Livre Dixième
 

Livre Neuvième
 
Le Goujon
Le Loup et le Souriceau
Le Richard et le Poëte
Les deux Mougiks
Le Paroissien
Le Lion, le Chamois et le Renard
Le Paysan et le Cheval
L'Écureuil en service
Les Rasoirs
Le Marchand
Les Canons et les Voiles
Le Sabre
Miron
Le Hibou et l'Ane

 

I.
Le Goujon

         Je ne suis point un grand prophète,
         Mais, quand un papillon s'entête
         A folâtrer, à voltiger,
         En tournoyant près des chandelles,
         Je dis que d'y brûler ses ailes
         Notre imprudent court grand danger;
         Et, par malheur, ma prophétie
         Presque toujours se justifie.
         Petit Grégoire, viens ici;
         Celte leçon pourra t'instruire:
         A l'enfant elle est bonne à dire,
         Et peut servir à l'homme aussi.
         »Quoi! la fable est déjà finie?«
         Me diras-tu. — Non pas; attends:
         Des préfaces j'ai la manie;
         La fable viendra dans son temps.
         C'est la morale. Allons, écoute...
         Mais qu' as-tu donc? Bon! mes discours,
         Qui tout à l'heure étaient trop courts,
         Vont te sembler trop longs sans doute.
         Que faire, enfant? J'avoue ici
         Que même peur me tient aussi.
         Prends patience, au moins; regarde:
         Ton bon ami se fait bien vieux;
         L'automne a des jours pluvieux,
         Et la vieillesse est très-bavarde.
         Je poursuis donc. Souvent on dit:
         »Petite faute est bagatelle;
         Pourquoi m'en accuser? Peut-elle
         Jeter sur moi du discrédit?«
         Ainsi s'excuse un cœur novice,
         Et, l'imprudent! il ne voit pas
         Qu'il fait ainsi le premier pas
         Qui le conduit au précipice.
         Simple habitude, notre erreur
         Devient un vice dont l'empire
         Sur nous s'exerce avec fureur,
         Et, pour en guérir notre cœur,
         Rien désormais ne peut suffire.
         Je vais donc prouver à présent
         Qu'à s'en fier trop à soi-même,
         On court toujours péril extrême.
         Pour rendre mon sujet plaisant,
         La fable prendra la parole.
         Sur le papier ma plume vole,
         S'il faut t'instruire en t'amusant.

Des pêcheurs, gens cruels, habitants d'un rivage
Dont le nom bien connu m'a pourtant échappé,
Portaient chez les poissons le deuil et le ravage.
Dans le fleuve, à l'abri sous un bord escarpé,
Certain goujon vivait tout près de leur village.
Très-vif et très-alerte, il savait plus d'un tour,
         Et surtout n'était point timide.
Voit-il un hameçon, le goujon intrépide,
Ainsi qu'un vrai toton va tourner à l'entour;
Les pêcheurs contre lui pestent cent fois par jour.
Quand l'un d'eux, plein d'espoir, après sa longue attente,
Suit de l'œil le bouchon de sa ligne flottante,
Son cœur palpite: »Il mord! se dit-il, on le sent!«
         La ligne enfonce, il la retire;
         Que voit-il? Le ver est absent!
Des pêcheurs le goujon semble vouloir se rire.
         Il va dépouiller l'hameçon,
         Et, zeste! il a quitté la place.
         Enfin, l'ennemi, quoi qu'il fasse,
         De lui ne peut avoir raison.
         »Ecoute, lui dit un confrère,
Je crois qu'il peut t'en cuire. Es-tu donc à l'étroit?
         Ne saurais-tu, moins téméraire,
         Chercher pour vivre un autre endroit?
         Pourquoi tourner près des amorces?
         Quelque beau jour, si l'on t'y prend,
         Je crains très-fort, à parler franc,
         Qu'avec cette eau tu ne divorces.
         Qui vit trop près de l'hameçon
         N'est pas loin de la poêle à frire.
         Aujourd'hui l'on est fanfaron,
         Qu'est-on demain? Peut-on le dire?«
Mais les sots et les sourds entendent peu raison.
»Parbleu! dit l'entêté, j'ai bon œil, quoi qu'on dise.
Si les pêcheurs sont fins, moi, je le suis aussi;
         Vouloir m'effrayer est sottise.
Suis bien cet hameçon; regarde celui-ci.
Un autre, un autre encore! Attention, compère!
La finesse est à jour. Tiens, vois comme on opère!«
         Mon héros mord à l'hameçon,
Attrape un ver, puis deux... Mais enfin, au troisième,
         Il reste pris! Bonne leçon.
         Par son échec, on voit, je pense,
         Qu'il vaut mieux à temps se ranger,
         Que d'avoir toujours l'imprudence
         De se tenir près du danger.

II.
Le Loup et le Souriceau

Une brebis novice, errant en liberté,
Par un loup qui rôdait fut au bois attirée.
         Ne croyons point qu'il fût tenté
         De donner l'hospitalité
         A notre pauvrette égarée;
Mon glouton, dans un coin, se met à la croquer
De si bel appétit, que sous sa dent vorace
         On entendait les os craquer.
Il s'en donne à cœur joie, et pourtant, quoi qu'il fasse,
Ne pouvant dévorer l'animal tout entier,
Pour son repas du soir il en garde un quartier.
         Puis, sentant sa faim qui s'apaise,
         Il se couche près du butin,
         Se dorlote et souffle à son aise,
         En digérant son gras festin.

         Un souriceau du voisinage,
Par l'odeur attiré vers le régal friand,
Sous la mousse, sans bruit, se frayant un passage,
Prend un morceau, l'enlève et le porte en fuyant
Dans le tronc d'un vieil arbre où se tient son ménage.
         Témoin de ce rapt indiscret,
         Le loup soudain entre en furie;
Il fait de hurlements retentir la forêt,
         Puis à tous les échos il crie:
         »A la garde! tenez-le bien!
         Il a pillé ma bergerie;
         Ce qu'il emporte, c'est mon bien!«

         Souvent, à la ville, on rencontre
         Pareilles gens, et j'en ai vu:
         On dérobe, un beau jour, la montre
         De Clément, juge au doigt crochu;
         Sans songer que chacun regarde
         Son coffre plein du bien d' autrui,
         Contre l'autre voleur c'est lui
         Qui s'en vient crier: »A la garde! »

III.
Le Richard et le Poëte

D'un richard en crédit accusant l'opulence,
         Un poëte voulut, un jour,
En appeler au roi de la céleste cour.
Jupiter les convoque et les met en présence.
         Mais, pâle, a jeun, maigre, abattu,
         Pauvrement chaussé, mal vêtu,
Notre poëte au ciel fait bien triste figure.
L'autre, d'un riche habit étalant la parure,
Se prélasse dans l'or, et, d'orgueil tout bouffi,
En pompeux appareil vient répondre au défi.
»Roi des cieux, dont la main terrible ou débonnaire,
Sait dissiper la nue ou lancer le tonnerre,
Dit le poëte ému, prends mon sort en pitié!
Quel crime m'a ravi ta puissante amitié?
Depuis que je suis né, la fortune traîtresse
D'un injuste courroux accable ma jeunesse;
Je n'eus jamais, hélas! un coin pour me loger,
D'oreiller pour dormir, de cuiller pour manger.
         Par le besoin pressé sans trêve,
         Je n'ai rien possédé qu'en rêve;
         Tandis que mon heureux rival,
         Qui pour mérite a sa richesse,
Dans un brillant palais engraissant sa paresse,
Des mains de ses flatteurs reçoit l'encens banal
D'un culte sacrilége à tes honneurs égal.
— N'est-ce donc rien pour toi, répond le roi du monde,
De savoir qu'à jamais par l'écho répété,
         Le son de ta lyre féconde
         Charmera la postérité?
Ce richard ignorant que tu crois ton émule,
Pour ses derniers neveux dans l'ombre enseveli,
Expiant les honneurs d'un destin ridicule,
Doit même par ses fils être mis en oubli.
         Pour seul bien tu voulus la gloire,
Mais à tes descendants tu vas la partager;
Au riche j'ai donné, sans flatter sa mémoire,
Des faux biens d'ici-bas l'usufruit passager.
         S'il pouvait, dans son ignorance,
De ton sort et du tien peser la différence,
Il saurait que ma main qui t'a mieux protégé
Au-dessus du génie a placé l'opulence:
Tu verrais son dépit, et tu serais vengé!

IV.
Les deux Mougiks

»Bonjour, mon cher Thaddée. — Eh! bonjour, cher Yégor!*
         Comment vas-tu? Pas mal, j'espère?
— Hélas! je le vois bien, tu ne sais pas encor
         Ce qui m'est arrivé, compère.
         Le bon Dieu m'a bien éprouvé:
         Ma cour** a brûlé tout entière,

*
Le nom de Yégor répond en français à celui de Georges.
**
Le paysan russe appelle cour (dvor) l'ensemble des batiments,
grange, étable, écurie, cellier, hangar, disposés en carré long
derrière l'isba ou chaumière qu'il habite.


       Et me voilà sur le pavé!
— Bah! pas possible! au jeu c'est avoir pauvre chance!
— C'est vrai. Pour la Noël, chez moi l'on fit bombance.
(Le vin m'avait, ma foi, mis la tête à l'envers.)
Je sors, et vais donner au cheval sa pitance;
Paf! ma chandelle et moi, nous roulons de travers,
       Et le feu prend! Il me dévore
       Ma cour, mes grains et mon troupeau,
       Si bien que je ne sais encore
       Comment j'ai pu sauver ma peau...
Et toi, vieux? — Hélas! moi, je n'ai pas su mieux faire!
A mon tour, le bon Dieu ne m'a pas ménagé;
Tu le vois, de mon corps mes pieds ont pris congé;
       C'est, à coup sûr, piteuse affaire,
Mais c'est miracle encor d'en avoir pu sauver
Les trois quarts de mes os, quand j'y devais crever.
A la Noël aussi, pour tirer de la bière,
Les amis ayant soif, je courus au cellier;
(Je m'étais, pour tout dire, arrosé le gosier;
Aussi, craignant le feu, j'allais là sans lumière.)
Le diable m'a si fort poussé dans l'escalier,
Qu'à présent me voilà cul-de-jatte, et qu'en somme
Je ne suis, depuis lors, que la moitié d'un homme.
— Où voyez-vous vraiment miracle en tout ceci?
Dit Ivan, leur voisin. Toi, si ta maison grille,
C'est ta faute, mon cher. Toi, c'est ta faute aussi,
Si tu te vois réduit à traîner la béquille.
       Au buveur comme à l'ignorant,
       Souvent fatale est la lumière;
       Mais leur danger est bien plus grand
       Lorsqu'ils n'ont rien qui les éclaire.«

V.
Le Paroissien

Chaque homme est ainsi fait: soyez de ses amis,
       Il vous proclame un beau génie;
Tout autre en son estime est rarement admis,
Quels que soient de ses chants le charme et l'harmonie.
Refusant tout éloge au talent étranger,
S'il en sent la grandeur, il croira déroger.
Dussé-je à tels esprits ne point paraître affable,
Contre eux j'ai fait ce conte, à défaut d'une fable.

Dans un temple chrétien, un grand prédicateur,
Exhortant l'auditoire à la charité sainte,
Semblait de Platon* même atteindre la hauteur.
Sa parole limpide, en remplissant l'enceinte,

*
Krilof désigne ici, non le philosophe grec, mais l'archimandrite
Platon, mort en 1812, qui s'est rendu fameui chez les Moscovites
dans l'éloquence sacrée.


De sa bouche coulait comme le plus doux miel.
On eût dit que sa voix, dans l'infini lancée,
Sans effort ravissant le cœur et la pensée,
Par une chaîne d'or les unissait au ciel;
Puis parfois son discours, devenu plus austère,
Frappait la vanité des grandeurs de la terre.
Le sermon est fini. L'auditoire enchanté
       Semble en goûter encor les charmes,
Et jusqu'au haut du ciel, par l'extase emporté,
Reste encore un moment sans essuyer ses larmes.
On sort enfin du temple. »Oh! l'aimable talent!
Dit l'un; quelle onction! quel feu dans son langage!
— Comme sa voix au bien fortement vous engage!
Dit un autre au voisin à s'émouvoir trop lent.
Quoi! tu n'as point pleuré! Ta dureté nous froisse.
Tu n'y comprends donc rien? — Si fait, j'ai tout compris.
Si je n'ai pas pleuré, n'en soyez point surpris:
       Je ne suis pas de la paroisse!«

VI.
Le Lion, le Chamois et le Renard

       Par les vallons et par les bois
Un lion s'acharnait à poursuivre un chamois.
Enfin il va l'atteindre, et déjà, dans sa joie,
Promettant à sa panse un opulent festin,
De ses yeux dévorants il déchire sa proie;
Rien ne peut la sauver; le succès est certain.
       Mais, sur la route, un précipice
Ouvre devant leurs pas un trou vaste et profond.
       Le chamois, comme un trait qui glisse,
Fend les airs, vole au gouffre, et le franchit d'un bond;
Puis, de son ennemi bravant enfin l'atteinte,
Sur le rocher d'en face il se poste sans crainte.
       Le lion, interdit d'abord,
S'arrête. Un sien ami l'a vu dans sa détresse.
C'est messire renard. »Quoi! dit-il, toi si fort
Et si fameux par ton adresse,
C'est devant un chamois, un animal chétif,
Que tu retiens ainsi ton courage inactif!
Tu n'as qu'à le vouloir, tu vas faire un miracle.
Large sans doute est le ravin,
Mais qu'importe! Pareil obstacle
Contre ta volonté s'opposerait en vain.
Tu sais, grand roi, que, d'habitude,
L'amitié dicte mes discours;
Voudrais-je ainsi risquer tes jours,
Si je n'avais la certitude
Qu'à tes puissants efforts tout doit céder toujours?«

Le lion, à ces mots, sent d'une ardeur nouvelle
Dans son sang généreux circuler l'étincelle.
Il saute à corps perdu vers l'abîme profond:
Vains efforts! il y tombe et va mourir au fond.
Que fait l'ami du cœur pour lui prouver son zèle?
Il descend prudemment les pentes du ravin;
Voyant qu'auprès du roi doit cesser son service,
Et que tout beau discours désormais serait vain,
Pour lui rendre un dernier office,
Et pour mieux assurer son éternel repos,
Il passe, au fond du précipice,
Un mois à lui ronger les os.

VII.
Le Paysan et le Cheval

       Un bon villageois sur la terre
       Semait l'avoine à pleine main.
Un cheval, jeune encor, posté sur le chemin,
Témoin de ce travail, s'en mettait en colère.
»A quoi bon, disait-il, porter l'avoine ici?
Puis de l'homme on viendra vanter l'intelligence!
       Est-il plus ridicule engeance?
       Pourquoi fouiller la terre ainsi?
Il y cache l'avoine, et la voilà perdue!
       A notre beau cheval bai-brun,
Ou bien plutôt à moi, cette avoine était due.
Si même au poulailler il l'avait répandue,
On lui pourrait encor trouver du sens commun.
La cacher est sans doute avarice sordide;
       Mais voilà qu'il la jette en l'air!
       Oh! pour le coup, il est bien clair
       Que ce paysan est stupide!«

       Ainsi parle notre entêté,
       Et pourtant, lorsque vient l'automne,
       Le villageois a récolté
       Tous les grains mûris par l'été,
       Et c'est au cheval qu'il les donne.

Quand mon jeune cheval a si mal raisonné,
Lecteur, il est certain que tu l'as condamné;
Mais, de l'antiquité jusqu'au siècle où nous sommes,
N'en est-il pas ainsi de la plupart des hommes?
Elevant vers le ciel leurs regards indiscrets,
       Que de fois, dans leur impudence,
       Sans savoir ses desseins secrets,
       Ont-ils blâmé la Providence!

VIII.
L'Écureuil en service

       A la cour du roi des forets,
       Un écureuil prit du service.
       Comment? Pourquoi? Pour quel office?
       Ce sont détails restés secrets.
       Sans plus, il nous devra suffire
De savoir que du roi son soin était prisé;
       Assurément, c'est assez dire,
Car plaire au roi lion n'est pas toujours aisé.
       Pour ses gages on lui propose
       Des noisettes plein un chariot.
(Je dis qu'on les promet; donner est autre chose.)
Le temps passe, et bientôt il n'en est soufflé mot.
La pauvre bête, à jeun, souffrait souvent martyre,
       Et pourtant, malgré ses douleurs,
       Devant le roi cachant ses pleurs,
       Le ventre creux, il devait rire.
Dans le verger voisin, hélas! mon écureuil
       Voit ses amis sur lu coudrette
Passer et repasser, en cueillant la noisette,
Et, sans pouvoir bouger, les suit du coin de l'œil.
Là-bas, on croque, on croque; à ce bruit qui l'invite,
Il fait un pas, puis deux, vers le friand jardin;
Il regarde en arrière, il s'élance, et soudain
Le roi l'appelle et gronde: il faut rentrer bien vite!

L'âge arrivait. Le roi, de ses soins dégoûté,
Le met à la réforme, et, pour payer ses dettes,
Lui donne un plein chariot de noix et de noisettes.
C'étaient fruits merveilleux, d'exquise qualité,
       Dans les bons crus cueillis par ordre;
       Mais le pauvre amateur de noix
       N'avait plus de dents pour y mordre.

       Qui donne à temps donne deux fois.

IX.
Les Rasoirs

Dans le logis commun par le hasard conduit,
Près d'un de mes amis j'avais passé la nuit;
       Dès l'aube, ouvrant les yeux à peine,
Que vois-je? Mon ami semblait tout agité!
Pourtant, la veille encor, gais et d'humeur sereine.
Après avoir causé, le soir, en liberté,
Nous avions, sans souci, tous doux clos la paupière,
Et très-paisiblement dormi la nuit entière.
       J'écoute: il était tout changé:
Poussant de petits cris, comme un homme en délire,
Il trépigne des pieds, il gémit, il soupire.
       »Quel malheur t'a donc affligé?
       Lui dis-je, ému. Cher camarade,
Serais-tu, par hasard, soudain tombé malade?
       — Eh! non, ne prends aucun souci;
Je me rase. — Et c'est là ce qui t'agite ainsi?«
       M'étant levé, devant la glace
       Je vois alors mon étourneau
       Faire si piteuse grimace,
Qu'on eût dit, à coup sûr, qu'il tremblait pour sa peau.
Du mal voyant la cause: »Eh! me pris-je à lui dire,
Rien d'étonnant; toi seul as causé ton martyre!
Vois, mon cher, ton rasoir n'est qu'un mauvais couteau,
Et tu ne peux ainsi qu'écorclier ton visage.
— Je le sais. Me tiens-tu pour si malavisé?
De rasoirs émoussés je fais toujours usage.
Et crains comme le feu tout rasoir aiguisé.
— Sottise! mon ami, tout vieux rasoir nous blesse;
In rasoir repassé doit raser à ravir;
       Mais c'est alors qu'avec adresse
       Celui qui l'a sait s'en servir.«

Faut-il être plus clair? Je sais maint personnage,
Qui, sans nous avouer le motif qui l'engage,
Craignant les gens d'esprit et leurs malins propos,
       Plus volontiers choisit des sots,
       Pour en former son entourage.*

*
Un biographe prete ce travers à l'auteur de Rolla.
Nous aurions peur de blesser trop de gens en invoquant
cette allégation à l'appui de cet apologue assez bizarre.


X.
Le Marchand

»André, viens vite, écoute un peu;
Où diable es-tu fourré, compère?
Disait un oncle à son neveu.
Viens, tu vas m'admirer, j'espère.
Si comme moi tu vends, morbleu!
Tu feras vite ton affaire.
Je t'en fais juge: tu connais
Ce coupon de drap polonais
Qui, si longtemps dans ma boutique,
Déteint, moisi, semblait perdu?
Eh bien, il a trouve pratique:
Pour drap anglais je l'ai vendu!
Regarde, mon cher, et confesse
Qu'on ne saurait plus aisément
Mettre cent ducats dans sa caisse.
A quelque nigaud, Dieu vraiment
Lui-même a donné mon adresse!
— Qui fut nigaud dans tout ceci?
Lui répond l'autre avec franchise.
Si fausse était la marchandise,
Vois: les ducats sont faux aussi.«

Qu'un marchand fraude les pratiques,
Rien d'étonnant: le fait est vieux;
Mais, si moins bas que les boutiques
Nous voulions bien porter les yeux,
Nous verrions, dans les hautes sphères,
Gens à qui mieux mieux occupés
A traiter ainsi des affaires
Où les dupeurs se voient dupés.

XI.
Les Canons et les Voiles

Les canons d'un vaisseau, la tête à leurs sabords,
       Cherchaient, un jour, dispute aux voiles,
Et, prenant à témoin les cieux et les étoiles,
A l'adverse partie imputaient tous les torts.
       »O dieux! pouvions-nous nous attendre
A voir jusqu'à ce point pousser la vanité,
Qu'une toile chétive osât jamais prétendre
A l'emporter sur nous par son utilité!
       Dans notre périlleux voyage,
       Lorsque sur mer le vent soufflait,
       Leur sein orgueilleux se gonflait
Pour leur donner les airs d'un puissant personnage,
       Et toutes, fières comme un paon
       Qui déploie en rond son plumage,
       Se pavanaient sur l'Océan.
       Leur train n'est que fanfaronnade;
       C'est autre bruit quand nous lançons
       Dans les combats la canonnade!
       Sur toute mer où nous passons,
       Par nous le vaisseau règne en maître;
       Sur nos pas on voit la peur naître,
       Et la mort est dans nos caissons.
Non, nous ne voulons plus naviguer avec elles!
Nous prenons tout sur nous, soin, fatigue et danger.
Viens, ô puissant Borée! apporte sur tes ailes
Les vents dévastateurs qui sauront nous venger.«
Soudain Borée accourt. Un horrible nuage
Couvre d'un voile obscur l'Océan courroucé,
       Et, sous le souffle de l'orage,
Le flot monte en grondant et retombe affaissé.
La foudre éblouit l'œil et rend sourde l'oreille;
       Sur la mer au chaos pareille
Borée avec fureur déchaînant ses fléaux,
Des voiles qu'il déchire emporte les lambeaux.
La tempête a cessé; mais déjà, sans mâture,
Sans voiles, vain jouet des vagues et des vents,
Le vaisseau, comme un tronc, au sein des flots mouvants
       Erre et dérive a l'aventure.
Vient alors l'ennemi; sur l'équipage il fond.
Faisant feu de tout bord, sa mitraille est terrible;
       Le vaisseau, troué comme un crible,
       Avec ses canons coule à fond.

Chacun sert à son poste où le devoir l'oblige;
La force qui s'unit fait l'État triomphant:
       Par ses canons s'il se défend,
       C'est par ses lois qu'il se dirige.

XII.
Le Sabre

Un bon sabre d'acier, encor bien affilé,
       Délaissé parmi la ferraille,
Fut, un jour, avec elle, au bazar étalé.
       Comme on n'en donnait rien qui vaille,
       Pour quelques copecks* échangé,
A certain paysan il se vit adjugé.
A rêver grands projets nul mougik ne s'arrête:
Notre homme prend la lame, et, sans viser plus loin,
Cherche à l'utiliser pour le moindre besoin.
Il refait la poignée, et voilà l'arme prête.
Pour tresser des souliers,**, il taille, dans les bois,
L'écorce du tilleul en longs rubans étroits,
       Fend des bûches, coupe des branches,
       Façonne au jardin des poteaux,
       Pour s'éclairer fait des copeaux,***
       Et pour ses haches fait des manches.
Si bien qu'après un an, le sabre tout usé
Servait pour chevaucher aux enfants du village.
Sous un banc où gisait cet outil méprisé,
Un hérisson blotti lui dit:» C'est grand dommage
De te voir déroger à des destins si beaux.
       Si du sabre ce qu'on raconte
N'est point un vain récit, tu dois mourir de honte.
Vois à quoi l'on t'emploie: à tailler des copeaux,
A façonner des pieux! Toi, créé pour la guerre,
Te voilà l'instrument du jeu le plus vulgaire!
       — Mais, dit le sabre, à qui le tort?
Dans la main d'un guerrier préparant la victoire,
Terrible, aux ennemis j'aurais porté la mort;
Et pourtant j'ai langui dans un travail sans gloire!
Mon destin fut obscur, mais l'ai-je pu choisir?
La main qui m'employait à m' avilir fut prompte.
Si mon maître ignorait à quoi j'ai pu servir,
       A moi la peine, à lui la honte.«

*
Le copeck est la centième partie du rouble et vaut à peu
prés quatre centimes.

**
Les paysans russes ne portent guère d'autres chaussures que ces
Bouliers qu'on nomme lapti, et qu'ils tressent eux-mêmes, ainsi que
l'indique ici Krilof, avec des lanières étroites découpées dans l'écorce
du bouleau.

***
Ces copeaui de sapin, fiches dans une fente de la muraille ou au
bout de la tige d'un trépied de fer, et renouvelés à chaque instant,
sont à peu près le seul mode d'éclairage que connaisse le paysan russe.


XIII.
Miron

Dans certaine cité l'on garde la mémoire
       D'un vieux richard nommé Miron.
Si je l'appelle ainsi, n'allez pourtant pas croire
Que, pour remplir mon vers, j'aurai créé son nom,
       Car, ici, tout est de l'histoire.
A pareil nom pourquoi donner l'impunité?
Pour que l'on s'en souvienne, il faut qu'il soit cité.
       Le bruit courait qu'en mainte armoire
Il avait des trésors cachés à la maison.
Les voisins de crier; ils avaient bien raison,
       Car les gens ajoutaient encore
       Que jamais cet homme au cœur sec
       Aux pauvres que la faim dévore
       N'avait donné même un copeck.
Qu'il soit avare ou non, l'homme veut qu'on l'honore.
Miron, pour conquérir l'opinion des gens,
       Fait annoncer qu'à certaine heure,
       Les samedis, dans sa demeure,
Il doit distribuer la soupe aux indigents.
Les passants donc, voyant la porte non fermée,
Disaient: »Ce pauvre coffre, il doit être épuisé!«
Amis, ne craignez rien; Miron est très-rusé:
Miron lâche, au jour dit, une meute affamée;
Les pauvres, vers son seuil accourant par troupeau,
Du régal annoncé ne voient point la fumée,
— Et s'en vont, tout heureux d'avoir sauvé leur peau.
Mais Miron pour la foule est un saint qu'on révère,
»Ce Miron, dit chacun, peut-on trop l'admirer?
Ses chiens ont, il est vrai, l'abord un peu sévère,
Et chez lui fort à l'aise on ne peut guère entrer;
       Mais ses richesses sont les nôtres;
       S'il sait si bien accaparer,
       C'est pour donner son or aux autres.«

Les grands, dans leurs palais où trône leur orgueil,
Nous gardent, je le sais, assez mauvais accueil;
Le visiteur chassé doit-il accuser l'hôte?
Non; qu'on s'en prenne aux chiens qui jappent sur le seuil;
Quant à tous nos Mirons, ce n'est jamais leur faute.

XIV.
Le Hibou et l'Ane

       Parti pour un très-long voyage,
Un âne aveugle errait, sans guide et sans appui,
       Au fond d'une forêt sauvage,
Et la nuit s'étendait si sombre autour de lui
Qu'un autre, avec des yeux, n'eût pas vu davantage.
Bref, dans d'épais taillis le touriste insensé
Finit par se trouver si fort embarrassé,
Qu'il lui fallait peut-être une journée entière
Rester sans avancer ni marcher en arrière.
Un hibou, par hasard, tout près de là passait;
       A s'offrir pour guide il s'empresse.
       Or, un hibou, chacun le sait,
Du regard peut percer la nuit la plus épaisse.
Sur le chemin obscur se trouvaient, tour à tour,
       Monts, ravins, fossés, précipices;
       Mais tout, grâce à ses bons offices,
       Etait franchi comme en plein jour.
Le matin, nul danger n'apparaît sur la route;
Mais quitter un tel guide était cruel sans doute;
L'âne n'y peut songer. D'un ton assez pressant,
Il l'invite à poursuivre, et le hibou consent.
       Brûlant d'une ardeur sans égale,
Mon baudet veut dès lors parcourir l'univers.
Le hibou, d'un seigneur se donnant les grands airs,
       Sur son dos aussitôt s'installe,
Et l'on part. Le voyage est-il heureux? Non pas.
A peine à l'horizon l'aube est-elle apparue,
       Que le hibou, perdant la vue,
       Fait chopper l'âne à chaque pas.
Pourtant notre entêté, dans sa cervelle étroite,
N'en voulait point démordre; en aveugle il guidait
A travers les dangers son aveugle baudet.
»Gare! lui criait-il, une mare est à droite!
(Or, point de mare à droite; à gauche était un trou.)
A gauche, encore à gauche, et prends garde à la butte!
       Paf! mon baudet et mon hibou
       Dans un ravin font la culbute.

       Qu'un écervelé guide un fou,
       Il doit s'attendre à même chute.