Livre Septième
 

Livre Sixième
 
Le Renard architecte
L'Ours inspecteur des ruches
Le Cousin et le Berger
Le Chevalier errant
Le Loup et le Coucou
Le Paysan et la Hache
Le Lion et le Loup
Le Chien, l'Homme, le Chat et le Faucon
Le Lion et le Renard
Le Houblon
Le Nuage

 
Le Calomniateur et le Serpent
Le Loup et les Bergers
Le Coucou femelle et la Tourterelle
La Fortune en visite
Les Brebis et les Chiens

 

I.
Le Renard architecte

Le roi lion aimait les poules à l'excès;
         Mais pour conserver sa volaille
         Ses soins n'avaient aucun succès.
         Rien d'étonnant: par la muraille
Les maraudeurs trouvaient un très-facile accès.
A toute heure, une poule ou se trouvait volée,
Ou, voyant le champ libre, avait pris sa volée.
         Au dommage pour couper court,
         Notre Majesté désolée
D'un grand poulailler neuf veut qu'on orne sa cour
Il lui faut un local construit de telle sorte
Qu'un voleur d'y piller ne soit jamais tenté,
Et que les habitants, sans en franchir la porte,
Trouvent dans leur logis toute commodité.
         Le bruit public au roi désigne
         Pour architecte un fin renard
         Qui, passé maître dans son art,
         D'être choisi paraissait digne,
L'affaire est dans ses mains. Le vaste monument
Avec zèle entrepris s'achève en un moment.
L'artiste n'a compté ni ses soins ni ses veilles;
On vient voir, on regarde: on ne peut qu'admirer:
         L'architecte a fait des merveilles,
Et rien dans les détails ne laisse à désirer:
Auges partout d'accès facile,
Nombreux perchoirs pour se jucher;
Abri plus chaud pour se cacher
Lorsque le temps devient hostile;
Pour les couveuses, à l'écart,
Petit réduit commode et sombre,
Rien n'y manquait. Chacun criait: »Gloire au renard!«
Pensions et cadeaux pleuvaient sur lui sans nombre.

Sa Majesté lionne en leur nouveau palais
Avec empressement fait passer ses poulets.
Mais tout en va-t-il mieux? Non, la muraille est haute,
La porte est bien solide, et pourtant (qui l'eût cru?)
On remarque à toute heure un poulet disparu!
         D'où vient le mal? A qui la faute?
         Sa Majesté veut, sans retard,
         Qu'avec ces vols on en finisse;
         Il met aux aguets sa police,
         Et qui prend-on?. . . Maître renard!
Il avait tout construit d'une façon si sûre,
Qu'au poulailler dès lors nul voleur n'avait nui;
         Mais prudemment dans la clôture
         Notre pendard avait pour lui
         Su ménager une ouverture.

II.
L'Ours inspecteur des ruches

Les ruches, au printemps, se trouvant mal pourvues,
Les chefs des animaux, afin qu'on en prît soin,
         D'un inspecteur avaient besoin,
Et déjà sur un ours avaient jeté leurs vues.
Certe un choix si bizarre était peu de saison:
         A parler ici sans malice,
Chacun sait que Michka* du miel fait son délice;
Mais peut-on chez la brute exiger la raison?
Maints candidats plus sûrs, pour obtenir la place,
         Avant lui s'étaient présentés;
Mais, ô dérision! les électeurs en masse,
Pour favoriser l'ours, les avaient écartés.
Un malheur arriva: Michka dans sa tanière
Emporte un jour le miel! Devant pareil excès,
Chacun crie au scandale; en forme régulière,
A l'effronté voleur on intente un procès;
On le chasse; il est dit par ordonnança expresse
Que Michka, tout l'hiver, chez lui sera reclus;
On verbalise, on plaide, et l'on écrit sans cesse,
Mais tout le miel lui reste, et l'on n'en parle plus.

Quant au petit Michka, voyez comme il se traite:
Prenant congé du monde et de ses vanités,
Il tient ses membres chauds de tout vent abrités
         Et se confiné en sa retraite.
         Chez lui, tout à l'aise en rêvant,
Il lèche le doux miel dont sa patte est garnie;
Pour se remettre en mer, la tempête finie,
         Mon Michka n'attend qu'un bon vent.

*
Michka est un diminutif de Michel. C'est le nom donné à l'ours,
en Russie, par les gens du peuple.


III.
Le Cousin et le Berger

Se fiant à la vigilance
D'un chien, sûr et discret ami,
Dans l'ombre fraîche et le silence
Un berger s'était endormi.
Soudain vers lui se précipite
Un serpent sorti d'un buisson:
Un dard gonflé d'un noir poison
Dans son gosier vibre et s'agite...
Tu vas mourir, pauvre berger!
Mais un cousin voit le danger;
De la pitié qui le conseille
Suivant la voix, il vient plonger
Son aiguillon dans son oreille.
Notre berger soudain s'éveille,
Et, par le péril activé,
D'un double coup laisse sur place
Et le serpent qui le menace
Et le cousin qui l'a sauvé.

Qu'ainsi, chez nous, en mainte affaire,
Le faible ouvre les yeux au fort,
Le faible, hélas! aura beau faire,
Il doit s'attendre à même sort.

IV.
Le Chevalier errant

Un chevalier, partant pour chercher aventure
Et pourfendre en chemin fantômes et sorciers,
Paré de sa cuirasse et d'oripeaux guerriers,
Fit devant son perron arrêter sa monture;
Puis, du noble animal réclamant le concours,
         Avant d'aller se mettre en selle,
Il crut devoir lui faire un solennel discours.
         »O coursier fougueux et fidèle,
Ecoute, lui dit-il; partout où ton regard
Verra s'ouvrir l'espace à ta noble furie,
Par monts, par vaux, vole au hasard,
Selon l'antique loi de la chevalerie,
Et cherche, dans le champ que tu vas parcourir,
Le temple de l'honneur qui pour nous doit s'ouvrir.
Quand j'aurai fait sentir ma fureur vengeresse
         Aux ennemis du genre humain;
Quand du peuple chinois une auguste princesse,
Pour prix de mes exploits m'aura donné sa main;
Quand j'aurai dispersé tyrans, sorciers, fantômes,
Et soumis à ma loi trois ou quatre royaumes,
Combien, mon noble ami, tes destins vont changer!
De tes travaux guerriers j'aurai bonne mémoire;
         Puisque tu prends part au danger,
         Tu dois prendre part à la gloire!
         Comme un vaste et brillant palais
         Je bâtirai ton écurie,
    Et tu pourras, dans un pré toujours frais,
Paître, durant l'été, l'herbe la plus fleurie.
Si tu connus à peine ou l'avoine ou le son,
Tu dois à d'autres mets puiser à pleine gorge:
         Ta nourriture sera l'orge,
         L'hydromel des dieux ta boisson!«

A ces mots, l'orateur, sautant sur sa monture,
Laisse la bride au vent flotter à l'aventure.
         Le coursier prenant son élan,
         Sans écouter l'honneur qui crie,
         Pour accomplir un si beau plan,
         Porte son homme... à l'écurie.

V.
Le Loup et le Coucou

         »Au revoir, disait au coucou
         Certain loup d'humeur difficile;
Pour vivre en paix ici j'ai pris peine inutile:
Chiens et gens font métier de m'en vouloir beaucoup.
Chacun, à qui mieux mieux, dans ce pays étrange,
Ligué contre ma peau, me traite en vrai martyr;
         Car enfin seriez-vous un ange,
Avec eux vous auriez encor maille à partir.
         — Voisin, l'entreprise est hardie,
Si tu penses trouver un pays ainsi fait
Que tu puisses t'y voir dans un calme parfait.
Vas-tu bien loin? — Tout droit dans l'heureuse Arcadie!
Ah! quel pays, mon cher! Jamais, dit-on, là-bas,
On n'entendit parler de guerre et de combats.
         Les hommes y sont, par nature,
         Innocents comme des agneaux;
         Un lait pur dans de frais ruisseaux
         Y coule avec un doux murmure:
C'est l'âge d'or enfin! Paisible, hospitalier,
L'homme voit dans tout homme un frère qu'il adore;
Les chiens contre les loups n'ont garde d'aboyer,
         Mais ils mordent bien moins encore.
Ah! cher voisin, dis-moi, ce paradis charmant,
         Si ce n'est qu'un brillant mensonge,
N'est-il pas doux encor de pouvoir un moment
         Le voir et l'habiter en songe?
Adieui Toi qui jamais ne m'as connu méchant,
Garde de ma douceur un souvenir touchant.
Ah! là-bas, je vivrai! Plongé dans la mollesse,
Savourant mes plaisirs, libre de tout souci,
J'aurai de gras festins! Ce n'est pas comme ici.
J'y jeûne, et pour ma peau je dois trembler sans cesse;
Les gens me font, le jour, un très-mauvais accueil,
Et, pourchassé la nuit, je ne dors que d'un œil.
— Bon voyage, voisin! Dis-moi, dans ton bagage
Emportes-tu là-bas ton humeur et tes dents?
— Eh! comment les laisser? Quel mauvais badinage!
         — Eh bien, souviens-toi du présage:
Pour ta peau, comme ici, je crains des accidents.«

Le méchant contre tous toujours gronde et sermonne;
Il sait des torts qu'il a gratifier autrui;
En tous lieux il est mal, mais, en tous lieux, c'est lui
Qui ne peut vivre avec personne.

VI.
Le Paysan et la Hache

Voulant, un jour, bâtir, un pauvre villageois
Prend sa hache et se met à façonner son bois.
Pour la hache dès lors ce fut mauvaise aubaine.
         Notre ouvrier n'était pas fort;
Coupant tout de travers, en vain il se démène.
La hache pèse trop, la hache a toujours tort:
Fait-il quelque bévue, elle en porte la peine;
Il la jette en jurant, l'insulte à tout propos:
»Bonne à rien, criait-il, et paresseuse insigne!
Je ne t'emploierai plus qu'à tailler des copeaux
         Ou des échalas pour ma vigne.
         Oh! tu crois bien m'embarrasser;
Mais j'ai du cœur au ventre et de l'intelligence;
On connaît son métier! Tu verras, sotte engeance,
Qu'une hache n'est rien et qu'on sait s'en passer.
         Avec un couteau je puis faire
Ce qu'avec une hache on fait toujours très-mal;
Je puis tailler du bois! — Tailler est mon affaire,
Dit sans courroux la hache au villageois brutal.
         Qu'en tout ta volonté soit faite;
         J'obéis et reste à l'écart.
         Mais réfléchis: dans ma retraite
         Tu viendras me chercher plus tard.
Pour bâtir, un couteau ne t'est d'aucun usage;
La hache y suffira, si tu sais ton métier.
Tout n'est pas propre à tout, et tant vaut l'ouvrier,
         Tant vaut l'outil, nous dit le sage.«

VII.
Le Lion et le Loup

         Sire lion dans une étable,
Pour son repas du jour ayant pris un agneau,
Un roquet qui sautait tout autour de la table,
Sous la griffe royale en dérobe un morceau.
         Le roi, sans se mettre en colère,
    Voit le délit. (C'était un lionceau
Très-jeune encore et d'humeur débonnaire.)
Un loup, témoin du fait, en raisonnait ainsi:
»Eh! parbleu! ce lion n'a pas si grand courage,
Puisqu'avec un tel flegme il souffre qu'on l'outrage!«
Et vers l'agneau royal il tend la patte aussi.
Mais mal en prit au loup! Sans perdre temps à rire,
         Le roi le happe et le déchire,
         Et le larron malavisé
Sert de second service au déjeuner du sire,
»Ami, dit le lion, tu t'es bien abusé
Si tu crus que pour toi j'aurais même indulgence.
Ce chien sans me fâcher m'a pu prendre un morceau;
         C'est un roquet sans conséquence,
         Mais tu n'es plus un louveteau.«

         Ce qui plaît dans un jouvenceau,
         Dans un vieux barbon nous offense.

VIII.
Le Chien, l'Homme, le Chat et le Faucon

Le chien, le faucon, l'homme et le chat font, un jour,
         Un traité d'étroite alliance.
         On s'aimera sans défiance,
         A cœur ouvert, sans nul détour;
         Commun logis, table commune
         Devront partout les réunir;
         Résignés à même fortune,
Ils partageront tout, danger, peine et plaisir.
         Où l'un va, l'autre doit le suivre;
         Pour les amis on veut mourir,
         Mais surtout pour eux on veut vivre!

Assez loin de chez eux, dans un pays nouveau
Pour sceller le traité, nos amis vont en chasse;
Puis, las d'avoir suivi le gibier à la trace,
Ils s'arrêtent enfin aux bords d'un frais ruisseau.
Chacun d'eux, pour dormir, s'étend sur l'herbe verte;
         Mais tout à coup, dans la forêt,
         L'œil enflammé, la gueule ouverte,
Un ours, un ours terrible à leurs yeux apparaît!
Sitôt qu'à leur frayeur le danger se révèle,
         Tous nos braves sont aux abois:
Le faucon dans les airs s'envole à tire-d'aile,
Le chat sous les buissons court se cacher au bois;
Serré de près par l'ours qui cherchait à l'étreindre,
Pour sa vie un moment l'homme avait fort à craindre;
Mais entre eux aussitôt le chien s'est élancé.
Des pattes et des dents luttant avec courage,
Il se débat sous l'ours qui le tient enlacé.
L'ours, blessé, hurle en vain de douleur et de rage;
Le chien, enfin vainqueur, jusqu'au sang l'a mordu,
Et le monstre expirant sous lui reste étendu.
         Et cependant que faisait l'homme?
          (Triste aveu, mais ne taisons rien!)
Pour la fidélité l'espèce humaine, en somme,
         Ne vaut pas ce que vaut un chien.
Pendant que son sauveur vaillamment se démène,
L'homme, à la fois perdant et courage et raison,
Le fusil sur le dos, court, à travers la plaine,
         Cacher sa peur à la maison!

S'obliger en parole est chose assez facile,
         Mais on peut, au moindre besoin,
Voir combien des amis la promesse est fragile.
Pour en trouver de tels, faut-il aller bien loin?
         Près de moi j'en vois, porte à porte,
         Plus d'un qui, sans trop s'engager,
         Laissant le chien courir danger,
         Comme noire homme se comporte.
         Puis, quand tout péril est passé,
         Maître et chien sont souvent aux prises,
         Et, loin d'être récompensé,
         Que reçoit le chien? — Des sottises!

IX.
Le Lion et le Renard

Certain renard qui, de sa vie,
N'avait jamais vu de lion,
En vit un, et, d'émotion,
Pensa tomber en maladie.
Près du lion, deux jours après,
Même hasard encor le guide;
Mais l'aspect du roi des forêts
N'offre plus rien qui l'intimide.
Deux jours plus tard, sans reculer,
Le renard droit h lui s'adresse
Et, sans façon, va lui parler.

Quand l'inconnu nous fait trembler,
Abordons-le: la frayeur cesse.

X.
Le Houblon

         Un houblon, dans un potager
         Dédaignant de ramper à terre,
Au sommet d'une perche avait su se loger,
Tandis qu'un jeune chêne, à tous soins étranger,
Languissait, près de là, dans un champ solitaire.
         »A quoi sert pareil avorton?
         A toi vraiment s'il se compare,
         Dit à la perche le houblon,
Il faut qu'il ait, ma chère, une audace assez rare.
De ton corps élégant la svelte majesté
Suffit pour t'assurer sur lui la primauté.
Il se pare, il est vrai, d'un bouquet de feuillage,
Mais que sa tige est rude et son aspect sauvage!
La terre à le nourrir met bien de la bonté!«
         Une semaine au plus se passe;
         Cherchant du bois, le maître, un jour,
         Voit la perche, la prend, la casse,
Et dans le potager met le chêne à son tour.
         L'arbuste que sa main dirige
Pousse, grandit et voit, dans ce nouveau séjour,
De nombreux rejetons s'allonger sur sa tige.
Que fait notre houblon? Vite, il court s'enlacer
Dans les rameaux du chêne, où, sans honte, il se loge;
         Et, depuis lors, sans se lasser,
Tous les jours il s'enroue à chanter son éloge!

Ainsi maint flatteur change au gré de son orgueil:
Soyez obscur, sa langue en tout lieu vous déchire;
         Vous aurez beau faire et beau dire,
N'espérez pas alors plus favorable accueil.
         Mais qu'un hasard vous mette en vue,
         Courant assiéger votre seuil,
         Dès l'antichambre il vous salue.

XI.
Le Nuage

Sur les champs embrasés des ardeurs de l'été
Un nuage passait, sans daigner, dans sa route,
Sur ce sol épuisé verser la moindre goutte.
         Plus loin, sur la mer arrêté,
Il fond en large pluie, et vient à la montagne
         Vanter sa libéralité:
»Elle est, lui dit le mont, fort belle, en vérité;
Et pour toi je rougis à voir ce qu'on y gagne!
Tu sauvais ce pays en tombant sur le sol;
L'Océan n'a-t-il pas assez d'eau dans son gouffre?
         Bienfait mal placé n'est qu'un vol
         Qu'on fait à l'indigent qui souffre.«

XII.
Le Calomniateur et le Serpent

         On dit que jamais on ne trouve
         Chez lê diable nulle équité;
         Le reproche est-il mérité?
         Non: je l'affirme et je le prouve.

Au séjour des damnés, le calomniateur,
         Dans une marche solennelle,
Au serpent, son voisin, cherchait un jour querelle,
Et prétendait du pas se réserver l'honneur.
Nul ne voulait plier; cris, insulte, menace,
Rien n'y faisait. Pourtant il fallait décider
Qui des deux prétendants avant l'autre aurait place.
Or, ce droit, aux enfers, ne se doit accorder
         Qu'à celui qui pourra produire
La preuve qu'aux humains il a le mieux su nuire.
La querelle s'échauffe, et chacun, pour sa part,
         Avec ardeur fait sa harangue.
         A son rival maître cafard,
Comme preuve à l'appui, fait montre de sa langue
Et le serpent riposte en exhibant son dard.
Le reptile sifflant proteste, à sa manière,
         Contre l'affront fait à son droit,
         Et s'en va se placer tout droit
Devant son ennemi, qu'il repousse en arrière.

Belzébuth intervient dans ces bruyants débats;
         Pour réparer une injustice,
Au calomniateur il fait rendre le pas;
Puis il dit au serpent: »Je connais ta malice;
Aux enfers, je l'avoue, elle a rendu service,
Mais sur toi ton rival doit pourtant l'emporter.
Ton dard donne la mort; nul dans ton voisinage,
Qu'il soit coupable ou non, ne saurait l'éviter,
Et ce point pour ton droit plaide avec avantage.
         Cependant, malgré tout ton soin,
         Ta fureur maligne est bornée;
Tu ne saurais blesser, comme le fait de loin
Du calomniateur la langue empoisonnée;
Contre le noir venin distillé par son dard
Ni les monts ni les mers ne sont un sûr rempart.
         Si donc sa langue est plus nuisible
         Que ton froid et subtil poison,
         Il faut te rendre à la raison:
         Rampe à sa suite et sois paisible.«
Au calomniateur dès lors, chez Lucifer,
Le serpent dut céder les honneurs de l'enfer.

XIII.
Le Loup et les Bergers

Rôdant près d'une bergerie,
Par quelque fente, un loup glouton
Vit des bergers faisant frairie
Mettre en quartiers un beau, mouton.
Tandis que sur la pauvre bête,
Sans gêne, ils s'escrimaient tous deux,
Pour prendre aussi part à la fête,
Leurs chiens restaient couchés près d'eux.
»Ah! vraiment, nous changeons les rôles,
Dit le loup, tout bas, en partant;
Quel beau train vous feriez, mes drôles,
Si vous m'en voyiez faire autant!«

XIV.
Le Coucou femelle et la Tourterelle

Dès l'aube, d'un coucou la dolente femelle
Tristement soupirait. »Pourquoi gémir ainsi?
         Lui disait une tourterelle
Qui, sans savoir son mal, en gémissait aussi.
         Avec la saison printanière
         As-tu vu s'enfuir les amours?
Ou, lorsque du soleil s'affaiblit la lumière,
Crains-tu déjà l'hiver qui chasse les beaux jours?
— Comment ne pas gémir quand la vie est amère?
         Tu peux juger de mon souci:
Vers le printemps dernier, j'aimais et je fus mère;
         Mes enfants ont fui loin d'ici
Et pour eux désormais je suis une étrangère:
De mon amour devais-je être payée ainsi?
Je vois d'un œil jaloux les canetons, en foule,
Se presser, dès qu'il pleut, sous le sein maternel;
Je souffre quand je vois les poulets vers la poule
         Accourir au premier appel.
Moi, je suis toujours seule, et j'ignore l'ivresse
Que d'enfants bien-aimés doit donner la tendresse.
         — Je te plains, pauvre mère; hélas!
         Que ton infortune est profonde!
         Ah! si j'avais des fils ingrats
          (Puisqu'enfin il en est au monde),
         Ma sœur, je n'y survivrais pas!
         Mais, dis-moi, me suis-je trompée?
Quand donc à tes enfants as-tu donné tes soins?
Qui t'a jamais vue occupée
A façonner un nid pour leurs premiers besoins?
Voltiger, folâtrer était ta seule étude...
— Eh! la belle fadaise! Il faudrait donc toujours
A croupir sur un nid consumer ses beaux jours?
Est-il sort plus maussade et plus sotte habitude?
Dans les nids des voisins j'ai fait couver mes œufs.
— Pourquoi donc à tes fils imputer ta détresse?
         Peux-tu compter sur leur tendresse,
         Lorsque tu n'as rien fait pour eux?«

         A la leçon que je vous donne,
         Parents, ne vous méprenez pas,
         Car il n'est permis à personne
         D'excuser les enfants ingrats;
         Mais, suivant l'usage ordinaire,
         Si, loin du sein qui les nourrit,
         Vos fils, pour former leur esprit,
         Sont mis aux soins d'un mercenaire,
         Plaintes, regrets sont superflus;
         Que le reproche à vous s'adresse,
         Si vous ne les retrouvez plus
         Pour consoler votre vieillesse!

XV.
La Fortune en visite

         Celui qui n'a ni biens ni rang,
         Par une erreur assez commune,
         Dans son dépit toujours s'en prend
         Au mauvais goût de la Fortune.
         Pestant sans fin contre le sort,
         En tout, pour tout, il l'injurie;
         Mais, à bien voir, celui qui crie
         Presque toujours est dans son tort.
         En aveugle faisant sa ronde,
         La Fortune aussi peut parfois
         Quitter les grands, quitter les rois,
         Et rend visite à tout le monde.
         O pauvre gueux! dans ton réduit
         Elle viendra demain peut-être;
         Mais sache, en la voyant paraître,
         Bien employer le temps qui fuit.
         Hate-toi donc; l'heure propice
         N'a qu'un instant; du mal passé
         Il peut réparer l'injustice,
         Si d'en jouir tu t'es pressé.
         La chance est là, suis-en la veine,
         Et, sans tarder, règle tes jours;
         Sinon, tais-toi; ta plainte est vaine;
         La Fortune a fui pour toujours.

         Dans le vieux faubourg d'une ville,
D'une pauvre maison plus pauvres habitants,
Trois frères de leur sort vivaient fort mécontents;
Tous trois pour se nourrir prenaient peine inutile.
Chacun dans son métier, quelques efforts qu'il fît,
Trouvait perte et revers, sans avoir nul profit.
Nos gens de leur misère accusant la Fortune,
Dans leur triste taudis la déesse, un beau jour,
Pour ôter tout prétexte à leur plainte importune,
Invisible pour eux, va fixer, son séjour.
Elle met tout son cœur à leur rendre service;
Quel que soit le métier qu'un d'eux aura tenté,
Elle veut, par ses soins, que tout lui réussisse,
Et se promet chez eux d'habiter un été.
(Un été, c'est beaucoup: la déesse est volage.)
Tout dès lors chez nos gens alla d'autre façon.
L'aîné dans le commerce à tout hasard s'engage,
Sans avoir du trafic le plus léger soupçon.
Qu'il achète ou qu'il vende, il trouve en toute affaire
         Un large profit assuré.
Perte est un mot rayé de son vocabulaire,
Enfin, comme un Crésus, il est riche à son gré.

         Dans les bureaux d'un ministère
Le second trouva place. Assez pauvre sujet,
Il eût croupi longtemps copiste ou secrétaire,
Mais de toute faveur il est soudain l'objet.
         S'il a fait mainte révérence,
         Ou donné fins dîners aux grands,
         Tous les emplois et tous les rangs
         Lui sont offerts par préférence.
         Voyez: dans son poste nouveau
         Notre homme a palais comme un prince;
         Aux champs il possède un château,
         Et tout un village en province.

Et le troisième frère, allez-vous demander,
La Fortune voulut sans doute aussi l'aider?
         — Assurément, et sur sa trace,
         Sans nul relâche, il l'occupa:
Aux mouches, tout l'été, le sot donna la chasse,
         Et Dieu sait s'il en attrapa!
Il avait pour les prendre adresse peu commune;
         Dans ce métier auparavant
         Se trouvai t-il aussi savant?
Je ne sais, mais dès lors, et grâce à la Fortune,
Sa main faisait merveille et n'en manquait pas une
         Après avoir tout fait pour eux,
         La Fortune, à la fin, les quitte
         Pour se mettre ailleurs en visite,
         Et faire encor d'autres heureux.
Deux des trois indigents avaient par ses largesses
Acquis, l'un des honneurs, et l'autre des richèsses.
Le dernier, maudissant son sort,
Se plaint toujours, pauvre et sans place,
Qu'à la Fortune est tout le tort,
S'il est réduit à la besace;
Et pourtant, si dans le besoin
La déesse laissait son hôte,
Lecteur, faut-il aller bien loin
Pour qu'on nous dise à qui la faute?

XVI.
Les Brebis et les Chiens

Dans certain troupeau de brebis
La dent des loups ayant fait rage,
Tous les bergers étaient d'avis
Que, pour mettre fin au carnage,
Ils devaient, en prudents gardiens,
Tripler le nombre de leurs chiens.
Qu'arriva-t-il? Du loup vorace
On n'eut dès lors aucun souci;
Mais les chiens étaient d'une race
Qui très-volontiers mange aussi.
Des brebis on pillaia laine,
Puis au sort on tira la peau,
Si bien que d'un nombreux troupeau
Il restait six moutons à peine.
Nul de nos chiens n'y renonça,
Et, comme ils se trouvaient en veine,
En moins d'un mois tout y passa.*

*
On devine que la critique du poète s'adresse ici à l'administration
russe, qui, pour remédier aux abus, n'a su, pendant longtemps,
mieux faire que de multiplier les employés qui en vivent.