Livre Huitième
 

Livre Septième
 
La Calomnie
Le Peigne
Les deux Tonneaux
Le Chasseur
L'Enfant et le Serpent
L'Ane et le Paysan
L'Abeille et les Mouches
Le Villageois et le Serpent
La Fourmi vaniteuse
L'Ours dans les filets
Le petit Garçon et le Vermisseau
L'Épi et la Fleur
Le Pourceau et le Chêne
Le Chat et le Rossignol
Les deux Chiens

I.
La Calomnie

         De ses erreurs on est très-preste
         A jeter les torts sur autrui:
         »Si j'ai fait mal, dit-on, j'atteste
         Que c'est tel ou tel qui m'a nui,
         Et j'aurais mieux agi sans lui.«
         A défaut des gens, c'est le diable
         Qu'on accuse bien qu'innocent;
         Un fait le prouve dans ma fable,
         Mais je pourrais en citer cent.

Dans un pays d'Asie, il était un brahmine
Dont le zèle dévot paraissait très-fervent;
Mais la pieuse ardeur qui brillait sur sa mine
Dans la pratique, hélas! se démentait souvent.
          (Par là, nous voyons qu'en Asie
Jusque dans les couvents s'étend l'hypocrisie!)
Mais, sans nous écarter, allons tout droit au fait:
Ajoutons seulement que tous les autres freres,
Véritablement saints, étaient de mœurs contraires,
Et que notre brahmine était seul imparfait.
Certain détail surtout le dégoûtait du cloître:
         Le chef de la communauté
         Etait d'une sévérité
         Qui, tous les jours, semblait s'accroître.
Malheur à qui manquait aux régies du couvent!
         Et pourtant l'entêté brahmine
Se sentait en humeur de les frauder souvent.
Un jour maigre survient; le novice imagine
D'introduire, en secret, du gras dans sa cuisine.
Il se procure un' œuf; puis, des qu'il est minuit,
Il prend de la lumière aux tisons qu'il rapproche,
Tient l'œuf sur la chandelle, et voila l'œuf qui cuit,
         Comme un poulet cuit à la broche.
Il le couve des yeux, du succulent repas
Se repaît en idée, et, du chef voulant rire:
»Eh! vieux barbon, dit-il, tu ne m'y prendras pas
         L'œuf est fin régal, en tout cas,
         Et ta régie a tort d'en médire!«

Mais tout à coup le chef arrive inattendu;
Il ouvre la cellule, et que voit-il?... ô honte!
Devant péché pareil il reste confondu,
Et sa voix fulminante en a demandé compte.
         Le délit est là sous ses yeux;
Nier est impossible: »O vénérable père,
Dit alors le brahmine en pleurant de son mieux,
Accorde à mes péchés le pardon que j'espère.
Comment ai-je failli? Je n'en sais rien; il faut
Que le diable ait voulu me trouver en défaut!«

Comme il parle, soudain, à sa vue étonnée,
Un petit diablotin sort de la cheminée.
»Fi! dit-il, c'est honteux! comment peut-on oser
Sans cesse, à tout propos, ainsi nous accuser?
Eh! le diable sur toi prendrait plutôt modèle!
         C'est toi le premier, en effet,
         Qui m'as appris comment on fait
         Pour cuire un œuf à la chandelle!«

II.
Le Peigne

         Une maman pour son enfant
         D'un beau peigne ayant fait emplette,
         Le bambin, d'un air triomphant,
A toute heure du jour en fait son amusette.
Qu'il se démène au jeu, qu'il épèle au bureau,
Il a le peigne en main, pour caresser sans cesse
Ses beaux cheveux dorés, frisés comme un agneau,
         Qui de la soie ont la souplesse.
Quel beau peigne! un pareil se chercherait en vain;
Jamais il n'égratigne et jamais ne s'arrête;
         Il est léger, doux à la tête;
Bref, aux yeux de l'enfant, c'est un trésor divin.
         Mais, un beau jour, par aventure,
         Le joli peigne s'égara.
L'espiègle ayant au jeu brouillé sa chevelure,
On voulut le peigner; mais le bambin pleura,
Prétendant qu'on mettait sa tête à la torture.
»Où donc est mon beau peigne? Il le faut, je le veux!«
Chacun de le chercher; enfin on le retrouve.
Mais qu'a-t-il donc? Il tire, il brise les cheveux.
L'enfant exhale en cris la douleur qu'il éprouve.
»Méchant peigne! dit-il. — Mon ami, c'est sur toi
         Que doit retomber ton injure;
         Je suis le même, mais pourquoi
         As-tu brouillé ta chevelure?«
L'enfant, dans son dépit, le prend, le jette à l'eau,
         Poussant toujours des cris maussades,
Et le peigne devient un instrument nouveau
         Pour la toilette des naïades.

         Douce est toujours la vérité,
         Tant que la conscience est nette;
         Par ses accents le cœur flatté
         A la suivre aisément se prête;
         Mais il se trouve, un beau matin,
         Que pour l'oreille elle est trop dure,
         Quand, ainsi que l'enfant mutin,
         On a brouillé sa chevelure.

III.
Les deux Tonneaux

Deux tonneaux, seuls et sans guide,
Suivaient, un jour, leur chemin;
L'un d'eux était creux et vide,
Et l'autre plein du liquide
Qui charme le genre humain.
Sans bruit, toujours en arrière,
Le dernier marchait au pas;
Mais l'autre, sur chaque ornière
Bondissant avec fracas,
Lançait des flots de poussière
Et faisait grand embarras.
Voyant l'énorme futaille
Sauter par bonds enragés,
Les passants vers la muraille
Prudemment s'étaient rangés.
Mais cette foule stupide,
Faisant fi du tonneau plein,
Admirait d'un œil avide
Les ébats du tonneau vide,
Qui pourtant ne valait rien.

Tel fait bruit de sa vaillance
Qui, très-souvent, n'a rien fait;
Tel est un héros parfait
Qui marche et passe en silence.
En soi cherchant son appui,
De tout temps le vrai grand homme
Laissa, de mots économe,
Ses hauts faits parler pour lui.

IV.
Le Chasseur

         Combien de fois, en mainte affaire,
On dit: »J'ai bien le temps; j'ai toute la saison?«
         Mais, en pareil cas, on préfère
L'instinct de sa paresse aux lois de la raison.
Quelque affaire qu'on traite, il est toujours d'urgence,
Sans attendre à demain, de la faire aujourd'hui;
Et si, sans vous servir, l'occasion a fui,
Il faut s'en prendre à vous, sans accuser la chance.
Vous deviez être prêt à la saisir à temps,
Et ma fable dira ce que par là j'entends.

Portant à dos fusil, carnier et poudrière,
         Certain chasseur, novice encor,
         Suivi de son fidèle Hector,
Pour essayer sa chance, allait vers la clairière.
Ses voisins, ses parents, avant qu'il fût sorti,
Avaient été d'avis qu'il tint son arme prête;
         Mais, pour n'en faire qu'à sa tête,
Sans charger son fusil notre homme était parti.
»Ah bah! se disait-il, on radote sans doute;
Le trajet que je fais pour moi n'est pas nouveau,
         Et jamais le moindre moineau
Depuis que je suis né n'a paru sur la route.
         Avant d'arriver jusqu'au bois,
         Je dois marcher encore une heure,
Et, d'ici là, parbleu! je puis charger cent fois.«

A peine a-t-il quitté le seuil de sa demeure
(Comme si la Fortune eût voulu tout exprès
         Narguer le chasseur au passage),
Arrivant près d'un lac, il voit sur le rivage,
Des troupes de canards se promenant au frais.
Notre homme, en abattant une demi-douzaine
         D'un seul coup au hasard tiré,
Eût pu garnir sa table au moins une semaine,
S'il eût tenu plus tôt son fusil préparé.
Vite il se met à l'œuvre... Hélas! peine perdue!
Les canards pour tout voir ont un œil sans pareil;
Tandis que mon chasseur a charger s'évertue,
Un cri d'alarme a tous u pu donner l'éveil.
La troupe prend le large, et, volant a la file.
Va, par delà le bois, chercher plus sûr asile.
         Tous aussitôt ont disparu.
         Le chasseur en vain bat la plaine,
         Et, tout le jour ayant couru,
Il n'a pas un moineau pour compenser sa peine.
         Enfin, de fatigue excédé,
Bientôt par un orage il se voit inondé.
Mais l'indolent chasseur en rentrant, à la brune,
La gibecière vide et jusqu'aux os trempé,
         Sans avouer qu'il s'est trompé,
         Ne donne tort qu'à la Fortune.

V.
L'Enfant et le Serpent

Voyant un corps qui frétille
Et sous l'herbe va rampant,
Un enfant pour une anguille
Prit, un jour, un gros serpent.
Il recule à l'instant même,
De tous ses membres tremblant,
Et, dans sa frayeur extrême,
Comme un linge il devient blanc.
Mais, calme et froid au contraire,
Le serpent lui dit: »Mon cher,
Si tu n'es moins téméraire,
Il pourra t'en coûter cher.
Le mal vient à la sourdine;
Ici Dieu sauva tes jours,
Mais apprends qu'il faut toujours
Voir avec qui l'on badine.«

VI.
L'Ane et le Paysan

Un manant, pour l'été, s'avisa d'engager
Un âne qu'il chargea des soins du potager.
Aux merles, aux moineaux, impertinente race,
Il devait, à toute heure, aller donner la chasse.
         Notre âne, disons-le d'abord,
         Etait de moeurs irréprochables;
De rapine, de vol ou de délits semblables
On n'eût pu l'accuser sans se mettre en son tort.
Il eût rougi de prendre une feuille à son maître.
         Du reste, vigilant gardien,
Redouté des oiseaux, il surveillait si bien,
Que nul au potager n'osait plus reparaître.
Et pourtant, à jeûner déjà presque réduit,
Le manant de son fonds ne tirait nul produit.
Pour chasser les pillards, mon baudet, dans son zèle.
Sautant, caracolant, n'avait rien ménagé,
Et ses quatre pieds d'âne, en tombant comme grêle,
Dans les pauvres semis avaient tout saccagé.
         Voyant que l'animal le gruge,
         Le maître prend martin-bâton,
Et de coups sur son dos fait pleuvoir un déluge,
»De quoi se mêlait-il? C'est bien fait! dira-t-on.
Fais ce que tu sais faire,« enseigne un vieux dicton.

Notre âne avait-il lort? Je ne suis point son juge;
Son compte est bien réglé: qui paya ne doit rien.
Mais le maître, à son tour, aurait compte à nous rendre
Je lui demanderai si, pour régir un bien,
         C'est un âne que l'on doit prendre.

VII.
L'Abeille et les Mouches

Vers des pays nouveaux, pour voir choses nouvelles,
Des mouches, un beau jour, allaient porter leurs ailes.
         Dans leur projet bien arrêté,
Nos touristes voulaient faire entrer une abeille.
Un perroquet bavard leur avait raconté
De ces climats lointains merveille sur merveille;
De plus, il était clair que du pays natal
         Les gens ligués pour les exclure
A leur faim désormais refusaient tout régal.
»O honte! à leur lésine a-t-on rien vu d'égal?
         C'est tous les jours nouvelle injure!
         A table, un globe de cristal
         Nous interdit la confiture;
         Enfin des palais, pour changer,
         Si nous fuyons tout indignées,
         Dans la chaumière autre danger:
         Nous y trouvons les araignées!
— Bon voyage! Pour moi, mes goûts sont différents,
Dit l'abeille, au pays est le bonheur suprême.
         Mon miel m'y vaut l'accueil des grands;
         Comme en ville, au village on m'aime.
Mais vous, courez, volez où bon vous semblera,
Toujours où vous irez même sort vous suivra.
Inutiles partout, du pays éloignées,
Vous verrez le mépris rabattre votre orgueil;
         Vous n'aurez pour vous faire accueil
         Que la patte des araignées.«

Celui qui par d'heureux efforts
Peut être utile à sa patrie,
N'ira jamais sur d'autres bords,
Fils ingrat, dépenser sa vie.
Si l'oisif sans talents se plaît à voyager,
C'est que, loin du pays, sa honte est plus légère;
Sa paresse a compris qu'un hôte passager
Ne doit point de travail à la terre étrangère.

             
»Volontiers on fait cas de la terre étrangère,
              Volontiers gens boiteai haïssent le logis,«
avait déjà dit la Fontaine à la nation la moins voyageuse du monde.
Il faut avouer que Krilof était plus fondé que notre poëte à critiquer
ce besoin de locomotion continue qui porte si souvent les touristes
hors des frontières. On a dit spirituellement que les seigneurs russes
passent tout leur temps à aller raconter à l'étranger combien on est
heureux de vivre en Russie; mais est-ce bien à nous de nous plaindre
de cette fantaisie, puisqu'elle nous procure le plaisir de faire accueil à
d'aimables hôtes qui viennent si libéralement dépenser leur fortune
parmi nous?


VIII.
Le Villageois et le Serpent

Un jour d'hiver, un serpent
Près d'un villageois se glisse,
»Voisin, je suis sans malice,
Lui dit l'animal rampant.
A ton foyer plus de cause
Pour m'empecher d'être admis;
De grand cœur je te propose
De nous voir en bons amis.
Je suis tout autre, et la preuve,
Tu peux la voir par tes yeux:
Au printemps, j'ai fait peau neuve.
— Oui, dit l'autre, c'est au mieux;
Mais triple sot qui t'écoute
Et te croit bien corrigé;
De peau tu changeas sans doute,
Mais ton cœur n'a point changé.«
Il dit, et, sans plus attendre,
Pour prévenir son dessein,
D'un coup de hache il va fendre
La tète à son bon voisin.
Vous qu'à bon droit on soupçonne,
Qui d'habit savez changer,
En vain d'un masque étranger
Vous couvrez votre personne;
Le traître vil et rampant
Est, malgré son air affable,
Traité comme en notre fable
Est traité notre serpent.

IX.
La Fourmi vaniteuse

         Une fourmi, dans sa cité,
         Par sa force faisait merveille;
         Les peuples de l'antiquité
         En aucun lieu n'avaient cité
         Exemple de vigueur pareille.
         Un si petit individu
Portait, si l'on en croit son fidèle annaliste,
         Deux forts grains d'orge à bras tendu.
Parmi ses qualités, dont longue était la liste,
La bravoure surtout brillait d'un noble éclat.
Paraissait-il un ver, sans lutte et sans débat,
La bête, en un clin d'œil, par elle était saignée;
         On n'avait plus qu'elle en état
         De marcher contre l'araignée!
         Aussi se faisait-il grand bruit
         De sa bouillante ardeur guerrière,
         Et dans toute la fourmilière
On vantait ses exploits et le jour et la nuit.
Portée à tel excès, je crois que la louange
         Est un poison; mais la fourmi
         Avait pour elle un goût étrange,
Et jamais son orgueil n'en voulait à demi.
Prenant chacun au mot, elle aimait à tout croire.
         La tête si bien lui tourna,
         Qu'à la fin elle imagina
D'aller en ville, un jour, pour jouir de sa gloire.
Voilà donc qu'un matin, trouvant à se jucher
Sur un chariot de foin qui partait pour la foire,
La dame se pavane à côté du cocher,
Et le char triomphal, d'un pas lent et tranquille,
En pompeux appareil entre enfin dans la ville.
         Mais quel revers pour son orgueil!
A l'entendre, la foule apprenant la nouvelle,
Comme l'on court au feu, doit accourir près d'elle;
Et nul vers la fourmi n'a daigné tourner l'œil!
         Elle écoute... et n'entend rien dire.
On a bien d'autres soins! Pour se faire valoir,
Elle enlève une feuille et la tourne et la tire:
Mais nul n'a l'air encor de s'en apercevoir.
S'épuisant à prouver sa force et son adresse,
         Elle se cambre, elle se dresse;
         Soin superflu! Dans son dépit,
Auprès du chien Briffant, qui gardait la voiture,
Elle s'en va gémir de sa mésaventure.
         »Ah! dit-elle, sans contredit,
         Ces habitants sont sotte engeance,
         Sans yeux et sans intelligence.
Quoi! prés d'eux mon talent n'obtient aucun crédit!
Pourtant quels tours j'ai faits! Ah! dans ma fourmilière
         On me traite d'autre façon!«
         Et notre sotte, un peu moins fière,
         S'en va tout droit h la maison.

Tel, en faisant grand bruit de son ardeur guerrière,
Croit à la renommée être enfin parvenu,
Qui de tous est bien inconnu,
Quand il sort de sa fourmilière.

X.
L'Ours dans les filets

Aux mailles d'un filet qu'on cachait avec soin
         Un ours tomba. Souvent on ose
         Narguer la mort quand elle est loin;
         Dès qu'on la voit, c'est autre chose.
Notre ours sent qu'à mourir il n'est dispos ni prêt.
         Certes, pour se tirer d'affaire,
         Très-volontiers il combattrait;
         Mais les filets sont là; que faire?
D'ailleurs, bâtons, fusils, chiens lancés dans les bois,
         De tout côté lui font la guerre;
         En conscience, il ne peut guère
Contre bêtes et gens lutter tout à la fois.
Michka veut se montrer du moins rusé compère;
Il dit à son chasseur: Mon ami, contre moi
Tu ne peux alléguer aucun délit, j'espère;
Et, si tu veux ma tête, au moins dis-moi pourquoi.
Trompé par des propos, tu m'as pu méconnaître;
         Les gens parfois sont si tranchants!
         Crois-tu donc les ours bien méchants?
         Ils sont, ma foi, bien loin de l'être!
Demande à mes voisins: ai-je eu jamais le tort
De toucher à quelque homme alors qu'il était mort?
— C'est vrai, dit le chasseur, et même ici j'avoue
Que ce respect des morts mérite qu'on t'en loue.
Mais, dis-moi, des vivants épargnes-tu les corps?
         Non, sans pitié tu les mutiles:
         Il vaudrait mieux manger les morts,
         Et laisser les vivants tranquilles.*

*
La critique du poëte paraît ici s'attaquer à l'éternelle manie
de certains zotles attardés qui s'évertuent à prôner exclusivement
le mérite des auteurs anciens, en s'acharnant, de parti pris,
contre les auteurs vivants.


XI.
Le petit Garçon et le Vermisseau

Le traître espère en vain vivre heureux dans le crime:
Recherché par besoin, en secret méprisé,
Sous la main qui l'emploie il est souvent brisé,
Et de sa trahison il est toujours victime.

Au clos d'un villageois, un ver, pour tout l'été,
Réclamait les honneurs de l'hospitalité.
         Il promettait de s'y conduire
         Toujours avec sobriété,
Et vivrait près des fruits sans chercher à leur nuire.
Toute feuille fanée et touchant à sa fin
Suffirait amplement à contenter sa faim,
»Pourquoi, dit le manant, lui refuser asile?
         Un ver qu'à peine on aperçoit
Ne saurait mettre ici mes arbres à l'étroit.
         Un hôte si doux, si docile,
         N'est point de trop dans un verger.
         Pour deux ou trois feuilles qu'il ronge,
         La belle affaire! plus j'y songe,
         Moins je puis y voir grand danger.«
Bref, il consent. Le ver sur un arbre prend place,
         Et, sous une feuille abrité,
Il y trouve, en tout temps, calme et sécurité;
         Pluie ou vent, rien ne le tracasse;
Calmant son appétit, sans festins superflus,
Il vit fort à son aise et l'on n'en parle plus.

Cependant le soleil, fécondant la contrée,
A fait grossir les fruits mûris par sa chaleur.
Une pomme surtout, par ses rayons dorée,
De l'ambre transparent étalait la couleur.
         Un petit gourmand entre mille
L'avait fort remarquée et s'en trouvait tenté.
         Mais la cueillir est difficile:
         Grimper veut trop d'agilité;
Pour secouer le tronc sa main est bien débile;
Qui pourra donc l'aider? »C'est moi! lui dit le ver.
Écoute un peu, l'ami: le maître, on me l'assure,
Ici va tout cueillir, car la récolte est mûre,
Et le fruit pour tous deux sera perdu, mon cher.
Pourtant je me fais fort d'aller cueillir la pomme,
Si du moins avec moi tu veux la partager.
Tu prendras presque tout; étant fort économe,
J'en aurai pour mes jours d'une miette à ronger.«

         Tout va bien; le petit espiègle
         Fait avec lui contrat en règle.
Le ver grimpe au pommier; il ronge avec ardeur,
         Et la pomme a quitté la branche.
Le ver a réussi, mais qu'a-t-il en revanche?
La pomme tombe aux mains du petit maraudeur,
         Qui sous sa dent seul l'expédie.
         Puis, quand le ver enfin osa
Lui réclamer la part due a sa perfidie,
         Sous son talon il l'écrasa.
         Mais justice était faite, en somme:
         Le ver périt avec la pomme.

XII.
L'Épi et la Fleur

Un épi dans les champs par le vent agité,
Au travers des vitraux d'une élégante serre
Voyait avec dépit sous son dôme de verre
Une fleur délicate abriter sa beauté.
Avec les moucherons pour désoler sa vie
L'épi voit conspirer les froids et les chaleurs,
Et, le sort de la rose irritant son envie,
A son maître, un beau jour, il conte ses douleurs:
         Des hommes voyez l'injustice!
         Lui criait-il d'un air mutin.
Ce qui plaît à leurs yeux ou flatte leur caprice,
D'un bon accueil près d'eux en tout temps est certain.
Pour celui qui les sert de dons ils sont avares.
Au champ qui te nourrit tout ton bien-être est dû;
D'où vient donc que pour lui tes bienfaits sont si rares?
         Du grain sur le sol répandu
         Depuis qu'elle est dépositaire,
         T'a-t-on vu donner à ma terre
Le soin que ses besoins ont toujours attendu?
Non, tu nous as laissés germer à l'aventure,
         Croître sans aide et sans soutien;
Tu n'aimes que ces fleurs qui ne te donnent rien,
         Ni richesse ni nourriture;
         Et c'est nous qu'avare et méchant,
Tu veux ainsi réduire à croupir dans un champ,
Tandis que, sous un verre engraissant leur paresse,
Tu prodigues aux fleurs tes soins et ta tendresse.
         Ah! si ton cœur reconnaissant
         Nous accordait faveur égale,
Tes blés, dès l'an prochain, te rendant cent pour cent,
Par caravane iraient nourrir la capitale!
Réfléchis donc enfin; consens à nous bâtir
Une serre assez vaste où nous puissions grandir.
         — Eh! mon ami, répond le maître,
         N'as-tu pas vu que tous mes soins
         Sont consacrés à tes besoins
         Et n'ont pour but que ton bien-être?
De ronces j'ai purgé le sol qui t'a nourri,
Et j'ai rendu fécond ton sillon appauvri.
Mais à quoi bon ici te détailler mes peines?
Mon temps est précieux et tes clameurs sont vaines.
Que te sert d'exiger un inutile abri?
L'air et l'eau pour former ta séve nourricière.
C'est tout ce qu'il le faut: le reste serait vain,
         Et, si j'écoutais ta prière,
         Je n'aurais plus ni fleurs ni pain.

         Que de gens on voit dans la vie,
         Ouvriers, villageois, soldats,
Sur l'état du voisin jeter un oeil d'envie!
Chacun maudit le sort, et l'on n'aperçoit pas
         La raison qui le justifie.

XIII.
Le Pourceau et le Chêne

         Au pied d'un chêne centenaire,
A plaisir un pourceau de glands s'était gorgé,
Et, roulant sur le sol, ainsi que d'ordinaire,
Il s'était, pour dormir, tout à l'aise allongé.
         En s'éveillant il imagine
De fouiller du museau le sol de la racine.
»Mais l'arbre en va souffrir! dit un corbeau perché
         Parmi les rameaux du vieux chêne.
Sur la racine, hélas! si ta dent se déchaîne,
         Le tronc va périr desséché!
— Eh! laisse-le périr! dit le pourceau, qu'importe!
Faut-il donc, pour si peu, se tracasser ainsi?
Pour moi, qu'il crève ou non, la perte n'est pas forte.
Pourvu qu'on ait des glands, que j'en ramasse ici
Assez pour m'engraisser, voilà tout mon souci!
— A qui donc, dit le chêne, as-tu dû ton bien-être?
Si ton groin vers moi pouvait se redresser,
Tu verrais que ces glands qui te font engraisser,
         Ingrat, c'est moi qui les fais naître!«

Aux arts, à la science un ignorant esprit,
En tout lieu fait ainsi la guerre;
C'est de leurs fruits qu'il se nourrit,
Mais le sot ne s'en souvient guère.

XIV.
Le Chat et le Rossignol

Un gros chat sous sa griffe attrape un rossignol;
De la patte d'abord légèrement il presse
         Le pauvret gisant sur le sol,
         Et l'on dirait qu'il le caresse.
»Mon ami, lui dit-il de sa plus douce voix,
         Petit rossignol, ma chère âme,
Tu chantes à ravir, partout on le proclame,
Et tu fais le bonheur des habitants des bois.
         Si j'en crois renard, mon compère,
         Lorsque tu chantes ta chanson,
         Ton harmonie est si légère,
         Que le berger et la bergère
         En perdent presque la raison.
         Mais je voudrais aussi t'entendre;
Ne tremble pas ainsi, ne fais pas l'entêté.
         Que crains-tu donc? En vérité,
Pour te manger, mon cher, j'ai bien le coeur trop tendre.
Chante un tout petit air, et tu pourras après
Voltiger à loisir au fond de tes forêts.
         J'ai, comme toi, pour l'harmonie
         Un goût tout à fait étonnant,
         Et, quand ma journée est finie,
         Je ne m'endors qu'en fredonnant.«

Malgré ses doux propos, la bête scélérate
Pressait de plus en plus le pauvret sous sa patte.
»Allons, répétait-il, chante un peu, je t'en prie.«
Mais notre virtuose, au lieu de chanter, crie.
»Quoi! c'était donc ainsi que tu charmais les bois?
         Reprit le chat. Belle musique!
         Qu'as-tu donc fait de cette voix
Si pure, si sonore, et qu'on disait unique?
Parbleu! pour me donner de tels charivaris,
De mes petits chatons j'ai bien assez des cris!
Mon oreille à tes chants pauvrement se régale;
Pour mon ventre ta chair sera meilleur morceau.«
         Et, sans pitié, l'affreux bourreau
         Le saisit, le croque et l'avale.

Faut-il pour être clair faire nouveaux efforts?
Je vous le dis tout bas: C'est en vain qu'on se flatte
De faire aux rossignols chanter de doux accords,
         Quand le chat les tient sous la patte.

XV.
Les deux Chiens

Barbos, vieux chien de cour très-zélé pour son maître,
Vit le bichon Joujou, son ancien compagnon,
         Qui, sous l'abri d'une fenêtre,
Reposait étendu sur un mol édredon.
Vers l'ami qui longtemps partagea sa misère,
Il se glisse en roulant des yeux tout attendris,
         Et, comme pour fêter un frère,
Il s'agite et frétille avec de joyeux cris:
»Joujou, dit-il, le sort t'a-t-il été propice,
Depuis que le seigneur t'a pris dans ses salons?
Nos jeûnes, dans la cour, jadis étaient bien longs;
T'en souvient-il, ami? Que fais-tu du service?
         — Mais, dit Joujou, j'aurais grand tort
De me plaindre toujours de la rigueur du sort.
Le maître me recherche et je fais son délice.
Tous les biens, quel que soit mon caprice exigeant,
         Viennent ici charmer ma vie.
Ai-je soif, ai-je faim, dans des vases d'argent,
A toute heure du jour ma pitance est servie.
         Tout mon temps en fête, en plaisir,
         Près du maître gaîment se passe;
         Enfin, du jeu si je me lasse,
Sur un moelleux divan je m'étends à loisir.
Mais toi, comment vis-tu? — Moi? dit le pauvre hère,
         Le nez tristement allongé,
Et laissant comme un fouet pendre sa queue à terre.
         Hélas! pour moi rien n'est changé!
         Aujourd'hui comme alors j'essuie
Et le froid et la faim; je garde la maison.
Je dors devant la haie, inondé par la pluie,
Et, si j'aboie à tort, j'ai des coups à foison.
         Mais d'où te vient ta bonne aubaine,
         A toi si chétif animal,
Quand, moi qui, nuit et jour, me donne tant de mal,
         Le maître me regarde à peine?
Dans quel emploi sers-tu? — Moi! dit Joujou, servir
         Pour arriver belle manière!
         Eh! mon cher, je marche à ravir
         Sur mes deux pattes de derrière.«

Parmi nous que d'hommes de rien,
Pour réussir dans leur carrière,
N'ont qu'à marcher, comme mon chien,
Avec leurs pattes de derrière!