Livre Cinquième
 

Livre Quatrième
 
La Danse des Poissons
L'Arbrisseau
Le Sac
Le Chien voleur
L'Aigle et la Taupe
Le Quatuor
Les Feuilles et les Racines
Le Lion et le Renard
Le Cerf-volant
Le Cygne, le Brochet et l'Ecrevisse
Le Sansonnet
L'Étang et la Rivière
Le Caftan de Trichka
Le Mécanicien
Le Singe et le Miroir

I.
La Danse des Poissons

Déjà maître absolu des plaines et des bois,
Le roi Lion, des eaux voulant avoir l'empire,
Prétendait aux poissons dicter aussi des lois.
Mais pour les gouverner qui devait-il élire?
Le cas en grand conseil, un jour, est discuté,
Et sur maître renard son choix s'est arrêté.
         Mou gouverneur si bien opère,
Qu'installé dans son poste, et ne s'y gênant point,
Il prend de jour en jour un plus riche embonpoint.
Un petit villageois, son ami, son compère,
Se trouvait là , tout prêt à lui servir d'adjoint.
         Quand on est deux, l'esprit est double:
Tandis que le renard, en jugeant maint poisson,
         Dans les procès pêche en eau trouble,
Le compère avec lui se met à l'unisson,
Et va dans l'eau du roi pêcher d'autre façon;
Mais, en fidèle ami, tous les matins sans faute,
Il partageait d'ailleurs sa pêche avec son hôte.
         Il n'est fripon si bien caché
         Qui n'ait parfois son compte à rendre.
Maint tour de passe-passe au juge est reproché,
Et de malins propos, que le roi peut entendre,
Disent que sa balance a souvent trébuché.
Profitant d'un loisir pour se mettre en voyage,
Le roi dans ses États veut tout voir par ses yeux,
         Et le voilà sur le rivage
Où le couple amical s'en donne à qui mieux mieux.
La pêche avait donné. Le bon petit compère,
         Près du feu, consacre son soin
         Au friand régal qu'il espère
Avec son compagnon partager sans témoin.
         Déjà les poissons, dans la graisse,
Sentaient avec effroi la chaleur les rôtir,
         Et, voyant qu'il fallait mourir,
Par des sauts enragés accusaient leur détresse.
»Que fait là ce manant? dit le roi furieux,
Ouvrant sa large gueule et roulant ses gros yeux.
— Grand roi! dit le renard (on sait que dans sa tête
Cet animal fripon tient ruse toujours prête),
Tu vois mon secrétaire, esprit juste et sensé,
         Et bien connu de tout le monde
Pour son dévouement sûr et désintéressé.
Ceux-ci sont des goujons, des habitants de l'onde,
Qui tous sur ton passage ont voulu se hâter
D'accourir avec nous pour te féliciter.
         — Eh bien, comment va la justice?
         Le pays est-il satisfait?
         — Ici, grand roi, tout est parfait!
Qu'en prolongeant tes jours le ciel nous soit propice,
         Car, grâce à tes heureux édits,
On n'est plus sur la terre, on est en paradis!«
Et les pauvres poissons, se tordant sur la flamme,
Sautillaient dans la poêle et pensaient rendre l'âme.
         »Mais, dit le roi, pourquoi ceux-ci,
         Agitant la queue et la tête,
         Sautent-ils donc toujours ainsi?
         — Sage monarque, ils sont en fête!
         De joie, en te voyant passer,
         Sans que le respect les arrête,
         Ils se sont tous mis à danser!«
Pour fournir la musique à ce bal populaire,
Le roi, coupant la phrase à l'effronté menteur,
Fit chanter sous ses dents monsieur le gouverneur
         Avec monsieur son secrétaire.

Monarques qui quittez vos cours
Pour voyager dans votre empire,
Sur vos pas vous trouvez toujours
Maint renard habile à bien dire:
S'il vous fait tant de beaux discours,
C'est pour cacher sa poêle à frire.

II.
L'Arbrisseau

Voyant un villageois, une hache à la main,
Tout près de la forêt passer sur le chemin,
Un arbrisseau lui dit: »Ecoute ma prière;
Viens abattre ce bois qui, près de moi planté,
Ne m'a jamais permis de croître en liberté
         Ni d'apparaître à la lumière.
         Ses pieds dans les miens enlacés
         Ont mis ma racine à la gène,
         Et le doux zéphyr peut à peine
Rafraîchir mes rameaux sous leur voûte oppressés.
         Si rien n'eût gêné ma croissance,
Le pays dans un an m'aurait dû sa beauté,
Et, protégé par moi des ardeurs de l'été,
Le vallon m'eût payé de sa reconnaissance;
Mais, grêle et sans vigueur, sous ce fatal abri,
Comme un rameau séché, ma tige a dépéri.«

         Le villageois brandit sa hache,
         Puis, pour ne rien faire à demi,
Il couvre au loin le sol des arbres qu'il arrache,
         Et sert l'arbuste en vieil ami.
         Notre orgueilleux seul dans l'espace
         Et se pavane et se prélasse;
Mais son triomphe est court: de chaleur épuisé,
         Bientôt sur sa tige encor frêle
Il voit fondre la pluie et s'abattre la grêle,
Et sous l'effort des vents il tombe enfm brisé.
»Ah! lui dit un serpent, ton mal est ton ouvrage;
Si ton bois, pour grandir, eût gardé son abri,
Des chaleurs et des vents il eût bravé l'outrage.
Quand sous la faux du temps leurs troncs auraient péri,
         Le tien eût redressé sa tête;
L'aquilon aujourd'hui ne l'aurait pas rompu,
         Et, plus robuste, il aurait pu
         Braver l'effort de la tempête.«

III.
Le Sac

Relégué dans le coin d'une antichambre obscure,
Un sac vide et poudreux tristement languissait;
Le dernier des valets qui près de lui passait
Sur ses fils éraillés nettoyait sa chaussure.
Un beau jour, relevant ce sac tombé si bas,
La main d'un financier vint l'emplir de ducats.
Sous les parois de fer de double et triple caisse,
Pour le mieux conserver, on l'enferme aussitôt;
         Son maître charmé le caresse
Et garde, nuit et jour, le précieux dépôt.
Il n'est vent importun ni mouche tracassière
Qui pour le tourmenter puisse aller jusqu'à lui;
         Mais, chaque jour, la ville entière
Accourt le contempler, et distrait son ennui.
         Un ami vient-il en visite?
         C'est du sac qu'on aime à causer.
         Est-il ouvert? L'oeil qu'il invite
En regards caressants sur lui vient se poser.
Si la main l'a touché, le cœur en bat plus vite;
L'œil alors plus ardent, le doigt plus agité,
Promènent le désir sur sa rotondité.

         Voyant que chacun, à la ronde,
         L'honore et le met en crédit,
Mon sac prend de l'orgueil, exerce sa faconde;
Mon sac, à tout propos, tranche, critique et gronde,
Juge, décide en tout et toujours contredit:
         »Ce n'est pas ainsi qu'il faut faire!
         Tel est un âne et tel un sot!
         Ceci va mal!... Mauvaise affaire!...«
Bref, sans déraisonner, il ne dit plus un mot.
Mais les gens, pour ouïr cent sornettes pareilles,
Restent la bouche ouverte et tendent les oreilles;
         Car les sacs de ducats bien lourds
         Peuvent, selon leur fantaisie,
         Nous débiter de sots discours;
         Près d'eux ils trouveront toujours
         Quelque benêt qui s'extasie.

Mais ce sac si gonflé d'or et de vanité
Fut-il prôné longtemps, fut-il toujours fêté?
         Comme il n'est rien qui toujours dure,
         Quand on eut vidé les écus,
La main qui le flattait le jeta dans l'ordure,
         Et bientôt on n'en parla plus!

Sans vouloir de ma fable aiguiser la critiqué,
Que j'ai vu de ces sacs parmi nos financiers!
Commis, laquais jadis, essayant vingt métiers,
Ils allaient côtoyant l'office ou la boutique.
Quêtant dans lés tripots un écu hasardeux,
Dans leurs poches jamais ils n'en avaient vu deux;
Aujourd'hui, gorgés d'or, de tout faisant ressource,
Par d'ignobles trafics ils ont grossi leur bourse;
         Ils vont grand train; ils ont conquis
L'amitié des barons, des comtes, des marquis;
         Plus d'un, de valet passé maître,
Convive journalier d'un seigneur de grand ton,
Quand jadis de l'office on l'eût chassé peut-être,
Vient au salon doré parader au boston.
Ah! c'est qu'un million, c'est la grande merveille!
Et pourtant, mes amis, ne soyez pas si fiers!
Dieu vous garde (je veux vous le dire à l'oreille)
D'aller avec mon sac enterrer vos grands airs
         Dans les ordures de la veille.

IV.
Le Chien voleur

         Un grand seigneur avait un chien
         Fieffé vaurien, coquin pendable,
         Et larron d'autant plus coupable,
         Qu'il ne manquait jamais de rien.
         Tout chien bien né de telle vie
         Aisément se fût contenté.
         Mais voler était sa manie;
Tout morceau délicat au logis apporté,
Sous sa patte, à l'instant, était escamoté.
On le bat, temps perdu: toujours il persévère!
A son maître un ami vient sagement parler.
»Pour ton chien, lui dit-il, tu te crois bien sévère;
Qui pourtant plus que toi l'encourage à voler?
Veux-tu l'en détourner? Vainement tu t'en flattes,
Si tu laisses toujours les morceaux dans ses pattes.
Qu'à rendre ce qu'il prend ton chien soit obligé!«
Le maître du conseil ayant fait bon usage,
         Le chien comprit, devint plus sage,
         Et pour toujours fut corrigé.

V.
L'Aigle et la Taupe

         Un conseil, s'il ne vient de haut,
         N'est bien accueilli par personne;
         On devrait peser ce qu'il vaut,
         Sans considérer qui le donne.

         Un jour, au fond d'un bois épais,
Un aigle et sa compagne, après un long voyage,
D'un bosquet solitaire avaient choisi l'ombrage
         Pour s'y fixer et vivre en paix.
Déjà, sur le sommet d'un cèdre centenaire
L'aigle s'était posé pour y bâtir son aire,
Et, plein d'un doux espoir, il pensait, aux beaux jours,
Y pouvoir abriter le fruit de ses amours.
         Une taupe du voisinage,
Entendant par hasard ses projets d'avenir,
         Vint humblement le prévenir
Qu'il eût en d'autres lieux à fixer son ménage;
L'arbre dans sa racine étant déjà pourri,
Sa ruine était proche, il serait donc plus sage
De chercher pour son aire un moins fragile abri.
         Mais de l'aigle l'humeur si fière
         Pouvait-elle admettre un conseil
         Venant d'un animal pareil
         Et sorti d'une taupinière?
Quoi! l'oiseau si vanté, dont les puissants regards
Contemplent le soleil dans les plus hautes sphères,
Souffrirait qu'une taupe eût assez peu d'égards
         Pour se mêler de ses affaires!
Parler à telle engeance était trop s'abaisser.
D'un si pauvre conseil sans plus se mettre en peine,
L'aigle, que d'autres soins semblaient alors presser,
Prépare le séjour qu'il destine à la reine.
Jusque-là tout va bien; nos époux triomphants
Dans leur nid fécondé voient naître des enfants.
Mais qu'advint-il? Des airs franchissant l'étendue,
L'aigle, un jour, de son nid parti, dès le matin,
Rapportait aux aiglons un opulent butin;
         Quel spectacle a frappé sa vue!
Le chêne était tombé, sous leur abri natal
Les petits expirants gisaient avec leur mère!
         L'aigle atterré se désespère
         Et pleure son destin fatal.
»Hélas! dit-il, le ciel m'inflige un dur supplice!
Mais qui pouvait penser qu'un chétif animal
Devait par ses conseils me rendre un bon office!
— Ah! lui répond la taupe, au bord de son terrier,
         Si tu m'avais moins méprisée,
Tu saurais que, sous terre exerçant mon métier,
         J'ai ma demeure ici creusée.
         Tu le vois donc, j'ai pu d'en bas,
         De ton malheur savoir les causes:
         Les gens d'en bas voient bien des choses
         Que ceux d'en haut n'observent pas.«

VI.
Le Quatuor

Le singe grimacier, l'âne à l'esprit hargneux,
Le bouc à longue corne, et l'ours au pied cagneux,
S'assemblent, un beau jour, et se mettent en tête
De faire un quatuor, pour compléter la fête.
Ils ont l'alto, la basse avec deux violons,
La musique à la mode, et, sur une herbe tendre,
Ils ont sous les tilleuls de verdoyants salons,
Où la foule ébahie accourt pour las entendre.
L'archet se met en train, chacun fait un effort,
Mais on n'arrive à rien... qu'à détonner très-fort.
         Le singe tout confus s'écrie:
»Arrêtez, mes amis, attendez, je vous prie!
Comment notre concert peut-il aller ainsi?
Nous sommes mal placés! Toi, l'alto, viens ici;
La basse vis-à-vis ira prendre sa place;
Moi qui des violons ai le premier emploi,
Mon second restant là, j'irai me mettre en face,
Et la musique alors ira mieux, croyez-moi!
         Mis en gaîté par la cadence,
         Bois et monts vont entrer en danse!«

Chacun prit place alors comme il était prescrit,
Et, sans succès encor, le quatuor reprit.
»Cessez, dit le baudet, c'est un sabbat indigne!
         Mais j'ai trouvé le vrai moyen,
         Et le concert ira très-bien,
Lorsque sur un seul rang nous nous mettrons en ligne.«
On obéit à l'âne, et chacun se rangea
Par ordre, en ligne droite, ainsi qu'il l'exigea.
Le concert recommence, et toujours on détonne.
Comment donc en finir? Pour rentrer dans le ton,
Où faudra-t-il s'asseoir? Comment se tiendra-t-on?
On discute, l'on crie, et chacun déraisonne.

         Au même instant, un rossignol,
Par le bruit attiré, vers eux portait son vol.
         Autour de lui chacun s'empresse,
Le suppliant d'agir en qualité d'expert.
De grâce, disaient-ils, nous savons ton adresse,
Prends un peu sur ton temps pour régler le concert.
Voilà nos instruments et voici la musique;
Mais dis-nous, à présent, comment il faut s'asseoir.
— D'être musicien quand l'artiste se pique,
         Répond l'arbitre, il doit avoir
Ce que n'a jamais eu votre nature ingrate,
         Un goût pur, un profond savoir
         Et l'oreille très-délicate.
         Nul de vous donc, mes beaux amis,
         En de tels dons si l'art consiste,
         Qu'à gauche, à droite il soit assis,
         Ne sera jamais un artiste.

VII.
Les Feuilles et les Racines

Sur le flanc d'un vallon, par un beau jour d'été,
Les feuilles, répandant une ombre fraîche et pure,
Du haut d'un chêne altier sous leur masse abrité,
Vantaient aux doux zéphyrs leur épaisse verdure.
»C'est nous qui du vallon faisons tout l'ornement,
Disaient-elles; ce tronc, inutile instrument,
Nous doit sa majesté, sa grâce et sa parure.
Que serait-il saris nous? Pourrait-on contester
A qui fait de tels dons le droit de s'en vanter?
         Vous le savez, notre feuillage
         Des feux du jour sait protéger
         Le voyageur ou le berger
         Qui vient dormir sous son ombrage.
         Dès que le printemps a souri,
         La bergère accourt, en cadence,
         Sous ce frais et discret abri,
         Chercher les plaisirs de la danse.
         Le rossignol de ces coteaux,
         Que le jour fuie ou qu'il renaisse,
         Dans nos hosquets reste sans cesse,
         Et vient chanter dans nos rameaux;
         Et vous-mêmes, zéphyrs fidèles,
         Si l'on vous voit, pour quelques jours,
         Quitter les feuilles, vos amours,
         Vous revenez toujours près d'elles.
— Et nous, ne pourriez-vous nous dire au moins merci?
Dit une faible voix qui sortait de la terre.
— Qui donc ose, là-bas, nous interrompre ainsi?
         Quand nous parlons, sachez vous taire!
         Que vous croyez-vous donc ici?
Disent, en frémissant, les feuilles indignées.
— C'est nous, nous qui, dans l'ombre à languir résignées,
Vivons pour vous nourrir; pouvez-vous l'ignorer?
De l'arbre où vous brillez nous sommes les racines.
Jouissez à loisir de ces beautés divines
         Dont vous aimez à vous parer;
Mais n'oubliez jamais que votre destinée
Est, quoique différente, à la nôtre enchaînée.
         Quand le printemps vient refleurir,
Avec lui, tous les ans, renaît feuille nouvelle;
Mais, si votre racine, un jour, vient à périr,
Tronc, feuilles et rameaux, vous mourrez avec elle*.«

*
Ces racines si modestes, dit M. de Saint-Jullien, représentent
l'humble et laborieuse population des campagnes; car, en Russie,
plus que dans nos contrées d'industrie et de commerce, l'agriculture entre
tient les feuilles élégantes et bruyantes de l'arbre social.


VIII.
Le Lion et le Renard

         Ce qui ne peut nous être utile,
Nous l'offrons de grand cœur, il le faut confesser;
Mais la vérité blesse; à l'esprit indocile
La fable, sous son voile, ira mieux l'adresser.

Un renard, d'une ferme ayant forcé l'entrée,
Remplit d'abord sa panse, au risque d'en crever,
Et mit à part les lots qu'il voulait conserver;
Puis, près d'un tas de foin, finissant la soirée,
A l'aise il s'étendit pour dormir et rêver.
Mais il regarde, et voit arriver en visite
Un loup traînant la queue et le nez allongé,
Qui, depuis très-longtemps semblait n'avoir mangé.
»Ami, dit le renard d'une voix hypocrite,
Dis-moi, quelque malheur t'aurait-il affligé?
         — Oui, dit le loup, la vie est dure;
Je ne puis plus trouver même un os pour régal;
         La faim m'épuise et me torture,
Les chiens sont très-méchants et le berger dort mal.
         Voisin, je n'ai plus qu'à me pendre!
— Vraiment!— Oui, c'est ainsi. — J'ai là du foin bien tendre,
Bon compère, en veux-tu? Chacun sait que j'ai mis
Toujours mon plus doux soin à servir mes amis:
         Le tas est gros, tu peux tout prendre.«

Par malheur pour le loup, ce n'était pas de foin
Que son ventre aux abois avait si grand besoin;
Quelque morceau plus gras eût mieux fait son affaire.
         Du régal caché dans un coin
L'hôte eût pu dire un mot, mais n'en voulut rien faire;
Et messire le loup, comblé hors de saison
         De politesses sans pareilles,
         Bien régalé... par les oreilles,
         Sans souper gagna la maison.

IX.
Le Cerf-volant

Fier de se voir lancé dans la céleste plaine,
Un cerf-volant criait au papillon léger
Qu'au fond de la vallée il voyait voltiger:
»Le croirais-tu, mon cher; je te distingue à peine.
Tu dois être jaloux, dis-moi, lorsqu'à tes yeux
Je vais ainsi planer dans les hauteurs des cieux.
— Moi, jaloux? Vraiment non; je vois trop où t'entraîne
         L'erreur qui fait ta vanité.
         Si haut que ton vol soit porté,
Ta liberté toujours par un fil t'est ravie.
         Crois-moi, mon cher, tout bien compté,
C'est acheter trop cher le bonheur de la vie.
         Hôte des fleurs, tout près du sol
         J'ai fixé mon destin modeste;
         Je vole bien bas, mais, du reste,
         Où je veux je porte mon vol,
         Et ne vais jamais sur ta trace,
         D'un autre servant les plaisirs,
         Produire un vain bruit dans l'espace
         Pour amuser de sots loisirs.«

X.
Le Cygne, le Brochet et l'Écrevisse

Le cygne, le brochet et l'écrevisse, un jour,
S'unissent pour traîner un léger équipage.
On s'attelle, l'on tire, on souffle, l'on fait rage,
Et la roue, après tout, n'avance pas d'un tour.
La charge à voiturpr paraît pourtant facile,
Pourquoi sur le chemin reste-t-elle immobile?
         C'est que le cygne a pris son vol,
         L'écrevisse marche en arrière,
         Et le brochet, rasant le sol,
         Veut aller droit à la rivière.

         Qui des trois a tort? En cela,
         Décider n'est point mon affaire;
         Une chose est pour moi très-claire:
         Leur équipage est resté là.

XI.
Le Sansonnet

Chaque homme a ses talents, mais plus d'un sot préfère
Ceux que son œil jaloux voit briller en autrui.
         Est-il un art hors de sa sphère,
C'est celui qu'il admire et qu'il croit fait pour lui.
Voulons-nous d'un échec nous épargner l'ennui,
         Faisons ce que nous savons faire.

         Un étourneau, dès son enfance,
Ayant des sansonnets pratiqué les leçons,
         Imitait si bien leurs chansons,
Que chacun l'aurait cru sansonnet de naissance.
Récréés dans les bois par ses accents joyeux,
         Moineaux, pinsons, bergeronnettes,
         A ses gaillardes chansonnettes
         Applaudissaient à qui mieux mieux.
Ce succès à tout autre eût certes pu suffire,
         Mais, par malheur, notre ténor,
         Un beau jour, apprend qu'on admire
         Le rossignol bien plus encor.
Mon jaloux s'en dépite, »Attendez, camarades,
         Se disait-il, vous verrez bien
         Que l'étourneau pour les roulades
         Au rossignol ne cède en rien!«
Et, déguisant sa voix, aussitôt il entonne.
         Mais quels accords! Un vrai sabbat!
         Il râle, il roucoule, il bourdonne,
Bêle comme un mouton, miaule comme un chat,
Et la foule effarée en criant l'abandonne.
Mon petit étourneau, qu'avais-tu gagné? Rien!
Mieux vaut un sansonnet qui chante à peu près bien
         Qu'un faux rossignol qui détonne.

XII.
L'Étang et la Rivière

         »Ma sœur, explique-moi, de grâce,
Disait à la rivière un étang, son voisin,
Pourquoi, lorsque de l'œil je suis ton flot qui passe,
Je le vois se mouvoir et s'agiter sans fin.
         En vérité, n'es-tu pas lasse?
         Sur ton sein, que de lourds fardeaux,
Que de longs trains flottants tu portes à la file!
Sans parler des esquifs, des barques, des bateaux;
Qui voudrait les compter prendrait peine inutile!
         Quand finiront tous ces tourments?
         Pour moi, j'en sécherais sur place!
Combien auprès des tiens mes destins sont charmants!
Je suis obscur, sans doute, et de mes flots dormants
La carte en longs détours ne marque point la trace,
Et jamais, pour chanter les échos de mes bords,
Le luth d'un rimailleur n'a réglé ses accords.
Vain bruit que tout cela! Comme la châtelaine
Presse de son doux poids l'édredon assoupli,
         Je m'étends sur l'humide arène,
Pour savourer en paix la mollesse et l'oubli.
         Des trains, des bateaux, des nacelles,
Je n'ai point à subir les importuns fardeaux;
La feuille qu'un zéphyr m'apporte sur ses ailes
Même d'un léger pli n'ose rider mes eaux.
Pourquoi changer? Est-il sort plus digne d'envie?
De tout vent ennemi par les monts abrité,
         Sans plus inquiéter ma vie,
Je me ris des tracas de ce monde agité,
Et je sais, de mes jours faisant meilleur usage,
Dans un rêve éternel philosopher en sage.
— Puisque philosopher est ton unique emploi,
         Lui répond alors la riviere,
         Tu dois avoir compris la loi
Qui veut qu'au mouvement, par qui tout vit sur terre,
L'eau doive de ses flots la fraîcheur salutaire.
Si, comme un vaste fleuve, on m'a vu m'élargir,
C'est grâce à cette loi qui, d'un repos stérile,
Tira mon indolence en m'ordonnant d'agir;
         Et, tous les ans, mon eau docile,
Aux champs voisins, brûlés des ardeurs de l'été,
Va porter la fraîcheur et la fécondité.
         Ainsi j'acquiers honneur et gloire,
Et les siècles encor verront couler mes flots,
Quand, te laissant croupir dans ton obscur repos,
         L'homme aura perdu ta mémoire.«

La rivière eut raison, car, jusques à nos jours,
Dans les champs fécondés son eau poursuit son cours,
Mais l'étang paresseux, dont la rive s'efface,
Voit un limon verdâtre envahir sa surface,
Et demain, de ses eaux qu'elle envahit toujours,
         L'herbe viendra cacher la place.

         Du génie indolent le talent avorté
Se dessèche et languit, sans profit pour le monde;
         Ce n'est que par l'activité
         Qu'il se ravive et se féconde.

XIII.
Le Caftan de Trichka

Trichka voit son caftan aux deux coudes percé,
Mais Trichka pour si peu n'est pas embarrassé:
Il prend ciseaux, aiguille, et, zeste! il vous retranche
         Sur chaque bras un quart de manche,
Adapte les morceaux à l'endroit déchiré,
         Et le caftan est réparé.
         Mais Trichka voit avec surprise
Que le quart de ses bras va souffrir de la bise:
Bah! voilà bien de quoi se mettre en grand souci!
Pourtant autour de lui l'on fait maint commentaire.
»Je ne suis pas un sot, dit Trichka; Dieu merci!
J'ai remède nouveau pour arranger l'affaire;
         Attendez, et je vous promets
Que mes manches seront plus longues que jamais!«

Ce Trichka n'était point un garçon ordinaire;
         Prenant donc la besogne à cœur,
En rond de son caftan il raccourcit la robe,
         Et rend aux manches leur longueur
A l'aide des morceaux qu'à la jupe il dérobe.
Mon Trichka, tout joyeux, croit son succès complet,
Mais il porte un caftan... qui n'est -plus qu'un gilet.

J'ai vu certains messieurs dont tout le temps se passe
A réparer leurs biens que l'usure attaqua;
Regardez-y de près: leur orgueil se prélasse
         Dans le caftan de mon Trichka.*

*
Krilof s'attaque ici à cette imprévoyance si commune aux races
slaves, imprévoyance si générale dans l'économie de la vie domestique
russe, et dont le résultat n'eût pas manqué de se faire sentir à notre
poëte lui-même, si l'empereur Alexandre Ier n'y avait mis bon ordre.
»D'où vient que tant de grandes fortunes sont aujourd'hui délabrées
en Russie, ou engagées à la Banque de crédit, qui ne fournit souvent
à l'emprunteur que les ciseaux de Trichka? Tout cela vient de cet esprit
de bizarre économie qui aime les larges façons et les grandes manières,
de celte horreur des chiffres et du souci du lendemain inhérente au
caractère russe. - (C. de Saint-Jullien.)


XIV.
Le Mécanicien

         Un beau jour, certain étourneau
Achète une maison très-vaste, déjà vieille,
Mais solide, commode et construite à merveille.
Tout était à son goût; c'était un vrai cadeau!
Un seul point y manquait: on n'y trouvait pas d'eau.
»Bah! se disait notre homme, à tout il est remède;
La maison est à moi; sans y déranger rien,
En prenant avec soin la mécanique en aide,
Je pourrai d'un cours d'eau la rapprocher très-bien.«
         Par cette preuve sans réplique,
         On peut voir que notre insensé
         Pour la science mécanique
         Avait un goût très-prononcé.
»D'abord, des fondements dégageons l'édifice,
Sur d'énormes traîneaux il viendra se placer,
         Des cabestans, pour le hisser,
         Pouvant nous prêter bon office.
Puis, sur de grands rouleaux, pour le mettre en chemin,
         Nous le ferons glisser ensuite.
         Bravo! l'affaire ainsi conduite
         Ira dès lors comme à la main!
Ah! j'ai même une idée encor plus singulière,
Et dont nul jusqu'ici ne s'est imaginé:
Le jour où ma maison ira vers la rivière,
Je veux qu'avec musique un bal y soit donné.
         Les amis, comme un jour de noce,
Pourront faire ripaille autour d'un grand festin,
         Et c'est ainsi qu'un beau matin
Dans mon nouveau séjour j'irai comme en carrosse.«

Ravi d'un si beau plan, notre mécanicien,
         Sans plus tarder, se met à l'œuvre.
De nombreux ouvriers dirigeant la manœuvre,
Il fait creuser, creuser; pour tout mener à bien,
Argent, soin et fatigue, il ne ménage rien.
Et la maison pourtant à bouger n'est pas prête!
         Mais, un beau jour, d'un œil surpris,
         Notre étourneau voit sur sa tête
         De son toit crouler les débris.

         Heureux encor par ses sottises
         Quand l'insensé ne nuit qu'à lui;
         Mais que de gens font sur autrui
         Crouler leurs folles entreprises!

XV.
Le Singe et le Miroir

Un singe en un miroir ayant vu son image,
D'un léger coup de pied pousse un ours et lui dit:
»Regarde donc, mon cher, quel vilain personnage!
         Quel grimacier! comme il bondit!
         Pour mon malheur, si la nature
         M'eût donné semblable figure,
Je m'en serais sur l'heure étranglé de dépit.
Mais, parmi mes pareils, mon cher confrère, avoue
Qu'il en est cinq ou six qui font semblable moue.
         Je les connais tous, et je crois
Que je puis, à l'instant, les compter sur mes doigts.
— Pourquoi chercher ailleurs figure aussi vilaine?
Dit l'ours. Ce laid museau, regarde, c'est le tien.«
         Mais notre singe n'en crut rien;
         Le conseiller perdit sa peine.

Plus d'un singe aussi fou parmi nous a vécu;
         Car, au miroir de la satire,
Maint fripon qui se voit n'en est pas convaincu,
Et même, hier encor, pareil trait m'a fait rire:
Chacun suit qu'en secret prenant plus qu'il ne doit,
Dans sa charge, Clément est un voleur insigne;
         Quand pour tel chacun le désigne,
         C'est lui qui montre Pierre au doigt.