Livre Neuvième
 

Livre Huitième
 
Le petit Chat et le Sansonnet
L'Araignée et l'Abeille
Les Rossignols en cage
Le Villageois et la Brebis
Les Funérailles
L'Ours laborieux
L'Auteur et le Brigand
Le Conseil des Rats
Le Meunier
L'Agneau déguisé
Le Serpent et le Paysan

 
La Mouche et l'Abeille
Le vieux Balai
L'Avare et le Génie
Le Coucou et l'Aigle
Le Caillou et le Diamant

 

I.
Le petit Chat et le Sansonnet

Dans certaine maison vivait un sansonnet,
         Mauvais chanteur, mais d'étoffe
         A faire un grand philosophe.
Il s'était fait l'ami d'un tout petit minet,
         Gentil chaton, d'humeur câline,
         Modeste, tranquille et poli.
Le petit chat, un jour, fut laissé dans l'oubli,
Et sa table pâtit des torts de la cuisine:
         Le pauvret souffre de la faim;
Pensif, tournant la queue, il erre à l'aventure,
Et, du jeûne ennuyé, miaule et gémit sans fin.
Mon philosophe ailé, sur le mal qu'il endure,
Veut lui donner conseil: »Eh! lui dit-il, mon cher,
A supporter la faim tu mets tout ton courage;
Je te trouve bien hon; lève le nez en l'air;
Vois ce chardonneret suspendu dans sa cage;
Ne peux-tu te donner le régal de sa chair?
Mais non; j'en étais sûr: monsieur a des scrupules!
— Dame! la conscience!... — Eh! mon cher, on voit bien
         Que du monde tu ne sais rien.
         Ce sont préjugés ridicules
Qu'une âme faible écoute et que tout esprit fort
Appelle avec raison sornettes et fadaises;
La force en ce bas monde a pris toujours ses aises,
         Et la faiblesse a toujours tort.
Cette façon d'agir est partout si commune,
Que je t'en vais citer mille preuves pour une...«
Et, raisonnant sans fin et ab hoc et ab hac,
De sa philosophie il vide à fond le sac.

         Notre minet, las du régime,
Prête à ce beau discours un esprit attentif;
         Il ouvre la porte au captif,
Et tombe à belles dents sur la pauvre victime.
Mais ce friand régal l'a mis en appétit,
         Loin qu'à sa faim il pût suffire,
         Et le chaton, pour mieux s'instruire,
Sent qu'une autre leçon lui porterait profit,
»Merci, dit-il, tes tours sont fort bons à connaître;
Tu m'as ouvert l'esprit.« Et le petit minet
         Dans la cage du sansonnet
         Va bel et bien croquer son maître.

II.
L'Araignée et l'Abeille

         A maint talent l'esprit futile
         Peut applaudir tout à son gré;
         Au talent je n'applaudirai
         Que s'il sait faire une œuvre utile.

Un marchand porte, un jour, de la toile au marché;
         On conçoit, sans que je le dise,
Que, nécessaire à tous, pareille marchandise
Devait facilement trouver son débouché.
         Le marchand n'était point en peine;
Vers lui tous les passanfs se pressaient, hors d'haleine,
Heureux quand de son seuil ils avaient approché.
Une telle faveur si prestement gagnée,
D'un sentiment jaloux piquait une araignée.
Au marchand trop fêté pour souffler ses chalands,
         A tout venant elle se vante
Qu'à son tour elle aura des produits excellents,
         Le lendemain, à mettre en vente.

Sitôt dit, sitôt fait. Sous le toit du voisin,
Le long d'une croisée elle ouvre magasin.
         En un instant la trame est faite;
         Ayant tissé toute la nuit,
Sa patte a fait merveille et sa tâche est complète,
Même avant que le jour revienne en son réduit.
La dame alors s'assied, prend un orgueil comique.
Et, sans quitter d'un pas, trône dans sa boutique.
         »Pour sûr, dit-elle, au point du jour,
Je vais voir accourir les chalands à mon tour.«

Mais quoi! le jour à peine a commencé de naître,
Qu'un grand coup de balai s'abat sur la fenêtre,
Et l'insecte méchant, sur le sol renversé,
Roule avec son tissu dans l'ordure enfoncé.
»Ah! dit avec dépit la jalouse araignée,
Voilà comme en ce monde on est récompensé!
Je le demande à tous, criait-elle indignée,
Qui donc avait raison? C'était moi, car enfin
Ma toile est plus légère et mon tissu plus fin!
— En cela tu dis vrai, lui répond une abeille.
Pour les yeux, j'en conviens, ton tissu fait merveille;
         Mais, dis-moi, tient-il assez chaud
         Pour vêtir les gens à la ville?
         De ton talent le grand défaut
         Est, tu le vois, d'être inutile.«

III.
Les Rossignols en cage

Un habile oiseleur, au printemps, avait pris
         Des rossignols dans un bocage.
         Nos virtuoses, mis en cage,
Au lieu de sons joyeux, poussaient de tristes cris.
Captifs, ne pouvant plus aller, à l'étourdie,
         Folâtrer à l'ombre des bois,
Ils n'avaient plus dès lors goût à la mélodie;
         Ils voulaient chanter, mais leur voix
Sous le poids du chagrin paraissait engourdie.
         Un d'entre eux, pauvre cœur blessé,
Des plus cuisants soucis paraissait oppressé:
Loin de lui, sa compagne aux bois était restée;
         Il avait donc double raison
         Pour sentir son âme attristée
         Par les barreaux de sa prison.
D'un œil humide et triste il contemple la plaine:
         Jour et nuit, sans tarir ses pleurs,
Il gémit, il soupire, il dort et mange à peine.
»Bien fou qui perd son temps à pleurer ses malheurs!
Se dit-il, un beau jour; à tout il est remède;
         Toujours gémir n'avance à rien;
         Le sage doit trouver moyen
De guérir ses chagrins, lorsqu'il se vient en aide.
Pour vivre plus heureux je saurai m'arranger;
         On ne m'a pas pris, je suppose,
         Que pour me voir boire et manger,
Et mon maître de moi veut sans doute autre chose.
Si je puis par mes chants exciter sa gaieté,
         Un beau jour, il devra, je pense,
         Pour me payer ma récompense,
         Me mettre enfin en liberté!«

Du troubadour ailé la voix pure et sonore
         Se met à chanter le réveil
         De la nature et de l'aurore,
Et l'éclat renaissant des rayons du soleil.
Qu'arriva-t-il? Il fut plus malheureux encore!
         Son talent lui devint fatal.
         Un beau matin, la main du maître,
         Aux rossignols qui chantaient mal,
         Ouvre la cage et la fenêtre.
Mais au divin chanteur nul soin ne réussit:
Il chante, il chante encore... hélas! peine perdue;
Plus sa voix prend d'ampleur, de charme et d'étendue,
         Plus sa prison se rétrécit.

IV.
Le Villageois et la Brebis

Accusée, un beau jour, d'un crime capital,
         Une brebis encor novice,
Par certain villageois fut traînée en justice,
Maître renard alors siégeant au tribunal.
La chose est prise au vif; chaque preuve est pesée,
         Tant notre juge y met d'ardeur;
         Enquête au nom du demandeur,
         Enquête au nom de l'accusée,
Rien n'y manque, et chacun devra, sans clabauder,
Devant juge et té.noins s'expliquer et plaider.
         Le plaignant dit: »A telle date,
Je vis qu'il me manquait deux poulets le matin.
Du massacre il restait comme indice certain
Quelques plumes, des os et le bout d'une patte.
La brebis seule était avec eux dans la cour.
         — Moi, dit la brebis à son tour,
         Pendant toute la nuit du crime,
         J'ai dormi. Les voisins d'ailleurs
Sur moi vous feront tous les rapports les meilleurs.
De ma rapacité qui fut jamais victime?
         L'honneur m'a toujours été cher,
         Et, de plus, on sait que la chair
         N'entre pour rien dans mon régime.«
Le renard lut l'arrêt qu'ici nous traduisons:
»Vu que toute brebis, dans la race animale,
Pour tromper et mentir n'eut jamais son égale,
         A ces causes, nous refusons
De croire la brebis alléguant ses raisons.
Vu que, pendant la nuit aux poulets si fatale,
Ainsi qu'il est prouvé par des lémoins nombreux,
Sur le lieu du massacre elle a couché près d'eux;
Vu que chair de poulet est délicate et tendre,
Que la chance était belle à vouloir en goûter,
Et que dame brebis, qui prétend s'en défendre,
A telle occasion n'a pas dû résister;
Nous renard, déclarant la cause bien jugée,
La condamnons à mort, pour purger le troupeau.
Sa chair au tribunal est, de droit, adjugée,
         Et le plaignant aura la peau.«

V.
Les Funérailles

         En Égypte, dit la légende,
         Pour donner plus d'éclat au deuil,
         On faisait suivre le cercueil
         Par des pleureuses de commande.
Un richard très-connu s'acheminant un jour,
De cette courte vie à l'éternel séjour,
         Au bruit des sanglots, dans la ville,
         Par ces pleureuses escorté,
         Vers son dernier et froid asile,
         Pompeusement était porté.

Touché d'un désespoir qui paraissait sincère,
Un passant étranger crut que, sans contredit,
Il voyait des enfants pleurant lu mort d'un père.
Des femmes aussitôt il s'approche et leur dit:
         »Bien vive serait votre joie
Si ce mort renaissait; je suis magicien;
         Vers vous c'est le ciel qui m'envoie,
Et vous verrez bientôt quel pouvoir est le mien.
         Je sais l'art d'évoquer les urnes,
         Et vais rendre la vie au mort.
         — Notre père, criaient les femmes,
         Prends donc pitié de notre sort;
         Nous te faisons une prière:
         Que ce richard par ton secours
         Vive encore au moins pour cinq jours,
Et qu'il soit de nouveau privé de la lumière.
Ce mort, de son vivant, n'a su faire aucun bien;
         S'il retourne dans sa demeure,
         Il ne peut être utile à rien.
Tandis que derechef on nous paiera très-bien,
         Si de nouveau tu veux qu'il meure.«

         Que de riches ne voit-on pas
         Sur qui pareil espoir repose!
         Il n'est en eux que leur trépas
         Qui soit utile à quelque chose.

VI.
L'Ours laborieux

A courber des arcs de collier*
Un manant se donnait grand'peine;
Un ours le voit, et, mis en veine,
Veut faire aussi pareil métier.
Mais par degrés un arc se plie,
Et, par malheur, l'ours l'ignorait.
Sans temps perdu, dans la forêt
Son industrie est établie;
Coudriers, bouleaux sous ses pas

*
Dans tes attelages, les Russes se servent d'un
demi-cercle de bois qui surmonte le joug et fixe les bouts
des brancards aux deux côtés du poitrail du cheval.


Craquent partout; le bois en gronde
A plus d'une verste* à la ronde!
Pourtant le métier n'allait pas.
Voyant qu'en vain sa main se lasse,
L'ours va trouver le villageois.
»Voyons, mon cher, dis-moi, de grâce,
Pourquoi, si je courbe le bois,
Entre mes mains toujours il casse?
Vraiment, voisin, je suis à bout;
Dis-moi le mot de ta science.
— C'est ce qui te manque avant tout,
Compère, c'est.... la patience!«

*
La verste est une mesure itiuéraire qui vaut un peu
plus d'un kilomètre.


VII.
L'Auteur et le Brigand

Devant le tribunal de la sombre demeure
Où Minos, tour à tour, juge tous les mortels,
         Le même jour, à la même heure,
         Comparaissaient deux criminels.
L'un était un brigand qui déjà, par sentence,
         Pour avoir sur le grand chemin
         Versé cent fois le sang humain,
Sur terre avait livré sa tête à la potence.
L'autre, écrivain fameux, jadis sapant les mœurs,
De la corruption propageait les racines,
Et de l'impiété ravivant les doctrines,
Par son poison subtil infectait tous les cœurs.
         A la sirène enchanteresse
         Sa muse empruntant ses attraits,
Ainsi qu'elle, avait su par des charmes secrets
Verser dans les esprits sa dangereuse ivresse.

         Sans longs délais, sans vains discours,
         Les juges sur les sombres rives
         Ont des façons expéditives:
L'arrêt est prononcé, la justice a son cours.
Sous la voûte déjà l'on suspend et l'on monte
Par des chaînes de fer deux chaudières de fonte,
Et des deux criminels les corps y sont jetés.
Sous celui du brigand un grand bûcher s'élève;
Mégère y met le feu. Soudain, de tous côtés,
La flamme s'élançant à jets précipités,
La voûte des enfers en crève!
Quant à l'auteur fameux qui semblait protégé,
La sentence pour lui paraissait moins cruelle:
         Le feu sous son corps ménagé
         N'était d'abord qu'une étincelle;
Mais, petit à petit, le brasier, tous les jours,
Grandissait et prenait une foi ce nouvelle.
Les siècles s'écoulant, le feu brûlait toujours,
Tandis que le brigand, sans avoir rien à craindre,
Avait vu son bûcher depuis longtemps s'éteindre.
L'auteur, sentant dès lors s'accroître son tourment,
         Sans que pour ce cruel supplice
         Il vît espoir d'allégement,
Des dieux dans son martyre accusait l'injustice.
»Dieux, dit-il, est-ce en vain que cent écrits divers
Ont rendu si fameux mon nom dans l'univers?
Ah! si par les écarts de ma libre pensée,
Votre sévérité fut jadis offensée,
D'un supplice sans trêve osez-vous m'en punir,
Tandis que ce brigand a vu ses maux finir?«
Sous ses sombres atours, de colère enflammée,
Tisiphone soudain apparaît à ses yeux.
Des serpents enlacés sifflent dans ses cheveux;
         D'un fouet sanglant elle est armée.
»Malheureux! lui dit-elle, est-ce toi dont la voix
         Ose insulter la Providence?
Laisse en paix ce brigand; plus coupable cent fois,
Dans ta comparaison tu mets trop d'impudence!
Crois-tu qu'à tes forfaits ses crimes soient égaux?
Si sa férocité souvent l'a fait maudire,
Si, sur terre, jadis il causa bien des maux,
Du moins, cessant de vivre, il a cessé de nuire.
Mais toi, lorsque tes os sont déjà tout pourris,
Est-il un jour, au ciel quand le soleil vient luire,
Qui n'éclaire un fléau créé par tes écrits?
Et, loin que leur poison faiblisse ou diminue,
Il prend de jour en jour une force inconnue.
Regarde! (Et la Furie, à travers les enfers,
A ses yeux effrayés découvrait l'univers.)
Vois ton œuvre, dit-elle, et compte les ravages
Qui sur le globe entier sont dus à tes ouvrages.
Vois ces fils corrompus, par la voix entraînés,
Renier leurs parents à rougir condamnés.
Des pères indignés vois les douleurs amères,
Les pleurs du désespoir coulant des yeux des mères!
Qui donc a de leurs fils flétri le cœur? C'est toi!
Qui donc, affreux railleur, sans honte et sans scrupule,
En profanant l'hymen, le pouvoir et la foi,
Sur tous nos saints devoirs versa le ridicule?
Qui donc, du genre humain irritant les douleurs,
A ces liens sacrés imputa nos malheurs?
De la société qui rompit les barrières?
C'est toi! N'est-ce pas toi, discoureur effronté,
Qui décoras du nom de progrès des lumières
Les envahissements de l'incrédulité;
Toi qui, des passions, par d'adroits artifices,
         Déguisant les honleux effets,
         Fis des vertus de tous vos vices,
         Et de vos vertus des forfaits?
Tiens, regarde là-bas: il est une contrée
Qui voit par tes poisons sa raison égarée.
Des lois pour la régir le frein est impuissant;
Le meurtre et la discorde ont épuisé son sang.
Triomphe! puisqu'enfin tu vois tomber la foule
Au gouffre que ta main sous elle a su creuser!
Chaque goutte de sang, chaque larme qui coule
         Prend une voix pour t'accuser!
Et tu viens de nos dieux provoquer la justice!
Ah! puisses-tu toujours, pour doubler ton supplice,
Voir les fléaux divers qui, lancés par tes mains,
Dans l'avenir encor fondront sur les humains!
Souffre, pour expier ta sinistre carrière;
Pour de pareils forfaits tes tourments sont trop doux!«
Elle dit, et son bras, frémissant de courroux,
A sur le criminel refermé la chaudière.*

*
Nous ne nous rendons point solidaire de cette violente diatribe
contre une de nos gloires les plus éclatantes. Nous aimons a croire
que, malgré ses erreurs, l'apôtre de la tolérance universelle, l'ardent
promoteur de tant de réformes si utiles et si humaines, le dévoué
défenseur de tant d'innocents, trouvera moins de sévérité devant son
vrai juge qu'il n'en trouve ici devant le Minos de la fable.


VIII.
Le Conseil des Rats

         Un beau jour, le peuple des rats,
Prétendant par le monde êlre réputé brave,
Malgré les intendants, les chattes et les chats,
Veut qu'on parle de lui du grenier à la cave.
Portiers et marmitons vont avoir du tracas!
         Mais, pour mener à bien la chose,
         Le peuple doit, sans différer,
Réunir un conseil où, par formelle clause,
Les rats à longue queue auront seuls droit d'entrer.
         Le conseil de l'expérience
         Sur ce point est très-décisif:
Seuls les rats bien pourvus méritent confiance,
Ayant corps plus agile et même esprit plus vif.
»Sottise!« direz-vous; mais n'a-t-on pas coutume,
         Par un usage équivalent,
         De juger chez nous du talent
         Suivant la barbe et le costume?
         Enfin, sur ce point contesté
         Qu'on approuve ou non leur idée,
         Sachons qu'à l'unanimité
         La chose ainsi fut décidée.
Qu'un rat donc eût perdu le tout ou la moitié
De sa queue, un jour de bataille,
Stupide ou maladroit, n'étant qu'un rien qui vaille,
Il serait du conseil évincé sans pitié.

Tout bien délibéré, l'on annonce à l'avance
         Qu'à tel jour fixé, vers la'nuit,
Le conseil dans la cour s'assemblera sans bruit.
Dans le fond d'une huche, on ouvre la séance.
A peine est-on assis, qu'à l'insu du conseil,
Un gros rat écourté s'est glissé dans la place;
Mais un jeune raton, froisse de son audace,
Au rat qui présidait s'en va donner l'éveil,
         »Quoi! dit le raton en colère,
         Un rat sans queue effrontément
         Siège avec nous, et l'on tolère
         Cet affront fait au règlement!
         Prends la parole, et qu'au plus vite
         Il soit exclu; les écourtés
         Parmi nous sont fort peu goûtés:
         Comme la peste on les évite.
         Qui n'a pas su se protéger
         Pourra-t-il être utile aux autres?
         Il ne peut, au jour du danger,
         Que nous perdre, nous et les nôtres.
         — Pour moi, lui répond le vieux rat,
         Tout ceci n'est point un mystère;
         Mais chut! mon cher, et point d'éclat,
         Car cet intrus est mon compère.«

         Je vois chez nous maint président
         Se conduire ainsi d'habitude:
         Nous fait-il un beau règlement,
         Il est le premier qui l'élude.

IX.
Le Meunier

         Dans la digue, près d'un moulin,
         L'eau s'était ouvert un passage.
Pris à temps, bien minime eût été le dommage;
Mais le maître à chômer était toujours enclin.
»Voilà bien, disait-il, de quoi se mettre en peine!«
         Pourtant l'eau fait nouveaux progrès,
Et bientôt coule à flots, élargissant sa veine.
»Meunier, lui criait-on, tu bâilleras après.
Il est temps, il est temps; il faut qu'on se secoue!
— A quoi bon? disait-il, à tout indifférent,
Faut-il donc l'Océan pour faire aller ma roue?
J'ai de l'eau pour la vie, et le mal n'est pas grand!«
         Tandis qu'il dort, toujours tranquille,
         L'eau par les trous coule à torrent,
Et tous les accidents surviennent à la file:
La meule ne va plus: le moulin chôme aussi.
Le meunier, pour le coup, s'agite, se démène,
Et, pour arrêter l'eau, se met en grand souci.
         Mais voici bien une autre histoire!
Tandis que sur la digue il s'épuise en projets,
         Notre meunier voit ses poulets
         Qui sur la rive accouraient boire.
         »Eh! dit-il, voilà du nouveau!
Ah! vauriens! ah! pendards! Quoi! tandis que je
A chercher les moyens de conserver mon eau,
         Vous me buvez ce qui m'en reste!«
Et sur les maraudeurs il jette un soliveau.
         Qu'y gagne-t-il? Le pauvre hère
         Voit ses malheurs ainsi complets,
         Et, sans eau comme sans poulets,
         Va chez lui pleurer sa misère.

         Certains seigneurs qu'on voit chez nous,
         De ma fable sont les modèles;
         Prodiguant l'or comme des fous,
         Ils font grand train pour quelques sous,
         Battent leurs gens pour des chandelles;
         Puis ils croient avoir réussi
         A réparer tous leurs dommages;
         Mais c'est en épargnant ainsi
         Qu'on fait crouler bien des ménages.

X.
L'Agneau déguisé

         J'entends, chez nous, très-souvent dire:
         »Que le monde, tant qu'il voudra,
         Exerce sur moi sa satire,
Je me sais innocent et mon cœur m'absoudra.«
Non, ce n'est pas assez; par notre indifférence,
Nous pouvons à nous perdre encourager les gens;
Il faut pour notre honneur être plus exigeants,
Et conserver du bien jusques à l'apparence.
C'est vous, jeunes beautés, que je veux avertir:
Votre plus beau joyau, c'est votre renommée;
Elle est pareille en tout à la fleur embaumée
Que le printemps voit naître et qu'un rien peut flétrir.
En vain votre cœur pur garde son innocence,
         Un mot imprudent, un regard
Peut souvent contre vous armer la médisance,
Et votre honneur alors doit courir grand hasard.
— Mais quoi! ne peul-on plus regarder ni sourire?
         Me direz-vous. — Non, ce n'est pas
         Ce que par là j'ai voulu dire.
Pourtant avec prudence observez tous vos pas;
Un soin si scrupuleux doit toujours vous conduire
Qu'il ne laisse au méchant nul prétexte à vous nuire.
         Pour tes compagnes et pour toi,
         Annette, ma petite amie,
J'ai composé ma fable et je t'en fais l'envoi.
         A peine entres-tu dans la vie,
Ala voix pour ton oreille est encore un vain bruit;
Mais grave mon conseil dans tu jeune mémoire;
         Plus tard, il portera son fruit.
Écoute: d'un agneau l'on m'a conté l'histoire,
Et je veux, à mon tour, te la dire aujourd'hui.
De soins plus importants je te sais occupée,
Mais dans un petit coin va mettre ta poupée;
Mon récit sera court, n'en crains aucun ennui.

         Un jeune agneau, simple et novice,
         Ayant d'un loup trouvé la peau,
S'en revêtit, et, sans chercher malice,
Alla se pavaner au milieu du troupeau.
De son déguisement faisant ainsi parade,
         Il ne voulait qu'être applaudi;
Mais les chiens vigilants, voyant notre étourdi,
Croient qu'un vrai loup chez eux vient faire une algarade;
Vers lui toute une meute, en hurlant, a bondi.
Les mâtins, sur son dos signalant leurs prouesses,
Avant que le pauvret fût à lui revenu,
Des pattes et des dents allaient le mettre en pièces;
Par bonheur, les bergers à temps l'ont reconnu.
         Sauvé pur eux, l'agneau s'en tire,
Mais sous la dent des chiens lorsque l'on a passé,
         On sait que ce n'est pas pour rire!
         Par tant d'assauts, meurtri, froissé,
         Jusqu'au bercail notre insensé
Se traîne, et, depuis lors, dépérissant sans cesse,
Il voit, de jour en jour, augmenter sa faiblesse.
         Il nous apprend qu'on perd beaucoup
         A déguiser son caractère:
         Quand on est agneau débonnaire,
         Pourquoi vouloir paraître loup?

XI.
Le Serpent et le Paysan

         Par imprudence, aux sots dictons
         Gardons-nous bien de donner prise;
         Selon les gens que nous hantons,
         On nous recherche , on nous méprise.

Un mougik d'un serpent avait fait son ami;
         Ce serpent-là n'était peut-être
         Trompeur et fourbe qu'à demi;
Mais, simple commensal, il commandait en maître.
Le manant ne voyait, ne jurait que par lui.
Dès lors tous ses parents, ses amis du village,
Craignant de le hanter, fuyaient son voisinage,
Et notre bon compère en conçut de l'ennui,
»Mes amis, leur dit-il, excusez-moi, de grâce;
Pourquoi depuis longtemps évitez-vous mon seuil?
Ma femme vous fait-elle ici mauvais accueil,
Ou ne trouvez-vous plus ma cuisine assez grasse?
         — Non pas, dit le voisin Matthieu,
         Chacun de nous t'aime et t'estime.
         Jamais (et sur ce point, mordieu!
         Tout le village est unanime).
         Jamais, compère, en aucun cas,
Tu ne nous as causé ni peine ni tracas.
Mais, parle franc, chez toi peut-on rester à l'aise?
         Non: à peine assis, nous tremblons
         Que ton ami, sous notre chaise;
         Ne vienne mordre nos talons.«

XII.
La Mouche et l'Abeille

Une mouche, au printemps, sur une fleur posée,
Mollement se berçait, au souffle du zéphyr,
Et, près d'elle, une abeille, occupant son loisir,
Allait, de fleur en fleur, aspirer la rosée.
»Ah! vraiment tu fais peine à voir,
         Dit la mouche avec ironie.
         Quel travail, du matin au soir!
         Ta tâche n'est jamais finie.
Vois comme on vit chez nous! c'est un vrai paradis:
Quand aux bals, aux salons j'ai fait courte visite,
         Dans les plaisirs je m'étourdis,
         Et des affaires je suis quitte.
         Je puis dire, sans vanité,
         Qu'il n'est, dans toute la cité,
         Palais de seigneur ou de riche
         Qui de m'avoir ne soit flatté.
         Là, de festins on n'est pas chiche!
         Il faut m'y voir! Si, par hasard,
         Pour un hymen, pour une fête,
         Il est un banquet qui s'apprête,
         Des premières j'en prends ma part.
         Dans de beaux plats de porcelaine
         J'ai toujours là friand régal,
         Et j'y bois, pour me mettre en veine,
         Des vins exquis dans du cristal.
         Lorsqu'aux bonbons, aux confitures,
         Avant tout autre j'ai goûté,
         Chez les dames, en liberté,
         Je vais courir les aventures.
         A mainte beauté, tour à tour,
         En voltigeant, je fais ma cour.
         Près d'elle je folâtre et joue,
         Me permettant plus d'un larcin,
         Ou sur les roses de sa joue,
         Ou sur la neige de son sein.
— Oui, je sais tout cela, lui répondit l'abeille;
Mais pourtant, si j'en crois ce qu'on m'a raconté,
Ta présence en tout lieu n'a point faveur pareille:
De te voir aux banquets aucun n'est enchanté;
Bien plus, à la maison dés qu'on te voit paraître,
         C'est à qui te mettra dehors.
         — Bon! le grand mal! c'est vrai peut-être;
         Mais, par la porte si je sors,
         Je sais rentrer par la fenêtre.«

         Tout impudent est notre maîlre;
         Les plus hardis sont les plus forts.

XIII.
Le vieux Balai

Un vieux balai sale et crotté,
Que la cuisine avait vu naître,
Un beau jour, aux honneurs porté,
Nettoyait les habits du maître.
(A des valets ivres peut-être
Il avait dû sa dignité.)
Avec une ardeur exemplaire,
Notre balai, d'orgueil gonflé.
Bat le frac du grand dignitaire,
Comme on aurait battu du blé.
Il prend grand mal; mais, dans la crotte
Comme on l'avait toujours jeté,
Plus sur l'habit le balai frotte,
Plus l'habit est sale et crotté.

Qu'un crasse ignorant, un bélître,
Commente l'œuvre d'un savant,
On est bien sur que maint chapitre
Sera inoins clair qu'auparavant.

XIV.
L'Avare et le Génie

         Près d'un trésor, certain génie
         Veillait, au fond d'un souterrain,
Quand du chef des démons un ordre souverain
Déclara tout à coup sa mission finie.
         Les besoins d'un service urgent
Pour longtemps l'appelaient aux confins de la terre.
Or, on sait que d'un chef tout ordre est exigeant:
Il faut, bon gré mal gré, l'accomplir et se taire.
Le cas pour le génie est fort embarrassant;
Que deviendra son or s'il est longtemps absent?
         Qui le gardera? Comment faire?
Payer des surveillants? dans quelque endroit voisin,
Pour le mettre en dépôt, bâtir un magasin?
Tous ces soins trop coûteux n'arrangent point l'affaire.
Laisser là les ducats, c'est les mettre en péril;
En répondre un seul jour serait chance peu sûre.
Les gens pour flairer l'or ayant le nez subtil,
Le trésor dans son trou doit courir aventure.
Il pense, il réfléchit... Le moyen est trouvé!
Le maître du domaine était un vieil avare;
L'or en main, il lui dit: »Maître, j'ai conservé
Jusqu'ici ce trésor; un ordre m'en sépare;
Pour de lointains pays je dois soudain partir,
Mais avec toi si fort mon amitié m'engage,
Que ma main, en partant, veut t'en laisser un gage.
Prends cet or: grâce à lui, tu peux te divertir;
         Bois, mange, fais joyeuse vie;
Sur tout ce qui te plaît contente ton envie;
Mais, lorsque tu mourras, au suprême moment,
Fais-moi ton héritier par un bon testament,
C'est tout ce que je veux. Puissent les destinées
Te donner la santé pour de longues années!«
Il dit et part. Dix ans, puis dix autres passés,
Ayant au bout du monde achevé son office,
Notre démon revole aux lieux qu'il a laissés.
Que voit-il? ô bonheur! ou plutôt, ô justice!
Tenant en main la clef, près de son coffre-fort,
De misère et de faim son vieil avare est mort.
Tous les ducats sont là. Les prenant, il s'envole,
Joyeux d'avoir ainsi fait garder son trésor.
         Sans dépenser même une obole.

         Quand, souffrant la soif et la faim,
L'avare dépérit sur son or qu'il entasse,
         A qui l'or reste-t-il enfin?
         C'est le diable qui le rainasse.*

*
Il est assez piquant de retrouver cette même idée chez un de
nos poëtes populaires, qui vraisemblablement n'a jamais lu Krilof.
                    Tirei profit de cette fable,
                    Vous tons qui rognes sur on liard:
                    Vous thésaurises pour le diable.      Pierre Depont.


XV.
Le Coucou et l'Aigle

L'aigle à certain coucou rempli de vanité,
         D'un rossignol à la réforme,
         Transmit, un jour, la dignité.
Tout fier de cet honneur, le coucou sur un orine
Va se percher, et veut aux habitants des bois,
Par de brillants accords, faire admirer sa voix.
Mais qu'est-ce à dire? Il chante, et soudain l'assemblée,
En riant de ses cris, au loin s'est envolée!
Le coucou dépité, près de l'aigle accourant,
Se plaint que les oiseaux insultent à son rang.
»Vengeance! criait-il, ta volonté suprême,
Au rang du rossignol m'a promu dans les bois,
         Et, quand je chante, à l'instant même,
Chacun ose s'enfuir et rire de ma voix!«
L'aigle dit: »Mon ami, ton erreur est extrême;
Je suis roi, mais non dieu; je ne puis rien pour toi.
Quand d'être un rossignol le coucou se propose,
Je puis lui donner son emploi,
Mais son talent, c'est autre chose!«

XVI.
Le Caillou et le Diamant

Un diamant perdu, gisant sur le pavé;
Par certain trafiquant avait été trouvé.
         Notre homme dans la capitale
Va droit au souverain proposer son trésor,
         Et, richement monté dans l'or,
Le joyau vient parer la couronne royale.
Certain caillou, jaloux d'un si brillant destin,
         S'en mit la tête à la torture,
Et, voyant un manant passer sur le chemin:
»De grâce, ami, dit-il, prends-moi dans ta voiture;
         Je voudrais bien savoir pourquoi
         Toujours obscur, ici j'essuie,
         En plein air, la grêle et la pluie,
Tandis qu'un diamant, un caillou comme moi,
Aura l'insigne honneur d'orner le front du roi!
Quel mérite lui vaut pareilles destinées?
C'est à n'y rien comprendre! Auprès de moi couché
Je l'ai vu sur le sol, pendant longues années.
C'est mon frère après tout, mon portrait tout craché.
         Allons, prends-moi; qui sait? Je gage
         Que, lorsqu'en ville on me verra,
         A quelque chose on m'emploiera.«

Le villageois l'admet dans son lourd équipage,
Et le porte à la ville. Au rang qu'il a rêvé,
         L'orgueilleux caillou, dans sa joie,
         Croit à la fin être arrivé;
         Ainsi qu'il a dit, on l'emploie,
         Oui, mais qu'en fait-on? — Un pavé!