I.
L'Oukha de Demiane*
Mon voisin, mon bijou, mange un peu, je t'en prie.
— Voisin, je n'en puis plus! — Tu veux rire, je crois;
Une assiettée encor t'irait bien, je parie;
Vraiment c'est une soupe à s'en lécher les doigts!
— Mais trois fois j'en ai pris! — Ah! bon! voilà qu'il
compte!
Il suffit de vouloir; on n'en a jamais trop.
Fais-toi vivre. Allons, point de honte!
Va, morbleu! jusqu'au fond du pot!
Mais quelle oukha! comme elle est grasse!
On dirait qu'on a répandu
Sur son jus de l'ambre fondu!
Voyons, l'ami du cœur, vas-y de bonne grâce:
De la brème, en veux-tu? Des tripes, en voilà!
*Nous
devons rappeler ici que l'oukha est une soupe au poisson
très-populaire en Russie dans toutes les classes.
C'est du sterlet,* mon cher, ce petit morceau-là.
Plein la cuiller encor, ce n'est pas trop, j'espère.
Et toi, la bourgeoise, holà!
Viens aussi presser le compère.«
C'est ainsi qu'à Phocas Demiane offre un régal,
Sans laisser au voisin ni trêve ni relâche.
Phocas, près de se trouver mal,
Depuis longtemps sue à la tâche.
Mais, tout en maudissant le sort,
A tendre encor l'assiette enfin il se décide;
Puis, forçant son courage à ce suprême effort,
Il avale... et l'assiette est vide.
»Voilà! j'aime un ami quand il entend raison!
S'écrie alors Demiane, et la cérémonie,
Chez moi, mon bon chéri, n'est jamais de saison.
Mais tends l'assiette encor: l'oukha n'est pas finie.«
Quoique l'oukha d'ailleurs fût son mets favori,
L'infortuné Phocas, de frayeur, jette un cri.
Saisissant à deux mains chapeau, ceinture et canne,
Il court chez lui, tout ahuri,
Et jamais, depuis lors, il ne revit Demiane.
Auteur fécond, heureux esprit,
Toi qui sais tout, sache te taire;
De temps en temps quelque répit
A notre oreille est salutaire.
Si tu voulais trop nous presser,
Plus que l'oukha, tes vers, ta prose,
Prodigués à si forte dose,
Pourraient finir par nous lasser.
*Le
sterlet ou petit esturgeon, assez peu connu dans nos
contrées,
est un poisson à chair grasse et d'un goût très-délicat, qui
atteint parfois
la longueur d'un mètre. Il se trouve dans la mer Caspienne,
dans la mer
Baltique et dans le Volga. C'est avec ses oeufs qu'on fait
le meilleur caviar.
II.
L'Incendie et le Diamant
Un feu, faible étincelle en un instant grandie,
Précipitant sa flamme, un soir, avait produit,
Vers l'heure sombre de minuit,
Un vaste et terrible incendie.
Au milieu du tumulte, un diamant perdu
Voyait ses feux brillants se ternir sous la cendre,
Et parmi les débris se trouvait confondu.
»Eh bien, dit l'incendie, oserais-tu prétendre
Qu'à ma vive et large clarté
On puisse comparer ton éclat si vanté?
Pour deviner ton importance,
Il faut vraiment bien du métier!
Parais-tu plus à l'œil qui te voit à distance
Que la goutte de pluie et le verre grossier
Où le soleil et moi, par faveur singulière,
Daignons faire jouer nos rayons de lumière?
Pour toi, tout est malheur, il le faut confesser,
Car un ruban, un rien suffit pour l'éclipser;
Qu'un cheveu, par hasard, autour de toi s'enroule,
Il rendra ton éclat invisible à la foule.
Pour éteindre mes feux, il faut d'autres efforts!
Quand, poussé par le vent, de mes fureurs complice,
Dans mes langues de feu j'enlace un édifice,
Les hommes contre moi ne sont plus assez forts.
Ma flamme, que chacun redoute,
Sur le sol brise, avec fracas,
Tout obstacle qui, sur ma route,
Semble vouloir gêner mes pas.
Mes sanglantes lueurs, colorant les nuages,
Jusque dans les hauteurs des cieux
Montent dénoncer mes ravages,
Et sèment la peur en tous lieux!
— Mon éclat, près du tien, sans doute est peu de chose,
Répond le diamant; mais jamais, Dieu merci,
Nul ne pourrait citer un mal dont il soit cause,
Et ce n'est qu'au jaloux qu'il donne du souci.
Tu brilles, mais tu te fais craindre;
De ruines toujours ton éclat est suivi;
Aussi, vois combien pour l'éteindre
Chacun ici s'empresse et s'unit à l'envi.
Pour tout anéantir, quand ton feu se déchaîne,
Plus ta fureur s'accroît, plus ta fin est prochaine.«
De la foule, en effet, l'innombrable concours
Des flammes, à l'instant, vint arrêter le cours.
Quand parut le matin, leur rage comprimée
N'exhalait plus dans l'air qu'une infecte fumée;
Mais, sauvé des débris, le riche diamant,
Retrouvant au grand jour sa valeur sans égale,
De la couronne impériale
Devint le plus bel ornement.
III.
Les Fleurs
Sur la fenêtre d'un palais,
Dans des vases dorés éclatants de peinture,
De fausses fleurs brillaient auprès
De fleurs filles de la nature,
Et, balançant dans l'air leurs tiges de métal,
Affectaient d'étaler un orgueil sans égal.
Tout à coup survient un orage.
On les entend alors se plaindre au roi des cieux
Qu'à leur tissu si précieux
Cette eau qui tombe est un outrage,
Et, contre elle entassant l'injure et le mépris:
»O Jupiter! s'écriaient-elles,
Cette eau va nous porter des atteintes mortelles;
Pour qui peut-elle avoir du prix?
Est-il plus grand fléau? Tiens, vois, la foule accrue
Déjà s'efforce en vain de traverser la rue,
Et ses flots débordés apportent par monceaux
Sous les pieds des passants la fange des ruisseaux.«
Mais Jupiter fut sourd à leur vaine prière;
L'eau, tout le jour, tombant sur la contrée entière,
Dissipa la chaleur dans les airs embrasés,
El rendit la verdure aux rameaux épuisés.
La nature affaissée enfin sembla renaître,
Et, dans l'air plus doux et plus frais,
On vit alors sur la fenêtre
Les filles du Printemps ranimer leurs attraits;
Mais les fleurs de satin, filles de l'Imposture,
Dans un coin de la cour, allaient, deux jours après,
Cacher leurs débris sous l'ordure.
Aux censeurs qu'il sait affronter,
Parfois le vrai talent doit des grâces nouvelles;
Si la pluie est à redouter,
Ce n'est qu'aux fleurs artificielles.
IV.
Le Serpent instituteur
Un serpent chez un villageois
Cherchait un jour à s'introduire,
Non pour y vivre en bon bourgeois,
Mais pour soigner ses fils et surtout les instruire:
Pain durement gagné pour la bouche est si doux!
»Je sais bien qu'en tout lieu fort mal on nous renomme,
Disait-il; on répand de mauvais bruits sur nous,
El jamais nul serpent n'irait tirer, en somme,
De bonne vie et mœurs certificat chez vous.
Le serpent, vous dit-on, est méchant de naissance,
Et, dès l'antiquité, l'on sait que par état
Il fait fi très-souvent de la reconnaissance,
Qu'il est ami perfide et père indélicat;
Mais, quant à moi, j'échappe à toute médisance.
Si maint serpent parfois a mangé ses enfants,
C'est fâcheuse habitude, et, moi, je m'en défends.
J'ose affirmer, sans faire ici le bon apôtre,
Que, depuis qu'il m'est né, mon dard n'a point servi,
Car j'ai mon dard tout comme un autre;
Mais, si quelque accident, un jour, me l'eût ravi,
Je suis si doux et si bonasse,
Qu'eussé-je dû mourir sur place,
J'en eusse encore été ravi!
Je suis donc, tu le vois, le meilleur de ma race,
Et ces bons sentiments le sont de sûrs témoins
Que je puis à tes fils donner de tendres soins.
— Oui, fait le villageois, tu nous dis vrai peut-être;
Mais je ne puis pourtant t'admettre à mon foyer,
Et si, pour mon malheur, je voulais l'essayer,
Nul homme des serpents bientôt ne serait maître.
Tes pareils, te voyant dans ma chaumière admis,
Se glisseraient chez nous pour y vivre en amis,
Et, pour un bon serpent, nous aurions plus d'un traître.
Je suis fort peu tenté, malgré ton air affable,
D'apprendre un jour à mes dépens
Que de nos amis les serpents
Le meilleur ne vaut pas le diable!«
Parents, comprenez-vous ce que vous dit ma fable?*
*Dans
cette fable, peu flatteuse pour notre susceptibilité
nationale,
Krilof s'élève contre l'engouement des familles russes pour
les instituteurs français,
auxquels ils ne confient pourtant l'éducation de leurs
enfanta qu'avec une
certaine appréhension des idées plus que libérales qu'ils
pourraient leur suggérer.
V.
Le Villageois et le
Brigand
Un jour, d'un petit bien nouveau propriétaire,
Un villageois achète une vache au marché,
Avec un grand seau pour la traire;
Puis, le soleil étant couché,
A travers la forêt, par un sentier très-sombre,
Il reprend son chemin sans craindre aucun encombre.
Tout à coup un brigand, sorti du fond du bois,
Comme un poisson sans eau le met nu sur la place.
»Pitié! dit en pleurant le pauvre villageois,
Me voilà par tes soins réduit à la besace.
J'ai, toute une année, amassé
Dans l'espoir d'acheter ma vache;
Le jour où je l'obtiens n'est pas encor passé,
Qu'un maudit voleur me l'arrache.
— Allons, ne pleure pas, dit le brigand touché;
Ta vache, en somme, est bonne à vendre,
Je ne la trairai point. Tiens, ne sois plus fâché,
Voilà ton seau, tu peux le prendre.«
VI.
Le Curieux
»Comment vas-tu, mon cher? D'où viens-tu donc ainsi?
— Du Musée. Ah! mon bon, tout un tiers de journée
Je m'y suis promené; j'ai tout vu, Dieu merci,
Tout observé; ma vue en était fascinée!
Si je voulais tout dire et peindre comme il faut,
Ma force et mon esprit se verraient en défaut;
J'en ai la tête encor tournée!
Quel palais merveilleux! Partout l'œil s'y complaît;
Des chefs-d'œuvre de la nature
C'est bien un résumé complet!
Que de sortes d'oiseaux qu'à peine on se figure,
Que d'insectes j'ai vus là-bas!
Là, c'est la coccinelle; ici, le cancrelas;
Là, des mouches de cent familles!
Quelles couleurs, mon cher!... L'êmeraude, vraiment,
Le corail, le rubis, n'ont rien de si charmant.
Les cirons sont moins gros que des pointes d'aiguilles!...
— Tu dus voir l'éléphant, dit l'autre; qu'en dis-tu?
Tu l'as pris pour un mont, tant sa stature est haute.
— Comment! il était là? — Oui, parbleu! — C'est ma faute,
Mais du diable si je l'ai vu!«
VII.
Le Cheval et le Cavalier
Un adroit cavalier avait si bien dressé
Un jeune et beau coursier, que, sans toucher la bride,
D'un mot, il imposait à son zèle empressé
Une allure, à son gré, plus lente ou plus rapide.
»A quoi bon, se disait un jour le cavalier,
Assujettir au mors un si noble coursier?
J'ai mon idée et la crois bonne.«
Il dit et sort en plaine. A peine est-il dehors,
Qu'il enlève au cheval et sa liride et son mors.
Sans abuser d'abord du pouvoir qu'on lui donne,
L'animal doucement accélère son pas;
Agitant sa crinière et redressant la tête,
Il donne à son allure un petit air de fête
Pour plaire au cavalier par d'innocents ébats.
Mais le fougueux coursier, sentant déjà moins forte
La main qui réglait ses écarts,
Donne libre carrière a l'ardeur qui l'emporte.
Son sang bout et l'éclair jaillit de ses regards.
Sourd a la voix du maître, en volant dans l'espace,
Ventre à terre il l'entraîne, et, par de vains efforts.
De l'écuyer la main se lasse
A glisser au cheval son mors.
La lutte accroît l'ardeur du coursier qu'elle irrite;
Poursuivant sa course sans frein,
Dans sa fureur, il précipite
Son cavalier sur le terrain.
Pareil à l'ouragan, sans rien voir, dans la plaine,
Loin des chemins frayés, il court à perdre haleine;
Enfin, des quatre pieds, dans un ravin profond
Il tombe, et, tout sanglant, va se briser au fond.
»O pauvre cheval, dit son maître
Épanchant alors sa douleur,
C'est à moi seul qu'il faut peut-être
Imputer à la fois ma chute et ton malheur.
Si je t'avais laissé ce frein si salutaire,
A dompter ton ardeur j'eusse été bien plus fort:
Tu n'aurais pas ainsi jeté ton maître à terre,
Je n'aurais pas pleuré ta mort!«
Douce est la liberté; son séduisant mirage
A nos yeux enchantés fait briller mille attraits;
Mais que de maux, que de regrets,
Si le peuple inconstant n'en sait régler l'usage!
Contre la loi qui l'a dompté,
Coursier rebelle, il entre en lutte;
Vers le précipice emporté,
S'il rompt son frein, gare à la chute!
VIII.
Les Villageois et le
Fleuve
Voyant rivières et ruisseaux,
Dans les champs et dans les vallées,
Par torrents déchaîner leurs eaux,
Des villageois poussaient des clameurs désolées,
Criant justice, ils vont soudain,
Pour sauver leurs biens et leurs terres,
Se plaindre au fleuve souverain
Dont ces cours d'eau sont tributaires.
Que de griefs à lui porter!
La semence est partout aux sillons arrachée;
Des moulins fracassés la campagne est jonchée;
Et les troupeaux noyés, qui pourrait les compter?
Le fleuve, lui du moins, pour ses plaines tranquilles,
Quoique large et puissant, n'a point de flots hostiles.
Sans qu'à pareils excès on l'ait vu s'emporter,
Il laisse sur ses hords prospérer bien des villes.
Sans nul doute, il saura, corrigeant ses vassaux,
Remettre à la raison ces turbulents ruisseaux.
Ainsi disent nos gens. Leur espoir se ravive.
Mais tout a coup, chagrins nouveaux!
Ils voient, lorsque du fleuve ils ont atteint la rive,
Leurs meubles en débris qui flottaient sur ses eaux!
Sans pousser plus loin leur requête,
Le cœur serré, les pauvres gens
Regagnent leurs toits indigents
Et disent, en branlant la tête:
»Si des voleurs pillent son bien,
Est fou qui va, criant: »Justice!«
Auprès d'un grand chercher soutien,
Quand ce grand même est leur complice.«
IX.
Le Serin et le Pigeon
Un jeune serin pris au piège
En s'y débattant gémissait.
Un pigeon qui par là passait
Vint se moquer de son manège,
»Mais c'est par trop honteux aussi,
Dit-il, d'aller, quand le jour brille,
Dans le panneau donner ainsi!
Ah! ce n'est pas moi, Dieu merci,
Qu'on pourrait mettre sous la grille,
J'en réponds bien!« Mais en effet,
Tandis que mon pigeon babille,
Il tombe au piège... et c'est bien fait!
Petit pigeon, tu dois apprendre
A ne point te moquer d' autrui,
Puisque lu peux, tout comme lui,
A même jeu te laisser prendre.
X.
Le bon Renard
Abattue au printemps par une main cruelle,
Une pauvre fauvette avait perdu le jour.
Passe encor si le sort n'eût ainsi frappé qu'elle,
Mais son malheur, hélas! atteignait à leur tour
Trois petits orphelins, doux fruit de son amour.
Torturés par la faim, le froid et la misère,
Les petits innocents nouvellement éclos,
Faibles et sans appui, redemandaient leur mère,
Et de leurs cris plaintifs fatiguaient les échos.
»Quel œil avec indifférence
De ces infortunés pourrait voir la souffrance?
Qui n'en est point ému porte un cœur de granit,
Disait maître renard assis sur une pierre,
D'où, l'œil de pleurs humide, il contemplait leur nid.
Oiseaux, écoutez ma prière!
Laisserez-vous périr ces enfants sans secours?
Donnez chacun un grain et quelques brins de mousse
Pour réparer leur nid, et vous sauvez leurs jours!
Est-il œuvre plus sainte et charité plus douce?
Vois un peu, coucou, mon ami,
La mue a fait tomber ton plumage à demi.
Sans profit ta parure ainsi serait perdue;
Viens en faire un doux lit à leur pauvreté nue.
Pourquoi, vive alouette, au vol aventureux,
Aller, en tournoyant, t'ébattre dans la nue?
Dans les prés, dans les champs, la graine est répandue:
Cherche-la pour toi-même et gardes-en pour eux.
Et toi, dont la progéniture
Grande et forte n'a plus besoin,
Pour recueillir sa nourriture,
De recourir à ton doux soin,
Quitte un moment ton nid, plaintive tourterelle,
Et d'une mère absente ici viens tenir lieu;
A ces pauvres enfants pour consacrer ton zèle,
Tu laisseras les tiens sous la garde de Dieu.
Hirondelle, à travers l'espace
Presse ton vol et va saisir,
Pour flatter leur friand désir,
L'imprudent moucheron qui passe.
Tes chants, bon rossignol, ont des charmes puissants,
Tu le sais, des petits pour fermer la paupière,
Lorsque les zéphyrs caressants
Balanceront du nid la branche hospitalière.
Viens les bercer aussi de tes plus doux accents.
Ainsi, votre active obligeance
Pourra, par des soins assidus,
Aux orphelins dans l'indigence
Rendre les biens qu'ils ont perdus,
Et nous aurons à tous prouvé que notre espèce
Garde encor, dans les bois, des cœurs compatissants...«
Comme il parle, agités par la faim qui les presse,
Les petits dans leur nid se tordent languissants;
Ils tombent sur le sol... Le glouton les avale,
Et, par là mettant fin à leurs besoins pressants,
Met aussi fin à sa morale.
D'un pareil dénoùment ne sois pas trop surpris,
Lecteur; celui qui veut compatir aux misères
Prodigue, sans vains mots, ses bienfaits à ses frères,
Et sait que le silence en doit doubler le prix.
Mais de la charité les plus bruyants apôtres
Sont gens qui font l'aumône avec l'argent des autres.
Sans débourser, chez leurs voisins,
Ils s'en vont prêcher à la ronde,
Et du renard, dans notre monde,
Je les croirais un peu cousins.*
*Le
Bon Renard de Krilof est, à ion tour, un peu cousin
du
Renard qui prêche de Florian.
XI.
L'Assemblée des animaux
Contre le faible et l'innocent
Lorsque l'iniquité se ligue,
Le droit est toujours impuissant,
Et la victoire est à l'intrigue.
Un loup, près du lion solliciteur zélé,
Du pays des brebis postulait l'intendance.
Compère le renard, mis dans la confidence,
En cachette à la reine avait déjà parlé.
Mais les loups sont suspects; il courait sur leur compte
Certains propos malicieux,
Et plus d'un n'aurait pu sans honte
Sur l'œil du roi fixer ses yeux.
Le lion décréta que le peuple des bêtes
Au plus tôt formerait un conseil général
Où chacun sur les loups dirait, après enquêtes,
Ce qu'il aurait appris, soit en bien, soit en mal.
L'ordre est exécuté. Pour ouvrir ses séances
La foule convoquée au grand conseil se rend;
Mais, sans porter ses doléances,
Chacun vient à son tour voter selon son rang.
Et le loup? Contre lui nul ne prit la parole!
Il fut fait intendant des brebis du canton.
Qu'avaient dit les brebis? Parler était leur rôle;
Pour juger l'animal glouton,
Leur espèce avait plus d'un titre,
Mais les brebis, le croira-t-on?
N'avaient point eu voix au chapitre!
XII.
La Souris et le Rat
»Mon voisin, sais-tu l'aventure?
A certain rat peureux disait une souris.
Ce gros chat, dont la patte était pour nous si dure,
Le lion le guettait, sa griffe hier l'a pris.
Il est temps que chez nous enfin on se repose.
— Bah! dit le rat peu rassuré,
Beau sujet d'applaudir et de voir tout en rose!
C'est trop tôt se vanter; tout va mal à mon gré.
Puisqu'il s'agit de griffe, hélas! l'affaire est faite!
Pour affirmer déjà que ton lion est mort,
Point n'est besoin d'être prophète,
Puisque des animaux le chat est le plus fort.«
Pareil propos pour vous n'est pas nouveau sans doute;
Le poltron, prompt à se troubler,
Croit que l'ennemi qu'il redoute
Est celui qui fait tout trembler.
XIII.
Les Plongeurs
Certain roi de l'antiquité
Par un souci profond se trouvait agité:
Il voulait décider si le savoir, en somme,
Est plus nuisible encor que favorable à l'homme,
Et si l'instruction, après de longs efforts,
Ne peut rien qu'énerver les esprits et les corps.
Serait-il sage, dans son zèle,
Si de tous les savants il purgeait ses États?
Ce prince, sur le trône, était un vrai modèle,
Et du bonheur des siens faisait le plus grand cas.
Aussi, dans ses décrets dictés par la justice,
Ne donnait-il jamais de part a son caprice.
Ce roi prudent, un jour, exprès,
De tous ses courtisans compose une assemblée.
Là, de brillants discours sans plus se mettre en frais,
Chacun, par oui, par non, doit décider d'emblée
Si du royaume il faut exiler tout savant,
Ou les y laisser vivre ainsi qu'auparavant.
Mais un conseil peut-il s'assembler et se taire?
On disserta. Les uns, pour arranger l'affaire,
Proposaient de leur cru mille combinaisons;
Tel autre plaidait les raisons
Que lui dictait son secrétaire.
Mais les faits discutés n'étaient point éclaircis,
Et l'esprit du bon roi restait très-indécis.
L'un disait: »L'ignorance a des ombres funestes!
Dieu nous eût-il doués d'esprit,
Nous eût-il laissé voir ses merveilles célestes,
S'il ne permettait pas que chacun les comprît?
S'il voulait qu'à l'erreur l'homme toujours en butte
Croupît dans l'ignorance à l'égal de la brute?
Par ces divers motifs, il est aisé de voir
Que l'homme est au bonheur conduit par le savoir.
— Par lui le bien est mal et le mal devient pire,
Criait un autre; aux mœurs, le savoir est fatal;
Des lumières enfin le progrès général
Jadis a fait crouler plus d'un puissant empire.«
Bref, des deux côtés discutant
Et déraisonnant tout à l'aise,
On entasse thèse sur thèse,
Mais rien n'est décidé sur le point important.
Le roi fait mieux alors: en conseil il appelle
Les gens les plus experts de son gouvernement
Pour qu'un solennel jugement
Mette un terme, au plus tôt, à la docte querelle,
Mais ce nouveau moyen n'a pas plus grand succès.
Nos savants, par le roi reniés de fortes sommes,
Dès lors, en deux partis se divisaient exprès,
Ménageant leur ressource en prudents économes,
Dans leur zèle ainsi raffermis,
Ces gens, jusqu'à la mort, auraient parlé sans cesse
Et passé toujours à la caisse,
Si le monarque l'eût permis;
Mais le roi, sur ce point, se montra peu facile:
Dès qu'il connut la ruse, il leur donna congé.
Un jour que, pour les champs ayant quitté la ville,
Dans ces graves pensers il paraissait plongé,
Un bon ermite à barbe blanche
Vient à passer sur son chemin.
Sur un livre qu'il tient en main
La tête du vieillard se penche.
Son air est plein d'austérité,
Mais sans avoir rien de farouche;
Parfois même un sourire arrêté sur sa bouche
De son cœur indulgent atteste la bonté.
Les rides sur son front en longs sillons tracées
Dénoncent le travail des profondes pensées.
Le roi près du vieillard soudain s'est arrêté.
A son savoir rendant hommage,
Il sollicite un entretien
Pour décider s'il serait sage
D'affirmer que pour nous la science est un bien,
»O roi! dit le vieillard, ma longue expérience
Sur certain apologue a souvent inédité,
Et, si tu veux savoir ce que vaut la science,
Permets que par ma bouche il le soit raconte.«
Le vieillard un instant se recueille et commence:
Dans un pays de l'Orient,
Où la mer indienne étend sa rive immense,
Sous le faix des chagrins pliant,
Un pêcheur, pauvre et vieux, vint à sa dernière heure.
Ses trois fils, habitants de sa pauvre demeure,
De leur père jugeant le métier trop ingrat,
Cherchaient pour se nourrir quelque meilleur état.
»La mer,« se disaient-ils, »peut donner la richesse,
Mais il faut l'exploiter de tout autre façon:
Dérobons-lui par notre adresse
Des perles désormais et non plus du poisson.«
Sachant nager, plonger, ils étaient sûrs d'avance
Qu'ils pourraient aisément percevoir ce tribut,
Mais, quoiqu'ils eussent même but,
Diverse pour eux fut la chance.
L'aîné, très-inhabile à ce métier nouveau,
Errant nonchalamment tout le long du rivage
Sans vouloir un moment metire ses pieds dans l'eau,
Attendait que la perle arrivât sur la plage.
La Fortune vers lui dédaignant d'accourir,
Il pouvait tout au plus gagner pour se nourrir.
Le second, très-actif, sans ménager sa peine,
Vers les parages sûrs dirigeant son ardeur,
De ses plongeons sur son haleine
Savait régler la profondeur.
Grâce aux perles qu'il trouve, il entasse sans cesse,
Et, prudent travailleur, arrive à la richesse.
Le dernier, plus ardent à rêver des trésors,
Se disait à part lui: »Sans doute
On peut trouver parfois des perles sur les bords;
Mais, pour mieux m'enrichir, je sais une autre route
Osons en pleine mer chercher le fond des eaux;
Des trésors, j'en suis sûr, s'y cachent par monceaux,
Et là, certes, l'on peut s'attendre
A trouver par milliers et perles et coraux:
On n'a qu'à se baisser et prendre.«
Ce téméraire espoir à ses désirs répond;
Sitôt dit, sitôt fait. Pour suivre son envie,
Cherchant de l'Océan l'endroit le plus profond,
Il y plonge, et, sans même arriver jusqu'au fond,
Pour prix de son audace, il y laisse la vie.«
»O roi! dit le vieillard, la science aux esprits
Peut donner le bonheur ou des biens d'un grand prix,
Mais du savoir, hélas! les trop fougueux apôtres,
Par l'abimc attirés y tombent tôt ou tard,
Et c'est encore heureux hasard
S'ils n'y font point tomber les autres. »
XIV.
La Pierre et le
Vermisseau
Dieu! que ces gens sont sols et que leur bruit m'ennuie!
Disait certaine pierre, au bord d'un pré gisant,
Tandis que dans les champs à flots tombait la pluie.
Que voient-ils là de si plaisant?
Quels transports, voyez donc! Avec plus vive joie
Reçoit-on l'hôte aimé que le ciel vous envoie?
Cette eau qui colilé, est-ce pour eux
Une si merveilleuse aubaine?
Beau mérite! elle a dans la plaine
Daigné tomber une heure ou deux!
Qu'on s'informe de moi! Toujours sage et modeste,
Que de siècles ici j'ai déjà vus passer!
Et, sans faire aucun bruit, je reste
Où la main d'un manant m'a bien voulu lancer.
Mais qui m'a dit: »Merci?« Personne!
Ah! ce monde si détesté,
A coup sûr, a bien mérité
Tous les vilains noms qu'on lui donne!
Où voit-on ici-bas son équité? — Tais-toi!
Lui dit un vermisseau; dans sa courte durée,
La pluie a fait du temps un salutaire emploi.
Ses abondantes eaux, arrosant la contrée,
Ont ranimé les champs par le soleil brûlés;
Rendus au doux espoir d'une moisson fertile,
Nos laboureurs par elle ont été consolés;
Mais les longs jours qu'aux champs ta paresse a coulés
N'ont été qu'un temps inutile.«
Maint employé, tout fier, dit: »J'ai servi trente ans!«
De rubans et de croix notre sot veut qu'on l'orne;
Son mérite est d'être longtemps
Resté planté comme une borne.
XV.
La Fortune et le
Mendiant
*
Chargé d'un vieux bissac, un gueux, sous les fenêtres,
Traînant le pied, tendant la main,
Maudissait le sort inhumain
Qui l'avait fait, hélas! pauvre entre tous les êtres.
Il se disait parfois, fixant un œil surpris
*La
Fortune et le Mendiant et l'Oukha de Demiane
forment les sujets
de deux médaillons de bronze qui décorent le socle de la
statue de
Krilof, dans le Jardin d'été, à Saint-Pétersbourg.
Sur les riches maisons qui tentaient son envie:
»Que de gens sont comblés des douceurs de la vie
Et vivent, gorgés d'or, sous ces brillants lambris!
Leurs voeux sont-ils remplis, leur soif en est plus vive.
Ils rêvent biens nouveaux sur leurs biens entassés,
Et souvent ainsi l'on n'arrive
Qu'à perdre les trésors qu'on avait amassés!
Voyez cette maison. Jadis elle eut un maître
Qui devait au commerce un modeste bien-être;
Il voulut s'arrondir, vendre et vendre toujours;
Il eût dû s'arrêter dans son bonheur précoce,
Et, pour finir en paix ses jours,
A quelque autre céder les chances du négoce.
Mais point! Le richard entêté,
En mer, chaque printemps, veut lancer son navire!
Il attend des monts d'or. Paf! le vaisseau chavire,
Et voilà tout son bien par la vague emporté!
Au fond des eaux tout est resté,
Et ses yeux éblouis par un brillant mensonge
N'auront jamais pu voir la Fortune qu'en songe.
Dans la Ferme * un benêt s'entête à spéculer;
Il gagne un million, c'est mince! Il veut doubler!
Il s'en donne à plaisir, par-dessus les oreilles,
Et, crac! il perd enfin jusqu'au dernier écu!
On pourrait, j'en suis convaincu,
Citer mille chutes pareilles.
C'est bien fait! Avant tout, il faut être discret.«
*La
Ferme, en Russie, était une société de financiers à laquelle
était
concédé le monopole des eaux-de-vie. Elle n'a été abolie que
depuis
quelques années par l'empereur Alexandre. II.
Comme il parle, à ses yeux la Fortune apparaît.
»Ecoute, j'ai voulu depuis longtemps, dit-elle,
A ton malheur tendre la main.
Par milliers j'ai trouvé des ducats en chemin;
J'en vais remplir ton escarcelle.
Tends-la. Mais avec toi je veux faire un traité:
L'or tombé dans ton sac, pour or sera compté;
Si, par malheur, il tombe à terre,
D'avance il est bien arrêté
Qu'il doit se changer en poussière.
Réfléchis: tout d'abord j'ai voulu t'avertir;
Mes ordres sont formels; de ce pacte sévère
Ma volonté plus tard ne peut se départir.
Ton bissac est bien vieux; si tu veux, sans mesure,
Le charger de ducats, il rompra, j'en suis sûre.«
Le gueux reste sans voix, par la joie oppressé;
Le sol fuit sous ses pieds! La besace poudreuse
Est tendue à deux mains par son soin empressé,
Et l'or y pleut à flots de la main généreuse.
Le sac prenait du poids. »Est-ce assez? — Un peu plus.
— Le bissac tient-il bon? — Rien à craindre! — Regarde:
Te voilà, pour l'heure, un Crésus!
— Encore, encore un peu. — Soit! mais prends-y bien garde!
— Eh! rien qu'une poignée! — Il faut s'arrêter net:
La besace se fend. — Encore un tantinet!...«
Le sac crève! L'or roule et ne laisse sur place
Qu'une vile poussière éparse au gré du vent.
La Fortune civait fui. Cherchant en vain sa trace,
Le manant, sur le sol, ne voit que sa besace,
Et reste gueux comme devant!
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