de la guerre
         Son savoir est approfondi.
         Mais il est nul en politique,
         Fort ignorant en droit civil,
         Et, partant, comment pourrait-il
De l'art de gouverner enseigner la pratique?
Un roi doit être juge, et ministre, et guerrier;
         Or, le tigre, pour tout métier,
Sait jouer de la griffe, et ne saurait suffire,
         Lorsque du maître d'un empire
         Il faut former un héritier.
Bref, tous les animaux, et l'éléphant lui-même
Vénéré dans les bois, comme autrefois, dit-on,
Parmi le peuple grec l'était le grand Platon,
Semblaient, aux yeux du roi, d'une ignorance extrême.

Enfin un autre roi, le roi du peuple ailé,
         L'aigle, un beau jour, apprit sa peine.
Mais pour notre lion fut-ce une heureuse aubaine?
La suite le dira. Courtisan très-zélé,
Au roi qu'il chérissait d'une amitié fort tendre
Il comprit qu'il avait un grand service à rendre.
A diriger l'enfant l'aigle s'est engagé
Et le roi d'un grand poids se trouva soulagé.
         Pouvait-il faire un plus beau rêve?
A ses ardents désirs le ciel avait donné,
         Pour former un royal élève,
         Un instituteur couronné!
         Sans plus tarder, pour son voyage,
On prépare à l'enfant un opulent trousseau,
Et, suivant l'aigle aux bois, le noble jouvenceau
Va du métier de roi faire l'apprentissage.

         Un an se passe, un autre encor;
Le roi de lui s'informe, et ceux qu'il interroge
Du royal écolier font le plus grand éloge:
         »Sa science est un vrai trésor!
Disaient tous les oiseaux, criant au phénomène.
Mais, au terme fixé, le roi veut qu'à la cour,
         Sans plus tarder, on le ramène,
Et sous le toit du père il arrive, un beau jour.
Le roi convoque alors du fond de sa province
Ses sujets de tout rang, pour faire accueil au prince,
Et, devant l'assemblée embrassant son enfant,
Il le tient sur son cœur, d'un air tout triomphant.
»Fils bien-aimé, dit-il les yeux de pleurs humides,
De mes États le ciel t'a fait seul héritier,
Je descends au tombeau; mes destins sont rapides,
Mais ton âge est encor dans l'éclat printanier;
C'est donc sans nul regret qu'aujourd'hui j'abandonne,
Pour te les confier, mon sceptre et ma couronne.
Mais que t'a-t-on appris? Que fera ton pouvoir
Pour le bonheur de ceux dont le ciel te rend maître?
         — Papa, je sais ce que peut-être
         Nul à ta cour n'a pu savoir.
         Depuis les aigles jusqu'aux cailles,
Je sais où les oiseaux se trouvent réunis;
         Je sais leurs noms, je sais leurs tailles,
         Quels sont leurs œufs, où sont leurs nids;
Je sais à leurs petits les soins qu'il faut qu'on donne;
Sans en omettre un seul, je puis les raconter,
         Et l'aigle, mon maître, en personne,
Dans un certificat prend soin de l'attester.
         Pour moi la science est sans voiles,
Et ce n'est pas pour rien qu'on dit chez les oiseaux
Que je pourrais du ciel décrocher les étoiles.
Puisque je vais régner, à tous les animaux
Je saurai, sois-en sûr, montrer, avec adresse,
A l'instar des oiseaux comment un nid se tresse.«

         A ces mots, confus et surpris,
Le père et l'assemblée ont confondu leurs cris:
Les grands, le nez baissé, ne trouvent rien à dire;
Mais, voyant qu'à son fils l'aigle n'a rien appris,
Le lion à l'écart tristement se retire.
»Sottises! disait-il, qu'importe aux lionceaux
De connaître les noms et les moeurs des oiseaux?
Si d'autres animaux le ciel nous a fait maître,
C'est leurs besoins d'abord que nous devons connaître
Sachons bien du pays les moeurs, les intérêts,
C'est là le vrai savoir: le reste vient après!«