Livre Troisième
 

Livre Second
Livre II.
 
Les deux Oracles
La Pie
L'Enfant et les Noisettes
Le Linx et la Taupe
Les deux Songes
Les Singes Matelots
La Rose et le Papillon
L'Orme et le Noier
Le Cameleon
Apollon, Mercure et le Berger
Le Fromage
L'Eclipse
Mercure et les Ombres
L'Ecrevisse qui se rompt la jambe
L'Huître
Le Corbeau et le Faucon
L'Homme et la Sirene
L'Ane et le Lievre
Les Grillons
Minos et la Mort

 

I.
Les deux Oracles
A s. A. s Monseigneur le duc.

Prince, que je ne tiens pas compte
De surnommer vaillant, car vaillant et Condé
C'est même chose et j'aurois honte
        D'un pleonasme décidé:
C'est la noble candeur, la droiture héroïque
        Qu'aujourd'hui je célébre en Toy:
Que la France aime à voir Condé le véridique
        Chargé de lui former un Roy!
LOUIS sçaura de toi que son palais doit être
        Le Temple de la Vérité;
Et que si le Mensonge a le front d'y paroître,
        L'insolent doit être traité
     En criminel de leze-Majesté.
De ta bouche sincere il va souvent entendre
        Qu'il n'est Roy que pour notre bien;
Et le Ciel dans ton cœur a pris soin de répandre
        Tout ce qui doit regler le sien.
Veille donc sur cette ame à tes soins confiée;
    Que ses vertus croissent avec ses jours;
        Et qu'à jamais répudiée,
La Flatterie en d'autres Cours
        Aille chercher azile: elle en aura toûjours
Les Rois la souffrent trop; c'est-là leur grande faute;
Elle corrompt enfin les Princes les meilleurs;
        Mais du moins, la releguant ailleurs,
Que le Roi ne soit pas son hôte.
* * * *
        Au Temple de Delphesun jour,
        Un Roy Grec suivi de sa Cour;
        S'en alla consulter l'Qracle.
Il vouloit des amis dont il ne pût douter;
        Mais sa grandeur estun obstacle
A ce jugement sûr qu'il en vouloit porter:
Car comment distinguer l'ami de sa personne
        D'avec l'ami de sa Couronne,
        Le zele d'avec l'interêt,
L'attachement réel ó de ce qui le paroît?
        C'étoit l'embarras du monarque.
Il entre seul au temple, interroge Appollon,
        Et lui demande à quelle marque
Il connoîtra l'ami digne d'un si beau nom.
Tu veux, lui dit Phœbus, un ami véritable?
Celui qui t'osera dire la verité,
        La verité desagreable,
Sera ton homme: adieu; voilà ta seureté.
        Le Prince sort sans rien faire connoître.
Toute sa Cour ensuite eut son oracle à part:
        Ils demandoient tous par quel art
     Ils pourroient faire un ami de leur maître.
En le flattant toûjours, leur dit l'oracle à tous;
Fausse louange plaît, et l'orgueil la seconde:
N'allez pas dire vrai; ce seroit fait de vous.
        Ce Dieu connoissoit bien son monde.
Comment ce double oracle ira-t-il à sa fin?
Chacun étant ainsi muni de sa recette,
        Ils s'assemblent tous au festin,
Où les a conviez le Prince qui projette
        D'éprouver sur eux son destin.
Mes amis, leur dit-il, au moment que la joie
Commençoit à regner entre nos commensaux,
        Que la liberté se deploie:
De l'amitié; rien plus; nous sommes tous égaux.
     Pour commencer, dites-moi moi défauts.
        Si vous en avez, c'est de croire
        Que l'on puisse vous en trouver;
Dit la troupe en chorus. Et là-dessus de boire.
Un seul ne disoit mot. Qu'avez-vous à rêver,
Lui dit le Roi? Je rêve à votre gloire;
Chacun vous flatte ici; je ne puis l'approuver;
Vous avez cent vertus dont s'ornera l'Histoire;
Je l'avouë avec joie, et j'en sens tout le prix:
Mais je crains qu'un defaut nuise à votre mémoire;
        Que vos lauriers n'en soient fletris.
Vous aimez trop le vin; et quelquefois l'yvresse
     De votre front fait fuir la Majesté.
Insolent! Dit le Roi; tien, de ta hardiesse
     Voilà le prix; le coup étoit porté.
Enfin mon amitié m'a valu votre haine,
     Dit le mourant; l'oracle consulté
        M'a prédit une mort certaine,
Si j'osois à mon Roi dire la vérité.
        Par l'excès du zèle emporté,
Je n'ai pû vous la taire, et j'en reçois la peine.
Qu'entens-je? Dit le Roi; pardon, Dieux irrités;
Rendez-moi mon ami ; je reconnois son zèle.
M'allez-vous donc livrer à la troupe cruelle
        Des flatteurs qui me sont restez?
        Jusques au bout l'ami fidele
Lui dit: Je meurs content si vous en profitez.

II.
La Pie

        Un Traitant avoit un Commis;
        Le Commis un Valet; le Val-et une Pie.
Quoique de la rapine ils fussent tous amis,
Des quatre, l'animal étoit la moins harpie.
Le Financier en chefvôloit le Souverain,
Le Commis en second vôloit l'Homme d'affaire;
Le Valet grapilloit; il eut voulu mieux faire;
Et des gains du Valet Margot faisoit sa main.
        C'est ainsi que toute la vie,
        N'est qu'un cercle de volerie.
     Le Valet donc à son petit magot
      Trouvoit toûjours quelque mécompte,
Qu'est-ce? dit-il. (Biel est le coquin qui m'affronte?
     Dans mon taudis il n'entre que Margot.
        A tout hazard, il vous l'épie,
        Et la prend bien-tôt sur le fait.
        Il voit nôtre galante Pie,
        Du coin de l'œil faisant le guet,
     Prendre à son bec sa piece de monnoie,
Et puis dans le grenier courant cacher sa proie.
C'étoit là que Margot avoit son coffre fort;
Amassant sans jouïr; bien d'autres ont ce tort.
Oh, ça, dit le Valet, en surprenant sa belle,
    Je te tiens donc, et mon argent aussi.
        Voiez la gentille femelle;
    J'en suis d'avis; on volera pour elle;
Elle en auroit le gain; j'en aurois le souci.
Il prononce à ces mots la sentence mortelle.
Margot à sa façon se jette à ses genoux;
Grace, lui cria-t-elle; un peu plus d'indulgence;
Au fonds je n'ai rien fait que vous ne fassiez tous.
        Ou par justice, ou par clémence,
Donnez-moi le pardon qu'il vous faudroit pour vous.
        Ce caquet étoit raisonnable;
        Mais le valet inéxorable
Lui coupe la parole et lui tord le gosier.
Le plus foible, c'est l'ordre, est puni le premier.

III.
L'Enfant et les Noisettes

        Que j'aime une image naïve
        Qui soit en apparence une leçon d'enfant,
        Et qui pour le Sage instructive
        Renferme un precepte important.
Les grandes verités charment sous cette écorce;
On ne les attend point, et d'abord on les voit;
    Cette surprise y donne de la force.
Un exemple, dit-on; eh bien, exemple; soit.
Philosophiquement, si je vais dire à l'homme,
    Contente toi de médiocrité;
Il ne t'en coûtera le repos ni le somme;
        Tu l'auras sans difficulté.
Mais par mille projets je te vois agité;
        Tes desirs n'ont point de limites;
Toutes fortunes sont à ton gré trop petites;
Tu veux tout; tout échape à ton avidité.
        Belles leçons! mais l'homme y baille,
        Que faire pour le réveiller?
        Or voici comme j'y travaille;
Je lui conte une Fable; il cesse de bailler.
* * * *
     Un Jeune enfant, je le tiens d'épictete,
        Moitié gourmand et moitié sot.
        Mit un jour sa main dans un pot
Où logeoit mainte figue avec mainte noisette.
Il en emplit sa main tant qu'elle en peut tenir;
Puis veut la retirer; mais l'ouverture étroite
        Ne la laisse point revenir.
Il n'y sçait que pleurer. En plainte il se consomme
Il vouloit tout avoir et ne le pouvoit pas.
        Quelqu'un lui dit, et je le dis à l'homme,
N'en prends que la moitié, mon enfant; tu l'auras.

IV.
Le Linx et la Taupe

        Jadis dans le siecle des Fables,
        Et du temps qu'il étoit des Sirenes des Sphinx,
        Centaures et choses semblables,
        Vivoit aussi Messire Linx,
L'Argus des animaux, dont la perçante vûë,
        Ne trouva jamais tien d'obscur:
Tandis que l'œil du jour perce à peine la nuë,
        Le sien perce au travers d'un mur.
Un de ces animaux, tapi sous un branchage,
    (Car ils étoient chasseurs de leur métier)
Se tenoit à la fust, attendoit le gibier,
        Preparant ses dents à l'ouvrage.
Nôtre Argus apperçoit une taupe en son trou.
    Ah! lui dit-il; que je te plains ma mie!
    Pauvre animal, que fais-tu de la vie?
    Tu n'as point d'yeux; Jupiter étoit fou
        Quand il te fit de cette sorte.
Pourquoi t'ôter le jour qui doit tout éclairer?
        Tu fais fort bien de t'enterrer;
        Je te tiens plus d'à moitié morte;
Et ce seroit faveur que de te dévorer.
        Pardonnez-moi, lui dit la Dame;
    Je sens fort bien que je vis tout-à-fait.
        Je n'ai point d'yeux; est-ce un sujet
D'accuser Jupiter? Croyez-m'en sur mon ame,
        Il a bien fait ce qu'il a fait.
        A-t-il besoin qu'on le conseille?
    Il m'a donné de sa grace une oreille
    Qui vaut des yeux, et qui me sert autant.
        Tenez, par exemple, elle entend
    Derriere vous un bruit qui vous menace;
        Je crains pour vous quelque disgrace,
        Fuyez. Dame taupe entendoit
        La corde d'un arc qu'on bandoit.
    La fleche part, et l'atteinte mortelle
Envoia notre Argus dans la nuit éternelle.

Mépriseurs indiscrets, vous n'y connoissez rien;
Les dons sont partagés, et chacun a le sien.

V.
Les deux Songes

        Variété, je t'ai voué mon cœur.
        Qui te perd un moment de vûe,
        Tombe aussi-tôt dans la langueur.
        Rien ne charme à la continuë;
Seule, tu plais toûjours. J'ay pitié du Lecteur
Quand tu n'as pas versé tes graces sur l'Auteur.
Préside à mes récits; préside à mes images;
        Peins toi-même mes païsages;
        Changeons d'objets; changeons de lieux;
        Promene-moi dans mes ouvrages,
De la terre aux enfers, et des enfers aux Cieux.
A peine la nature est-elle assez feconde;
        Tout est dit, tout devient commun.
     Les Conquerans voudroient un nouveau monde;
        C'est aux rimeurs qu'il en faut un.
Toûjours des animaux, des bois et des campagnes!
        Sans cesse le même horison!
Comment y resister? L'on se croit en prison.
De la varieté les graces sont compagnes.
J'en veux dans mon ouvrage egaier la raison.
        Là j'amenerai sur la Scène
    Cadet Ciron qui se croit important;
Tout auprès Jupiter de son Trône éclatant
        Gratifiera la race humaine;
        De-là, je vais aux sombres bords
Faire juger Minos, faire parler les morts.
Aujourd'hui dans le nord et demain dans l'Affrique,
Quelquefois Iroquois, et d'autres fois Persan,
        Gai, sérieux, galant ou politique,
        Je serai tout, mais toûjours véridique.
        Ça, ma muse, prend le turban,
Et tire ici le vrai des songes d'un Sultan.
* * * *
Deux songes, grands menteurs, l'un noir, melancolique,
L'autre blanc et vermeil comme albâtre et corail,
        Sortoient un matin du Serail.
D'un esclave le blanc s'étoit fait domestique,
Et le noir avoit pris le grand seigneur à bail,
        Même à bail emphitéotique.
Ils retournoient ensemble au tenebreux manoir.
        Ça, dit le songe blanc au noir;
        As-tu bien tourmenté ton homme?
Je t'en réponds, dit l'autre; et vingt fois en sursaut
        Je l'ai retiré de son somme;
Je l'ai de mal en pis promené comme il faut.
        Par l'infidele Janissaire,
D'abord de la prison j'ai fait tirer son frere;
On l'arrachoit du trône, et prêt d'être étranglé,
Il s'éveille en criant, tout en eau, tout troublé ':
        Je l'attendois à la reprise:
        Il se rendort, et sur le champ
    Je me transforme en nouveau Tamerlan
J'attaque sa Hautesse et la ville est surprise;
        A mon pouvoir tout se soûmet.
    De ses enfans je fais ample carnage;
        Et lui-même je vous l'encage,
        Ainsi qu'un autre Bajazet.
    Nouveau sursaut; et dès qu'il se remet
        Sur l'oreiller, nouvelle image
Plus triste encor: enfin, je m'en donne à souhait.
Voilà toutes les nuits le soin qui me regarde.
C'est ma tâche en un mot. Je corromps ses Visirs;
Le Mufti le proscrit; je révolte sa garde 
        Une Sultane le poignarde;
        Ce sont là mes menus plaisirs.
        Je lui rends la nuit si funeste
Qu'il en a pour le jour du trouble encor de reste.
        Oh! Pour moi, dit le Songe blanc,
        Je sers mieux mon homme, et ma tâche
Est de le rendre heureux, de rafraîchir son sang.
A peine le sommeil sur son grabat l'attache,
        Que d'abord je le fais Sultan.
Il prend sa place au trône, assemble le Divan,
        Fait des loix; declare la guerre,
De succès en succès soûmet toute la terre,
N'en fait pour lui qu'un peuple et tout Mahometan.
Puis pour se delasser, de Sultane en Sultane
Va promener ses vœux, examine, et le soir,
Tous attraits bien pesez, il jette le mouchoir.
Je n'offre à ses regards que tableaux de l'Albane.
        Chaque nuit ma faveur le met
        Au paradis de Mahomet.

Problême embarrassant, question epineuse!
        Lequel choisir des deux états?
Une vie est souvent heureuse ou malheureuse
        Par les endroits qu'on n'en voit pas.
        Ambitieux toûjours en queste
De puissance et d'honneurs, gare le songe noir.
Nous n'envions les grands que faute de sçavoir
        Ce qui leur passe par la tête.

VI.
Les Singes Matelots

Un navire chargé d'une peuplade Singe,
Colonie amassée aux forêts de Narsinge,
        Venoit d'arriver dans un port.
Le débit étoit sûr de cette marchandise;
        Le Roi du pays l'aimoit fort.
        Que ce fût bon goût ou sotise,
Avec lui tout son peuple avoit raison ou tort.
Le monde se conforme à l'exemple du maître;
Et surtout de la cour c'est-là le rudiment.
Le Prince est enrumé; le courtisan veut l'être;
        La mode en court dans le moment.
Nos marchands de magots, pour annoncer leur foire,
        Dans la Ville étoient descendus;
        L'équipage étoit allé boire;
        Les Singes restoient et rien plus.
Leur Doien se leva, capable personnage:
Camarades, dit-il, je médite un bon tour.
        Dérobons-nous à l'esclavage,
L'occasion nous rit, hâtons nôtre retour.
        Vous avez vû quelle manœuvre
        Gouverne les vents et les flots;
Pour notre apprentissage essaions ce chef-d'œuvre;
Je serai le Pilote, et vous les matelots.
Vivent les bons conseils, s'écria l'assemblée;
        Partons; liberté, liberté!
On demare aussi-tôt; la voile est étalée:
Et voilà par les vents le navire emporté.
Tout alloit bien d'abord; plus d'un Zephir les pousse;
        Vous eussiez vû maint petit mousse
Courant de vergue en vergue, et grimpant sur les mats;
Tandis qu'au gouvernail le vieux Singe se place,
D'un pilote inquiet affectant la grimace:
On l'eût pris pour Tiphis à son grave embarras.
Messieurs, leur disoit-il, l'orage nous menace;
        Je vois un nuage là-bas;
Déjà des mers se ride et se noircit la face;
Nous aurons du gros temps; mais ne le craignez pas.
        Il disoit vrai quant à l'orage
    Quant à son art, c'étoit un autre cas.
Les vents dans le moment déployerent leur rage;
De foudres redoublez un horrible fracas
        Allarme le pauvre équipage,
Qui se voit à toute heure à deux doigts du trépas.
Ils font à tout hazard ce qu'ils avoient vû faire;
        Mais ils le font en imprudens.
Il faut caler la voile; ils font tout le contraire.
Voulant fuir les rochers, ils vont donner dedans.
    Comme ils ont vû dans pareille avanture,
Des matelots jurans, d'autres faisant des vœux;
        Les Singes font de même entr'eux;
        Celui là prie, et l'autre jure.
Priant, jurant, chacun travaille à qui mieux mieux,
Ou bien à qui plus mal; c'est pure étourderie.
   Eh! Que leur sert leur aveugle industrie?
Le vaisseau heurte un roc et se brise à leurs yeux;
Et la mer abisma toute la singerie.

Imitateurs, je prends mes Singes à témoin;
Vous échouerez; votre art ne vous mene pas loin.

VII.
La Rose et le Papillon

Qu'est devenu cet âge où la nature
        Rioit sans cesse au genre humain;
   Cet âge d'or, dont la peinture
Nous flate encor? songe doux quoique vain.
        Mais ce n'est pas que j'en rappelle
Les jours sereins et les tranquilles nuits.
       Que la nature fût plus belle,
Que Flore eût plus de fleurs, Pomone plus de fruits,
        Ce n'est pas-là ce qui fait mes ennuis.
        J'en regrette d'autres délices;
     La foi naïve et la simple candeur,
        Les vertus hôtesses du cœur,
        L'ignorance même des vices.
      Oui, ce fut-là son plus rare trésor,
Les discours n'étoient point des embûches dressées;
        Les paroles et les pensées
        N'étoient point en divorce encor.
        Quoi! Ces gens étoient-ils des hommes,
        Demanderoit-on volontiers?
        Tant on les trouve singuliers
        Et tout autres que nous ne sommes.
        Oui, c'en étoit. Ces bonnes gens
        Furent vos peres et vos meres.
        Qui croiroit, messieurs leurs enfans,
        Que vous vinssiez d'ayeux sincéres?
De mensonge aujourd'hui vous donnez des leçons;
    Tout se viole et tout se falsifie
Promesses et sermens passent pour des chansons:
        Sot qui les tient: fou qui s'y fie.
        A nous voir en si mauvais train,
Ce n'est plus l'âge d'or qu'à présent je regrette.
        C'en seroit trop. Je ne souhaite
        Que de revoir l'âge d'airain.
Environ ce temps-là fleurissoit ma coquette.
* * * *
Il étoit une Rose en un jardin fleuri,
Se piquant de regner entre les fleurs nouvelles.
        Papillon aux brillantes aisles,
        Digne d'être son favori,
Au lever du soleil lui compte son martire;
        Rose rougit et puis soupire.
Ils n'ont pas comme nous le tems des longs délais;
        Marché fut fait de part et d'autre.
Je suis à vous, dit-il: moi, je suis toute vôtre;
Ils se jurent tous deux d'être unis à jamais.
Le Papillon content la quitte pour affaire:
        Ne revient que sur le midi.
Quoi! ce feu soit disant si vif et si sincere,
    Lui dit la Rose, est déja réfroidi?
Un siecle s'est passé, (c'étoit trois ou quatre heures)
    Sans aucun soin que vous m'ayez rendu.
        Je vous ai vû dans ces demeures,
Porter de fleurs en fleurs un amour qui m'est dû.
Ingrat, je vous ai vû baiser la Violette,
        Entre les fleurs simple grisette,
        Qu'à peine on regarde en ces lieux;
Toute noire qu'elle est, elle a charmé vos yeux.
Vous avez caressé la tulipe insipide,
        La Jonquille aux pâles couleurs,
    La Tubéreuse aux malignes odeurs.
Est-ce assez me trahir? Es-tu content, perfide?
        Le petit-maître Papillon
        Repliqua sur le même ton.
     Il vous sied bien, coquete que vous êtes,
        De condamner mes petits tours;
        Je ne fais que ce que vous faites;
Car j'observois aussi vos volages amours.
     Avec quel goût je vous voyois sourire
Au souffle caressant de l'amoureux Zephire!
        Je vous passerois celui-là :
        Mais non contente de cela,
    Je vous voyois recevoir à merveille
        Les soins empressez de l'Abeille;
Et puis après l'Abeille arrive le Frelon;
Vous voulez plaire à tous jusques-au Moucheron.
        Vous ne refusez nul hommage;
Ils sont tous bien venus, et chacun a son tour.
        C'est providence de l'Amour
        Que coquete trouve un volage.

VIII.
L'Orme et le Noier

        Sur le penchant d'une montagne,
Haut et puissant Seigneur de la campagne,
        L'Orme habitoit près du Noier.
Bons voisins, ils jasoient pour se désennuier.
        L'Orme disoit à son compere;
En vérité j'ai lieu de me plaindre du sort.
        Je suis haut, verdoiant et fort;
Sterile avec cela; point de fruit; j'ay beau faire;
Je n'en sçaurois porter; la Nature eut grand tort.
Je fais ombre, et c'est tout. Cela me mortifie.
        Voisin Noier le consoloit:
Il te fâche de voir comme je fructifie;
        J'ai de trop ce qu'il te falloit.
Mais que veux-tu? Le ciel répand ses graces
Comme il lui plaît; non pas comme nous l'entendons.
Plus élevé que moi, de vingt pieds tu me passes;
        Il m'a fait à moi d'autres dons.
        J'ai le meilleur lot, à tout prendre.
Le fruit nous sied fort bien; arbre qui n'en peut rendre,
    N'est à mon sens, un arbre qu'à demi;
        Mais console toi, mon ami,
Il ne t'en viendra pas à force de murmure;
    Il faut vouloir, ce que veut la Nature.
Le Noier babillard continuoit toûjours,
Quand un essain d'enfans interrompt son discours.
        A coups de bâtons et de pierre
Le Bataillon lui livre une cruelle guerre.
        Le pauvre arbre n'a point de noix
    Qui ne lui coûte au moins une blessure:
        Il reçoit cent coups à la fois;
        Adieu ses fruits et sa verdure.
     La moisson faite, on veut encore glaner;
Sans respect du Noier, sur lui la troupe monte;
On le rompt, on l'ébranche; il crie, on n'en tient compte,
        Tant qu'il n'ait plus rien à donner.
Enfin, chargez de noix, c'est sous l'Orme tranquille
        Que les enfans vont les manger;
     Et l'Orme dit en les voiant gruger;
C'est souvent un malheur que d'être trop utile.

IX.
Le Cameleon

Deux de ces gens coureurs du monde,
      Qui n'ont point assez d'yeux et qui voudroient tout voir;
Qui pour dire, j'ai vû, je le dois bien sçavoir,
        Feroient vingt fois toute la terre ronde:
     Deux voyageurs, n'importe de leur nom,
     Chemin faisant dans les champs d'Arabie
        Raisonnoient du Cameleon.
L'animal singulier! disoit l'un; de ma vie
Je n'ai vû son pareil; sa tête de poisson,
Son petit corps lezard, avec sa longue queuë,
        Ses quatre pattes à trois doigts,
Son pas tardif, à faire une toise par mois,
        Par-dessus tout, sa couleur bleuë. . .
        Alte-là, dit l'autre; il est verd;
     De mes deux yeux je l'ai vû tout à l'aise.
Il étoit au Soleil, et le gosier ouvert,
Il prenoit son répas d'air pur. . . ne vous deplaise,
Reprit l'autre, il est bleu; je l'ai vû mieux que vous,
Quoique ce fût à l'ombre: il est verd; bleu, vous dis-je;
Dementi; puis injure; alloient venir les coups,
Lorsqu'il arrive un tiers. Eh! Messieurs quel vertige!
        Holà donc calmez-vous un peu.
Volontiers, dit l'un d'eux; mais jugez la querelle;
Sur le Cameleon; sa couleur, quelle est-elle?
Monsieur veut qu'il soit verd; moi je dis qu'il est bleu.
    Soiez d'accord, il n'est ni l'un ni l'autre,
        Dit le grave arbitre; il est noir.
        A la chandelle, hier au soir,
Je l'examinai bien, je l'ai pris, il est nôtre,
    Et je le tiens encor dans mon mouchoir.
Non, disent nos mutins, non je puis vous répondre
Qu'il est verd; qu'il est bleu; j'y donnerois mon sang.
Noir, insiste le juge; alors pour les confondre,
Il ouvre le mouchoir, et l'animal sort blanc.
Voilà trois étonnés, les plaideurs et l'arbitre;
        Ne l'étoient-ils pas à bon titre?
Allez enfans, allez, dit le Cameleon;
        Vous avez tous tort et raison.
Croiez qu'il est des yeux aussi bons que les vôtres;
Dites vos jugemens; mais ne soiez pas fous
    Jusqu'à vouloir y soûmettre les autres.
        Tout est Cameleon pour vous.

X.
Apollon, Mercure et le Berger

L'Homme est ingrat; c'est son grand vice.
Comme une grace il sollicite un bien;
     L'a-t-il reçû? Ce n'est plus que justice.
        On a bien fait; il n'en doit rien.
        Place-t'on un nouveau Ministre?
Il faut pour ses flateurs agrandir son Palais.
Des graces, des trésors n'a-t-il plus le registre?
        Une solitude sinistre
     Fait deserter jusques à ses valets.
        La foule se presse où l'on donne;
Mais où l'on a donné, l'on ne voit plus personne.
        Je plaindrois un vendeur d'encens
Qui n'en débiteroit qu'aux cœurs reconnoissans.
On a tort. Les plaisirs que l'on daigne nous faire
        Doivent être paiez du cœur;
        Et c'est vôler son bien-faicteur
        Que lui retenir ce salaire.
Mais nous, sans interêt obligeons les humains.
Que l'honneur de servir soit le prix du service.
La vertu sur ce point fait un tour d'avarice;
        Elle se paie par ses mains.
* * * *
L'obligeant Apollon et le malin Mercure
        Un jour firent une gageure.
        On m'adore pour ma bonté,
        Disoit l'un: moi pour ma malice,
Disoit l'autre; et je suis le plus accrédité.
Faisons un peu l'essai de nôtre autorité.
Qui de nous obtiendra le premier sacrifice,
Aura le pas sur l'autre. On conclut le traité.
Apollon voit alors un berger dans la plaine,
Qui du son de sa flûte éveilloit les échos.
Il lui fait sous ses pas rencontrer une aubaine;
        C'est une pierre où sont écrits ces mots.
Ici git un tresor qu'Apollon te decele.
Est-il possible? ô Cieux! S'écria le berger.
Il renverse la pierre et la trouve fidele.
        Riche tresor. L'envisager,
Le tirer, le compter ce ne fut qu'une affaire.
Il songe en le comptant à ce qu'il en peut faire.
Il achetera tout; Terres, forêts, Châteaux;
     Rien de trop cher avec si grosse somme.
        Adieu donc mes pauvres troupeaux;
        Le bon Guillot n'est plus vôtre homme.
Tandis qu'ainsi le Pastre, yvrede son tresor,
     Laisse égarer ses yeux et sa pensée;
        Le Dieu malin enleve l'or.
Il ne faut à ce Dieu qu'un instant, moins encor;
        Toute la somme est éclipsée.
L’œil de Guillot revient. Plus d'argent. Justes Dieux!
Etoit-ce un songe? Non. Je veille; j'ai des yeux;
Voilà le trou; voilà la pierre renversée.
Il y voit en effet ces autres mots écrits:
Apollon te le donne, et Mercure l'a pris.
Ciel! Mercure l'a pris! O disgrace mortelle!
        Voilà bon Guillot à genoux.
Prenez pitié de moi; Mercure calmez-vous,
Je vais vous immoler ma brebis la plus belle.
Il le dit; il le fait; et les larmes aux yeux,
Allume le bucher, y met la pauvre bête.
        Mercure en rit du haut des Cieux,
    Et sans songer à signer sa requête,
S'écria, j'ai gagné. Qu'il nous connoissoit bien!

Intérêt obtient tout; reconnoissance rien.

XI.
Le Fromage

        Deux chats avoient pris un fromage;
        Et tous deux à l'aubaine avoient un droit égal.
        Dispute entre eux pour le partage.
     Qui le fera? Nul n'est assez loyal.
Beaucoup de gourmandise et peu de conscience;
Témoin leur propre fait, le fromage volé.
        Ils veulent donc qu'à l'audiance,
Dame Justice entr'eux vuide le demêlé.
Un Singe Maître Clerc du Bailli du village,
        Et que pour lui-même on prenoit,
Quand il mettoit par fois sa robe et son bonnet,
Parut à nos deux chats tout un Areopage.
Par devant Dom Bertrand le Fromage est porté,
        Bertrand s'assied, prend la balance,
        Tousse, crache, impose silence,
        Fait deux parts avec gravité;
En charge les bassins; puis cherchant l'équilibre,
        Pesons, dit-il, d'un esprit libre,
D'une main circonspecte; et vive l'équité,
Ça; celle-ci déja me paroît trop pesante.
Il en mange un morceau. L'autre pése à son tour.
Nouveau morceau mangé par raison du plus lourd.
Un des bassins n'a plus qu'une legere pente.
Bon! Nous voilà contens, donnez, disent les chats.
Si vous êtes contens; Justice ne l'est pas,
        Leur dit Bertrand; race ignorante
        Croiez-vous donc qu'on se contente
De passer comme vous les choses au gros sas?
     Et ce disant, Monseigneur se tourmente
        A manger toûjours l'excédent;
Par équité toûjours donne son coup de dent.
De scrupule en scrupule avançoit le Fromage.
        Nos plaideurs enfin las des frais,
        Veulent le reste sans partage.
Tout beau, leur dit Bertrand; soiez hors de procès;
Mais le reste, messieurs, m'appartient comme epice.
A nous autres aussi nous nous devons justice.
    Allez en paix; et rendez grace aux dieux.
        Le Bailli n#eût pas jugé mieux.

XII.
L'Eclipse

De nos récits chassons l'emphase;
Laissons le stile ambitieux
        A ces Chantres hardis qu'embrase
L'ardeur de célébrer les Heros et les Dieux.
Moi, Chantre d'animaux et simple Fabuliste,
        Je dois conter naïvement,
Suivre toûjours la nature à la piste.
Nous le sçavons; c'est notre rudiment:
        Mais prenons garde à la bassesse
        Trop voisine du familier.
        Souvent un Auteur sans adresse
        Veut être simple, il est grossier.
Point de tour trivial, aucune image basse;
        Apollon veut expressément
        Que l'on soit rustique avec grace,
        Et populaire élégamment.
Cela n'est pas aisé. J'en conviens; mais qu'y faire?
    Dit le Lecteur. Ce n'est pas mon affaire:
        Surmontez la difficulté.
        Quand votre ouvrage sçait me plaire,
Je ne calcule point ce qu'il vous a coûté:
        Mais je vous louë; et ce salaire
        Merite bien d'être acheté.
Vous parlez de bons sens, cher Lecteur, et j'adopte
        Ce solide raisonnement.
Veut-on plaire ou déplaire? Il faut qu'un auteur opte;
Qu'il écrive sans peine, ou bien mal-aisément.
        C'est par le travail que l'on cache
L'air même de travail qui deplairoit aux gens.
Du creux de la cervelle un trait naïf s'arrache;
Il semble s'être offert, on l'a cherché long-temps.
     Mais revenons au style de la Fable.
Il est aisé, sans faste et sans ambition;
        Si ce n'est que l'occasion
Demande un ton plus haut, alors plus convenable.
Comme on sçait, toute regle a son exception.
La Fontaine est naïf. Eh bien ce La Fontaine
Nomme le vent qui deracine un chêne,
Le plus terrible des enfans
Que jusques-là le Nord eût porté dans ses flancs.
        Fort bien. Le fait en vaut la peine.
        Ici, je suis en cas pareil.
J'éleve un peu ma voix; mais pourroit-on s'en plaindre?
        Devois-je moins? J'avois à peindre
        Toute la gloire du Soleil.
* * * *
Sur son char lumineux devancé par les heures,
Et des traits enflammez perçans le sein des airs,
Le Soleil du plus haut des celestes demeures
Donnoit le plus beau jour qu'eut jamais l'Univers.
La terre en devenoit plus belle et plus feconde;
        Flore brilloit de toutes parts;
        Et Cérès à la tresse blonde,
Déployoit ses tresors dans les plaines épars;
Mille Soleils nouveaux étinceloient dans l'Onde.
        Il sembloit enfin que le monde
Vouloit par sa beauté mériter ses regards.
        Ah! C'est trop, s'écria la Lune,
        Tant de splendeur blesse mes yeux.
Le Soleil pretend-il regner seul dans les Cieux?
        D'une gloire qui m'importune
Il faut anéantir l'éclat injurieux.
        Je veux par un coup de ma tête,
        Apprendre au monde qui je suis?
     C'est déja moi qui fais les belles nuits;
        Faisons-nous un droit de conquête
        De donner aussi les beaux jours.
Le Soleil est de trop; c'est assez de mon cours,
Ce qu'elle projettoit, la folle l'exécute:
Elle se va placer entre nous et Phœbus;
Lui livre le combat. Mais quoi! De cette lûte
     Quel fut le fruit? En brilla-t-elle plus?
        Au contraire, cette avanture,
Qui sur tout l'Horison jetta l'obscurité,
        Nous apprit que de sa nature
Dame Lune n'étoit qu'une planete obscure,
Et de son frere seul empruntoit sa clarté.

        Hommes, voilà nôtre imprudence.
Nous prenons bien souvent, pour nous faire valoir,
Des moiens insensez qui ne font que mieux voir
        Nôtre jalouse insuffisance.

XIII.
Mercure et les Ombres

Mercure conduisoit quatre Ombres aux enfers.
Comptons-les: une jeune Fille,
        Item un Pere de Famille,
Plus un Heros, enfin un grand faiseur de vers.
Allant de compagnie, au gré du caducée
        Ils s'entretenoient en chemin.
Helas, dit l'Ombre Fille, en pleurant son destin,
Que l'on me plaint là-haut! Je lis dans la pensée
    De mon amant; il mourra de chagrin.
Il me l'a dit cent fois, du ton qui se fait croire,
Que loin de moi, le jour ne lui seroit de rien.
Quel amour ! Chaque instant en serroit le lien.
M'aimer, me plaire, étoient son plaisir et sa gloire.
        S'il ne meurt, je me promets bien
        De revivre dans sans memoire,
Pour moi, dit l'Ombre pere, il me reste là-haut
        Des enfans bien nez, une femme
     Ils m'aimoient tous du meilleur de leur ame.
Je suis sûr qu'à present on pleure comme il faut.
Ils me regretteront long-temps sur ma parole;
     Les pauvres gens! Que le Ciel les console.
L'Ombre Heros disoit: Eh qu'êtes-vous vraiment,
Près d'un mort comme moi par cent combats celebre?
        Je m'assure qu'en ce moment
Les cris des peuples font mon Oraison Funebre.
Mon nom ne mourra point; du Gange jusqu'à l'Ebre,
D'âge en âge il ira semer l'étonnement.
        Croirai-je que quelque autre espére
De vivre autant que moi? Moi, dit le fier rimeur;
        Qu'est-ce qu'Achille auprès d'Homere?
On me lira par-tout; on m'apprendra par cœur.
Dieu sçait comme à présent le monde me regrette.
Vous vous trompez, Heros, Pere, Amante, Poëte,
    Leur dit le Dieu. Toi la belle aux doux yeux,
Ton amant consolé près d'une autre s'engage.
Toi, Pere, tes enfans chiffrant à qui mieux, mieux,
Calculent tous tes biens, travaillent au partage;
Ta femme les chicane; et de toi, pas un mot:
        Chacun ne songe qu'à son lot.
        Quant à toi, General d'Armée,
        On a nommé ton successeur.
C'est le Heros du jour; déja la Renommée
Le met bien au-dessus de son prédécesseur.
Et vous, Monsieur l'Auteur, qui ne pouviez comprendre
        Que de vous on put se passer,
La mort, disent-ils tous à bien fait de vous prendre.
        Vous commenciez fort à baisser.
Ces ombres se trompoient; nous faisons même faute.
Aux morts comme aux absens nul ne prend intérêt.
Nous laissons en mourant le monde comme il est.
Compter sur des regrets, c'est compter sans son hôte.

XIV.
L'Ecrevisse qui se rompt la jambe

        Nous autres inventeurs de Fables
        Nous avons droit pour orner nos tableaux,
Et sur le vrai-semblable, et même sur le faux.
Nous pouvons, s'il nous plaît donner pour véritables
        Les chimeres des temps passez.
Un fait est faux; n'importe; on l'a cru; c'est assez
Phenix, Sirenes, Sphinx, sont de nôtre Domaine.
        Ce naturalisme menteur
Sied bien dans une Fable; et le vrai qu'il amene
     N'en perd rien aux yeux du Lecteur.
        Mais, quoi des veritez modernes
Ne pourrons-nous user aussi dans nos besoins?
    Qui peut le plus, ne peut-il pas le moins?
Les Plines d'autrefois, ce sont les subalternes;
    Ceux d'aujourd'hui, voilà les bons témoins.
Ils sçavent rejetter l'opinion commune
Qui n'a de fondement que la credulité.
Ils veulent voir, revoir, trente fois plû-tôt qu'une:
Sçavent douter d'un fait par tout autre attesté;
        Tout est vû, touché, discuté.
        Sur leur scrupuleux témoignage,
J'ose donc mettre en œuvre un des plus jolis faits.
L'Ecrevisse a, dit-on, des jambes de relais.
     S'en rompt-elle une? Il s'en trouve au passage
Une autre que Nature y substituë exprès.
Une jambe est enfin un magazin de jambes.
        Vous riez; vous prenez ceci
        Pour l'Histoire des Sevarambes.
    N'en riez point. C'est un fait éclairci.
    Mais remarquez que ces jambes nouvelles
Pour renaître n'ont pas même facilité.
Il est certains endroits favorables pour elles.
Or l'Ecrevisse sent cette inegalité:
        Et lorsque sa jambe se casse
A l'endroit le moins propre à la production,
Elle se la va rompre elle-même à la place
D'où renaîtra bien-tôt sa consolation.
Vous êtes avertis. Passons à l'action.
* * * *
        Une Ecrevisse allant chercher fortune,
Se rompit une jambe. Il est tant d'accidens!
        Pour les bêtes et pour les gens
        C'est une misere commune;
    Nul ne s'en sauve. Or avec bien du mal,
A peine se traînoit l'invalide animal.
        Alors du bord de la riviere,
La Grenouille lui dit, raillant hors de saison:
Tu ne trotteras plus en avant, en arriere,
A droite, à gauche, ainsi que tu le trouvois bon.
Il faudra, mon enfant, rester à la maison.
        Point du tout, reprit la boiteuse;
Nous trotterons encor avec l'aide de Dieu.
J'ai des jambes de reste. Où, ma mie, en quel lieu
        Les mets-tu? lui dit la Railleuse.
        Oui, j'en trouve quand il m'en faut;
Et je sçaurai bien-tôt m'en faire une meilleure,
        Dit l'Ecrevisse, qui sur l'heure.
        Se casse la jambe plus haut.
        Que fais-tu là? dit la Grenouille.
Est-ce-là ton remede? Oui. Tu n'y penses pas;
C'est se plonger dans l'eau, de peur qu'on ne se mouille.
Attends cinq ou six jours, dit l'autre, et tu verras.
        En effet, de par la nature,
        La jambe en peu de jours revint.

La Raison quelquefois fait ce que fit l'instinct.
    Il est des maux de difficile cure.
Les remedes en sont d'autres maux apparens.
En discerner les temps, en appliquer l'usage,
        N'est pas le fait des ignorans:
        C'est le vrai chef-d'œuvre du Sage.

XV.
L'Huître

        Deux voyageurs firent naufrage;
        Et sur le debris du vaisseau
Ils abordent tous deux dans une Isle sauvage,
        Où les suit un danger nouveau:
L'affreuse faim. Nos gens cherchent par tout à vivre;
Mais ils ont beau courir, nuls fruits, nuls animaux;
Sable alteré comme eux. Les voilà près de suivre
    Leurs compagnons engloutis dans les eaux.
Après deux ou trois jours, sur la rive ils decouvrent
        Grand nombre d'Huîtres prenant l'air.
        Voilà des coquilles qui s'ouvrent,
Dit l'un, nous serions bien obligez à la mer,
Si c'étoit quelque proie. Il prend le coquillage,
Et l'ouvrant tout-à-fait, voit les mets odieux,
        Effraiant le goût par les yeux.
Il vaut autant mourir, s'écria le moins Sage,
Que de manger cela; disant pour sa raison,
        Que faim n'est pire que poison.
Le cœur lui soûlevoit contre l'affreuse proie.
        Il languit et mourut de faim.
        L'autre à l'extremité l'emploie,
L'avale en grimaçant. Oh, oh! Dit-il soudain,
        Ce mets est exquis; c'est dommage
Que les Humains encor n'en sçachent pas l'usage.
Quel goût! Quelle fraicheur! Il avaloit toûjours.
Grande exclamation à chaque Huître avalée:
        Vive, dit-il, cette eau salée.
Quel délice! A ce prix je passe ici mes jours.
C'est assez lui crioit Temperance importune.
Il est sourd à ses cris: encor une, encor une;
Et d'une en une il arriva
Que l'imprudent glouton creva.

Voilà l'humaine extravagance.
Nous nous perdons par les excès.
Contre Plaisir et Repugnance
Raison perd toûjours son procès.

XVI.
Le Corbeau et le Faucon

Un Corbeau vigoureux dans la fleur de son âge,
    Par monts, par vaux, alloit chercher son pain.
        Un vieux Corbeau du voisinage,
Tout pelé, tout gouteux (le grand âge est mal sain)
Se tenoit dans son trou, prêt à mourir de faim.
Le jeune vit un jour un Faucon charitable
Qui chez le Centenaire apportoit à manger.
        Eh quoi! Dit-il; moi, pauvre diable,
En travaillant beaucoup à peine ai-je à gruger;
Tandis que mon vieux frere assûré de sa table
        Fait grand chere sans se bouger.
        Oh, oh! Puisque la providence
        Nous a donné des pourvoyeurs,
Je 'remets à ces Messieurs.
Desormais des Faucons j'attens ma subsistance.
Le subtil raisonneur agit en consequence.
        Il se tient chez lui clos et coi;
Jouït de sa paresse en attendant de quoi
        Flater aussi sa gourmandise.
     L'apetit vient. Le Faucon ne vient pas.
        Mon paresseux s'en scandalise;
Mais, content d'en gronder, il n'en fait pas un pas.
        Après quelques jours de paresse,
        Et se sentant faillir le cœur,
        Il veut sortir; mais sa foiblesse
L'arrête, et l'insensé meurt enfin de langueur.

Le Ciel pretend qu'en son aide on espere.
        Mais il faut distinguer les cas.
Faites toûjours ce que vous pouvez faire.
La providence est la commune mere.
Fiez-vous-y: mais ne la tentez pas.

XVII.
L'Homme et la Sirene

        Quelle espece est l'humaine engeance!
        Pauvres mortels où sont donc vos beaux jours?
        Gens de desir et d'esperance,
Vous soûpirez long-temps après la jouïssance;
     Jouïssez-vous? Vous vous plaignez toûjours.
Mille et mille projets roulent dans vos cervelles.
Quand serai-je ceci? Quand aurai-je cela?
        Jupiter vous dit, le voilà,
        Demain dites-m'en des nouvelles,
        Jouïssez; je vous attends-là.
Ne vous y trompez pas; toute chose a deux faces;
        Moitié defauts et moitié graces.
Que cet objet est beau! Vous en êtes tenté.
        Qu'il sera laid, s'il devient vôtre!
     Ce qu'on souhaite est vû du bon côté;
        Ce qu'on possede est vû de l'autre.
* * * *
D'une Sirene un homme étoit amoureux fou.
        Il venoit sans cesse au rivage,
Offrir à sa Venus le plus ardent hommage;
    Se tenoit là, soupiroit tout son sou.
        La nuit l'en arrachoit à peine,
Les soucis avoient pris la place du sommeil;
Et la nuit se passoit à presser le Soleil
        De revenir lui montrer sa Sirene.
        Quels yeux! Quels traits! Et quel corps fait au tour!
        S'écrioit-il: quelle voix ravissante!
Le ciel n'enferme pas de beauté si touchante.
        Il languit, seche, meurt d'amour.
Neptune en eut pitié. Ça, lui dit-il un jour,
La Sirene est à toi; je l'accorde à ta flame.
L'hymen se fait; Il est au comble de ses vœux;
Mais dès le lendemain le pauvre malheureux
        Trouve un monstre au lieu d'une femme.
Pauvre homme! Autant l'avoient travaillé ses transports,
        Autant le dégoût le travaille.
Le desirant ne vit que la tête et le corps;
Le jouïssant ne vit que la queuë et l'écaille.

XVIII.
L'Ane et le Lievre

Jadis, aux temps ainez de cet âge où nous sommes,
Entre les animaux une guerre survint.
        Parfois, n'en deplaise à l'instinct,
        Ils sont aussi fous que les hommes.
La Commune vouloit l'emporter sur les Lords;
Chambre-Basse prétend devenir Chambre-Haute.
        On s'arme, on s'assemble et sans faute
On veut voir ce jour-là qui seront les plus forts.
        Au service de la Commune
    Le Lievre et l'Ane offrirent leur appui,
    Non pour se battre et tenter la fortune;
Mais, ils se disoient bons pour exciter autrui.
L'Ane, excellent sonneur, Misene d'Arcadie,
Devoit appeller Mars, et par sa voix hardie
        Rendre le combat plus sanglant.
Le Lievre étoit tambour; c'étoit-là son talent.
        Derriere une haie on les place,
    Où commençant leurs belliqueux accords,
Voilà dans tous les cœurs une nouvelle audace:
On s'attaque; on se mêle; on porte mille morts:
Mais, trompette et tambour bien-tôt sont inutiles.
        Le camp des Lords étoit plein de Heros.
C'étoit autant d'Ajax; c'étoit autant d'Achilles;
La commune effraiée enfin tourna le dos.
Derriere leur buisson, on prend l'Ane et le Lievre
        Embarassé de son tambour.
    Nos deux poltrons ont déja la fievre.
    Leur supplice, dit-on, va finir ce grand jour.
        Ils ont beau, pour obtenir grace,
Alleguer aux Vainqueurs qu'ils n'étoient point soldats:
Qu'ils n'ont porté nul coup, ni même fait un pas.
Oui; mais des revoltez vous excitiez l'audace;
Poltrons seditieux, vous n'échapperez pas.

C'étoit à mon avis bien decider l'affaire.
        Aider au mal, c'est autant que le faire.

XIX.
Les Grillons

Deux Grillons Bourgeois d'une Ville,
Avoient élû pour domicile
    D'un Magistrat le spacieux Palais.
Hôtes du même lieu, sans pourtant se connoître,
L'un logeoit en Seigneur au Cabinet du Maître;
L'autre dans l'antichambre habitoit en laquais,
Un jour Jasmin Grillon sort de sa cheminée;
Trotte de chambre en chambre, et faisant sa tournée,
Arrive au cabinet; entend l'autre Grillon.
Bon jour, frere, dit-il. Bon jour, répondit l'autre.
        Vôtre serviteur. Moi le vôtre.
Mettez-vous là, dit l'un. L'autre, Point de façon;
Traitez-moi comme ami; je suis de la maison.
Je vis dans l'antichambre, où de mainte partie
        Monseigneur reçoit les placets.
        Qu'il est sage et qu'il m'édifie!
Desinteressement, équité, modestie,
Il a tout: C'est plaisir que d'avoir des procès.
Bon droit avec tel Juge est bien sûr du succès.
Tu te trompes, l'ami; ce n'est pas là mon maitre;
Dit Messire Grillon. Je le connois bien mieux.
Toi, tu le prends là-bas, pour ce qu'il veut paroître;
Ici je le vois tel que le sort l'a fait naître.
Pour les riches, des mains; pour les belles, des yeux
Pour les puissans, égards et tours officieux;
        Voilà tout le code du traître.
N'en sois donc plus la dupe; et laisse le commun
S'abuser à la mascarade.
Ne confondons rien, camarade.
Distinguons deux hommes en un:
L'Homme secret, et l'Homme de parade.

XX.
Minos et la Mort

Rions, chantons, parons-nous de ces roses,
Que les doux Zephirs de leur main
    Nous offrent fraîchement écloses;
    Saisissons un plaisir certain;
De vin, d'amour doublons les doses;
    Hâtons-nous; nous mourrons demain.
    C'est fort mal conclu, n'en deplaise
Au bon Horace, au vieillard de Theos.
        Ils posent par tout cette these;
        Moi, j'en pose une autre en deux mots.
Laissons-là le plaisir; songeons à la justice;
        Les momens que nous differons,
Pis que perdus pour nous, sont gagnes pour le vice;
        Hâtons-nous, demain nous mourrons.
Ces gens pour le plaisir tenant l'affirmative,
        Fondez sur un prochain trépas,
    Ne le voyoient pourtant qu'en perspective;
    Ils en parloient; mais ils n'y pensoient pas.
Qui croit mourir demain, se tient sur le qui vive;
Il voudroit être juste à vingt-quatre carats.
Ce n'est pas des plaisirs que l'on compte là-bas
        Avec Minos et ses confreres.
Ils veulent des vertus: songeons à nos affaires.
* * * *
Ce Minos à la Mort faisoit un jour sa plainte;
Vous ne nous envoiez ici que des pervers;
Les bons de votre faux bravent-ils donc l'atteinte?
        Il n'en vient pas-un aux enfers.
Voluptueux, perfide, ambitieux, avare,
On n'y voit autre chose; il faut toûjours punir.
        Tout regorge dans le Tartare;
Megere aux criminels ne sçauroit plus fournir;
S'il en arrive encor, où pourront-ils tenir?
L'Elisée est desert, et ses heureux ombrages
        N'hebergent plus d'hôtes nouveaux.
    Par ci, par-là, quelques anciens Sages
    Tout esseulez errent au bord des eaux.
    J'ai presque peur que l'ennui ne les gagne.
C'est peu d'un bois fleuri, d'une belle campagne;
        Si quelqu'un n’'dmire avec nous,
    C'est bien-tôt fait. Or je m'en prends à vous.
    Moi, dit la Mort, j'abats ce que je trouve.
        Qu'y faire, si Minos réprouve
Tous les humains que moissonne ma faux?
    Quelle part ai-je à leurs défauts?
    Oui, vous dis-je, c'est vôtre faute;
    Vous les frappez, sans vous montrer.
    Tenez-leur la bride plus haute;
D'une utile frayeur sçachez les penetrer;
    Guerissez-les de la longue espérance;
        Vous verrez changer cette engeance.
    Et par plaisir, essaiez ces moiens;
L'Elisée en aura bien-tôt des Citoiens.
Volontiers, dit la Mort. Alors d'un pas rapide,
Au milieu d'une ville elle va se loger;
        Fait trembler le plus intrepide;
    Se montre à tous, ne les laisse songer
        Qu'au glaive pendu sur leur tête.
        Plus de jeux, plus de folle fête.
Le squelette à toute heure est présent à leurs yeux,
Leur prêchant le devoir et la crainte des Dieux.
        Tout prit bien-tôt une face nouvelle.
Le Magistrat fut juste, et le Prêtre fut saint;
    Le mari sage, et la femme fidele,
   L'enfant soûmis. C'est la faux que l'on craint,
Il est vrai; mais la crainte amena la Sagesse;
Par ses propres appas elle se fit aimer.
Cette Ville devint celle que dans la Grece
        Platon auroit voulu former.
        On n'y vit ni crimes, ni fautes.
Minos fut satisfait; l'Elisée eut des hôtes.