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Livre I.
Livre Premi
er
 
Le Nid d'Alcyons
Les deux Ruisseaux
Le Cheval de moulin
La Rose et le Buisson
L'Autruche et les Sauvages
Le Dogue et l'Épagneul
Le Précepte de Mahomet
Le Réverbère et la Chauve-Souris
L'Enfant et le Marin
Le Cadran solaire
L'Élection d'un roi parmi les  animaux
Les Métamorphoses du Singe
Le Sage et le Conquérant
Le Lis et le Papillon
Les deux Souhaits

Fable I.
Le Nid d'Alcyons

Eole et ses enfants sur l'empire des eaux
      Exerçaient d'horribles ravages;
      Ce n'était partout que naufrages,
Mâts fracassés et débris de vaisseaux.
      Surpris au fort de la tempête,
Alcyon seul ose lui tenir tête.
D'un vol rapide il rase et Carybde et Scylla:
Un asile Sacré l'attendait près de là.
      Il touche donc aux bords d'une île
Où les fruits de Bacchus et les dons de Cérès
A l'oiseau prévoyant semblent offerts exprès
Pour bâtir de son nid l'édifice mobile.
Bientôt l'ouvrage est fait, vrai chef-d'oeuvre de l'art,
Qui doit contre les flots lui servir de rempart.
      Alcyon aussi devient père.
Pressé de ses petits, heureusement éclos
Par les soins vigilants de la plus tendre mère,
Il juge, au battement de leur aile légère,
Que déja, pleins d'ardeur, vers un autre Colchos
Ils brûlent de voguer, Argonautes nouveaux.
      Le père a compris leur langage:
Voilà son nid en mer; il s'embarque avec eux.
   Puisse le ciel protéger l'équipage!
      Car au loin gronde encor l'orage;
L'onde est toujours en butte au choc des vents fougueux.
   Mais, ô prodige! ô fortuné présage!
      La famille des Alcyons
      Du rivage s'éloigne à peine,
Qu'au souffle impétueux des âpres aquilons
Succède des zéphyrs la molle et douce haleine.
L'horizon séclaircit; Phoebus, de ses rayons,
      A doré la liquide plaine;
Et sur les mers enfin règne un calme parfait:
L'aspect des Alcyons a produit ce bienfait.
Sans nul obstacle alors le nid flotte, s'avance.
Alcyon voit la terre après un court trajet.
      Soudain il débarque, il s'élance.
Pour un sensible père ô jour trois fois heureux!
      Il a salué sa patrie....
      Suivi de ses petits joyeux
      Et de sa compagne chérie,
Comme son cœur palpite à l'approche des lieux
      Théâtre de ses premiers jeux!...
Mais un bonheur si pur devait s'accroître encore:
Nouveau gage d'amour, objet des plus doux vœux,
      Un autre Alcyon vient d'éclore:
Rival de ses aînés, il aura leurs talents,
      Avec leurs graces en partage.
Eh! comment en douter? issu de tels parents,
      N'est-ce pas là son héritage?

                        ENVOI

De la tige des rois illustre rejeton,
Prince, dont le regard propice
Encouragea l'essor de ma muse novice,
Reconnaissez vos traits dans ce noble Alcyon.

Fable II.
Les deux Ruisseaux

Deux Ruisseaux, échappés des flancs d'une montagne,
      Allaient du tribut de leurs eaux
      Enrichir la même campagne.
      Par mille invisibles canaux,
L'un, promenant son cours, arrosait en silence
      Les fleurs, les gazons, les roseaux,
Et portait en tous lieux la vie et l'abondance.
      L'autre avec bruit roulait ses flots;
Il les précipitait de cascade en cascade,
Et, sur le ton d'un fleuve, il parlait en ces mots
      A son modeste camarade:
— Sans nous que deviendraient ces vignes, ces ormeaux,
      Ces brillants tapis de verdure,
Et ces riches vallons, et ces riants coteaux?
N'est-ce pas à nous seuls qu'ils doivent leur parure?... —
      Son compagnon l'interrompit,
      Et doucement lui répondit:
      — Ami, tu t'en fais trop accroire;
Apprends qu'il ne sied pas de prendre un ton si haut,
      Et qu'un bienfait reste sans gloire
      Quand le bienfaiteur s'en prévaut.

Fable III.
Le Cheval de moulin

Qui veut changer d'état y gagne rarement.
      Cet adage est plein de sagesse:
Puisque l'homme insensé l'oublie à tout moment,
      Il faut le répéter sans cesse.

Le Cheval d'un meunier se plaignait de son sort,
      Et certes il avait grand tort,
      Car où trouver un meilleur maître?
Chaque matin Thomas lui donnait avec soin
Sa pitance, d'avoine, et de paille, et de foin;
Même alors dans un clos on l'avait mené paitre.
Il était donc heureux autant qu'il pouvait l'être.
      Mais qui n'a point d'ambition?
   La vanité, mauvaise conseillère,
      Dans son humble condition
      Ne lui faisait voir que misère.
— O honte! disait-il, moi, servir au moulin
      Avec la plus vile canaille!
      Était-ce bien là mon destin?
Pourquoi ne suis-je pas un cheval de bataille?
On m'eût nommé César; ici je suis Cadet,
      Et fais l'office de baudet.
Que peut-il m'arriver de pis? Rien. Tout coup vaille!
      Délogeons. — Cadet, à ces mots,
      Franchit la barrière du clos,
Et le voilà parti sans tambour ni trompette.
— Vive la liberté! — C'est le mot qu'il répète.
Il faut le voir courir à travers champs,
Puis sauter les fossés, puis bondir dans la plaine!
L'ébattement lui platt: il dure assez long-temps;
      Mais force est de reprendre haleine.
— Reposons-nous, dit-il; j'ai pourtant un peu faim;
N'importe: la nuit tombe; attendons à demain,
      Et j'en prendrai pour toute la semaine.
Je suis libre, il suffit; est-il un bien plus doux?...
Que vois-je? une forêt ! entrons; c'est mon domaine. —
      Hélas! il y pénètre à peine
      Qu'il est dévoré par les loups.

Fable IV.
La Rose et le Buisson

Une Rose croissait à l'abri d'un Buisson,
      Et cette Rose, un peu coquette,
Ne s'accommodait point de son humble retraite;
C'était même, à l'entendre, une horrible prison.
Son gardien lui disait: Patience, ma chère!
Profite de mon ombre; elle t'est salutaire.
C'est peu que du midi je t'épargne les feux;
      Graces à mes dards épineux,
Des animaux rongeurs tu ne crains nul outrage;
Je te défends encor des vents et de l'orage.
      Chéris donc ton asile obscur;
      Il n'est pas beau, mais il est sûr. —
La Rose est indignée; elle n'en veut rien croire.
      — Vivre ainsi, c'est vieillir sans gloire. —
Un bûcheron paraît. — Accours, dit-elle, ami!
Sois mon libérateur; fais tomber sous ta hache
      Ce vilain Buisson qui me cache. —
Le manant empressé n'en fait pas à demi;
Il abat le Buisson. Partant, plus de tutelle.
      La Rose de s'en réjouir:
      Elle va donc s'épanouir,
Charmer tous les regards , attirer autour d'elle
      Le folâtre essaim des zéphyrs!
Rose, on va l'appeler des roses la plus belle.
O fortuné destin! ô comble de plaisirs!
      Tandis que la jeune orgueilleuse
Rêve ainsi le bonheur, et vit d'enchantement,
      Voilà qu'une chenille affreuse
A découvert sa tige, y grimpe avidement,
Et sur son bouton frais se traîne insolemment.
      Un escargot, plus vil encore,
      Vient souiller ses appas naissants.
Le soleil, à son tour, de ses rayons ardent,
      La frappe. Elle se décolore.
      Dans le chagrin qui la dévore,
Elle songe au Buisson; mais, regrets superflus!
      Ce doux abri n'existe plus.
      Qu'arrive-t-il enfin? La Rose
Se fane, tombe, et meurt, hélas! à peine éclose.

      N'oubliez pas cette leçon,
Innocentes beautés, orgueil de vos familles:
      Vos mères, voilà le Buisson;
Croissez toujours à l'ombre, ou.... gare les chenilles!

Fable V.
L'Autruche et les Sauvages

      Mère Autruche, au fond d'un désert,
Couvait pendant la nuit ses œufs tout prêts d'éclore,
      Et puis, au réveil de l'aurore,
Sous un sable doré les mettait à couvert.
Comme elle s'occupait des soins de son ménage,
Voilà que d'Africains une horde sauvage
      A ses yeux vient s'offrir soudain.
On lui donne la chasse: elle fuit; c'est en vain.
Épuisé, hors d'haleine, enfin l'oiseau s'arrête,
      Victime dévouée au sort.
      Sous son aile il cache sa tête,
      Et, sans trembler, reçoit la mort.

      C'est ainsi qu'on a vu le sage,
Condamné par le crime à descendre au tombeau,
      S'envelopper de son manteau
      Et succomber avec courage.

Fable VI.
Le Dogue et l'Épagneul

Sultan, dogue hargneux, qu'on tenait à la chaîne,
      Se trouve un jour en liberté.
      Le voilà, d'aise transporté,
Qui déserte sa loge et veut courir la plaine.
Prêt à sortir, il voit, au fond d'un corridor,
Couché nonchalamment son commensal Azor.
C'était un épagneul de la plus belle espèce,
   Au poil soyeux, à la crinière épaisse,
Tant soit peu fainéant, en revanche très doux,
      Et qui de sa jeune maîtresse
      Ne quittait guère les genoux.
   Sultan l'aborde; il lui dit: — Camarade,
Tu ne bouges jamais de ton appartement;
      C'est de quoi te rendre malade.
   Nous sommes seuls: profitons du moment
      Pour faire un tour de promenade.
      — Volontiers, répond l'autre chien;
      Un peu d'air me fera grand bien. —
      Et, sans autre préliminaire,
      Ils partent joyeux et dispos.
Dire, chemin faisant, quels furent leurs propos,
      Est chose inutile à l'affaire.
Au village voisin ils arrivent tous deux.
Là s'élevait, encore un ancien monastère
      Qu'avaient habité des chartreux.
Jadis, sur le portail, en style lapidaire,
Étaient gravés ces mots: Au jeûne, à la prière.
      Pour édifier le prochain,
On y lit maintenant: Ici noce et festin.
En effet, au village on chômait une fête.
      Dans la cuisine grands apprêts!
C'est là qu'avec Azor notre dogue s'arrête,
      Alléché par l'odeur des mets.
Arrive au même instant sur la place publique
Une troupe d'acteurs d'espèce assez comique:
Ce sont des chiens vêtus en costume romain,
      Qu'un virtuose de Pantin,
      Au corps grêle, à la mine étique,
Fait danser gravement au son du tambourin.
      La foule accourt. Déja Pyrame
(Pyrame de la troupe est le premier sujet)
      Présente la patte à sa dame
      Pour commencer un menuet;
Mais nos danseurs ont fait la révérence à peine,
Que Sultan les culbute, ensanglante la scène;
Puis, des autres acteurs, demeurés à l'écart,
      Il met les vêtements en pièces,
      Sans pitié comme sans égard
      Pour les héros et les princesses.
      Dépouillés de leurs dignités,
Ceux-ci veulent venger un si cruel outrage;
      Par la multitude excités,
Et soutenus d'ailleurs par les chiens du village,
Sur l'ennemi commun ils fondent avec rage,
      En l'attaquant de tous côtés.
      Grand combat et grands coups de lance!
      Je veux dire grands coups de dent.
Ferme sur le jarret et toujours plus ardent,
L'Ajax des chiens d'abord fait bonne contenance,
Mais il succornbe enfin sous le nombre accablé.
      La troupe l'aurait étranglé;
      Heureusement on les sépare.
Sultan, clopin, dopant, sortit de la bagarre
Avec un œil de moins: il le méritait bien.
      Bonne leçon pour tout vaurien!
Azor s'en tira mieux, mais non pas sans dommage;
      Car son poil était arraché.
Aussi, durant trois jours, demeura-t-il caché,
Honteux de reparaître en si triste équipage.
Bien fou qui s'abandonne aux conseils d'un méchant!
      Point de traité, point de commerce
      Avec cette engeance perverse;
      On n'en est jamais bon marchand.

Fable VII.
Le Précepte de Mahomet

      Mahomet dit dans l' Alcoran:
»Crains de manger du porc, fidèle musulman!
Cet animal renferme une partie impure;
      Et, sous les peines de l'enfer,
      Tu dois t' abstenir de sa chair.«
Ce précepte, jadis, causa plus d'un murmure
Parmi quelques Imans réunis en secret
      Pour manger un cochon de lait.
      — Encor, dit l'un des bons apôtres,
Si, donnant au Précepte un sens moins étendu,
Le prophète eût nommé le morceau défendu,
      On aurait pu manger les autres;
Mais, à cause d'un seul, les interdire tous,
C'est nous traiter en sots: amis, qu'en pensez-vous?
— Docteur, répond l'un d'eux, voici ce que je pense:
L'article est délicat; voulons-pous assurer
      La paix de notre conscience,
      Il convient d'en délibérer:
Or sans me mettre ici l'esprit à la torture,
      Je vais m'expliquer en deux mots.
Le morceau défendu, certes, n'est point la hure;
      Mais je soutiens que c'est le dos.
— Moi, le ventre, s'écrie un des autres suppôts.
      — Ce sont les pieds, dit un troisième.
Pour l'oreille et la queue on opina de même.
      Après avoir bien pesé tout,
Nos dévots musulmans au cochon firent fête.
      Chacun en prit selon son goût;
L'animal fut mangé des pieds jusqu'à la tête.

Ce monde est une table où mille conviés,
Sévères pour autrui, pour eux pleins d'indulgence,
Composent de la sorte avec leur conscience;
      Et tous les plats sont nettoyés.

Fable VIII.
Le Réverbère et la Chauve-Souris
aux mânes de Court de Gébelin

Sous les voûtes d'un temple antique,
Un Réverbère magnifique
      Répandait depuis peu la plus vive clarté:
Dans les sombres détours de ce temple écarté
Reposaient des trésors immenses,
Monuments précieux des arts et des sciences,
Dérobés aux regards de la postérité.
Là, sur une colonne et près du péristyle,
Une Chauve-souris, pendant l'obscurité,
      Avait établi son asile.
— Quel est donc ce flambeau qui vient blesser mes yeux
      De son importune lumière?
      Dit-elle en baissant la paupière.
Je n'y puis résister. — A ces mots, elle fuit,
Allant cacher sa rage au fond d'un noir réduit.
      Mais à peine le Réverbère
      Laisse-t-il amortir ses feux,
Que la Chauve-souris de son trou ténébreux
S'élance en frémissant, pousse un cri de mégère;
Puis, dirigeant son vol vers le globe fatal
      Dont l'éclat l'offusquait naguère,
Elle cherche à briser sa prison de cristal.
      Vains efforts! rage inutile!
Le Réverbère immobile
Oppose le mépris au courroux de l'oiseau,
Et, dès la fin du jour, brille d'un feu nouveau.

Illustre Gébelin, tandis qu'à ton génie
D'Albon élevait un autel,
Ainsi nous avons vu l'ignorance et l'envie
Attaquer ton livre immortel.

Gébelin
Cette fable, dédiée aux mânes de Court de Gébelin,
auteur du Monde primitif, fut lue, en 1784, dans une société
littéraire dont il était le fondateur
.

Fable IX.
L'Enfant et le Marin

Un Enfant s'égayait aux bords d'une rivière,
      Lorsqu'il aperçut un marin,
      Qui, le gouvernail à la main,
Conduisait sur les eaux une barque légère.
   — Parbleu! dit-il, cet homme est un grand sot
      De se tourmenter de la sorte!
Hé quoi! pour entraîner un si faible canot,
      L'eau seule n'est pas assez forte?
Je ne suis qu'un enfant; mais à ce vieux routier
      Je veux apprendre son métier:
Oui, tu n'en es, barbon, qu'à ton apprentissage. —
      A peine achève-t-il ces mots,
Que sur une chaloupe attachée au rivage
Il descend, lève l'ancre, et vogue au gré des flots.
      Notez que, dans son cours rapide,
La rivière cachait plus d'un écueil perfide.
Le Marin voit l'Enfant, et frémit pour ses jours;
Il l'exhorte à grands cris à regagner la rive,
Ne pouvant assez tôt voler à son secours.
Mais le jeune imprudent laisse la rame oisive;
      Il chante, il se croise les bras,
Et se rit du danger qu'il ne soupçonne pas.
      Tout-à-coup le bateau fragile
   Vient à tomber dans un large courant;
      Le péril alors est pressant.
Aux conseils du barbon désormais plus docile,
      L'Enfant porte une main débile
Tantôt au gouvernail, tantôt à l'aviron:
Vains efforts! il succombe, épuisé, hors d'haleine;
Et la barque, en suivant le torrent qui l'entraîne,
      Conduit tout droit mon fanfaron
      Sur les rives de l'Achéron.

L'Enfant, c'est l'homme en proie à ses caprices;
      Le gouvernail, c'est la raison;
      Et le torrent, ce sont les vices.

Fable X.
Le Cadran solaire

On venait de placer sur le mur d'un palais
      Un superbe Cadran solaire.
Les passants devant lui s'arrêtent satisfaits;
Il fixe tous les yeux tant que Phébus l'éclaire.
      Mais, le soir, c'est une autre affaire:
La foule se retire avec le jour qui fuit,
      Et notre Cadran solitaire
Est bientôt oublié dans l'ombre de la nuit.

Une pompe étrangère a de quoi nous séduire;
Mais j'en appelle à vous, ô favoris des grands!
Le soleil de la cour cesse-t-il de vous luire,
      Qu'êtes-vous alors? des Cadrans.

Fable XI.
L'Élection d'un roi parmi les animaux

Le peuple quadrupède allait nommer un roi.
      Déja les têtes les plus sages
A messire Éléphant accordaient leurs suffrages,
Trouvant en lui justice, intelligence, et foi.
On passait au scrutin, lorsque l'Ane s'avance
      Pour entamer un long discours;
      Car, en tout pays, même en France,
Les gens de cette robe ont pullulé toujours.
Le docteur se piquait dune mâle éloquence;
      Or, chaque fois qu'il opinait,
      Ce n'était jamais du bonnet.
Il vient donc haranguer l'honorable assistance,
S'épuise en lieux communs, déclame avec outrance;
Bref, contre l'Éléphant il se déclare net,
Le jugeant toutefois assez bonne personne,
      Mais inhabile à la couronne.
— Messieurs, dit un Renard plein d'esprit et de sens,
A maître aliboron, cet orateur insigne,
      Je vote des remerciements,
      Et certes il en est bien digne.
      S'agit-il d'élire des rois,
Tout sage délibère, et, de peur de méprise,
      Il y regarde à plusieurs fois;
Il desire sur-tout qu'un sot le contredise.
      Plus de doute: passons aux voix.
Nous n'avons qu'un avis; l'Ane seul en diffère:
Et l'Ane prouve assez, par son avis contraire,
      L'excellence de notre choix.

Fable XII.
Les Métamorphoses du Singe

Gille, histrion de foire, un jour par aventure
      Trouva sous sa patte un miroir.
Mon Singe, au même instant, de chercher à s'y voir.
— O le museau grotesque! ô la plate figure!
      S'écria-t-il; que je suis laid!
   Maître des dieux, j'ose implorer tes graces:
      Laisse-moi le lot des grimaces;
Du reste, je demande un changement complet. —
Jupin l'entend, et dit: Je consens à la chose.
Regarde: es-tu content de ta métamorphose? —
Le Singe était déja devenu perroquet.
Sous ce nouvel habit le drôle s'examine,
Aime assez son plumage, et surtout son caquet;
Mais il n'a pas tout vu. — Peste! la sotte mine
Que me donne, dit-il, le long bec que voilà!...
      Jupin, vois donc quel bec énorme!
    Je me fais peur; eh! vite une autre forme. —
      Par bonheur, en ce moment-là
Le seigneur Jupiter était d'humeur à rire:
Il en fait donc un paon; et cette fois le sire,
Promenant sur son corps des yeux émerveillés,
      S'enfle, se pavane, et s'admire.
      Mais, las! il voit ses vilains pieds,
      Et mon impertinente bête
A Jupin derechef adresse une requête.
— Ma bonté , dit le dieu, commence à se lasser;
Cependant j'ai trop fait pour rester en arrière.
En te revêtissant d'une forme dernière,
Je vais de chaque état où tu viens de passer
      Te conserver le caractère;
      Mais plus de babil importun. —
A ces mots Jupiter lui donne un nouvel être,
      Et qu'en fait-il? un petit-maître.
Depuis ce temps, dit-on, les quatre ne font qu'un.

Fable XIII.
Le Sage et le Conquérant

      Sorti vainqueur de cent combats,
Et fier d'avoir porté le deuil et les alarmes
      Jusques aux plus lointains climats,
Un nouveau Tamerlan visitait les états
      Soumis au pouvoir de ses armes.
Un Sage, par hasard, accompagnait ses pas.
      Ce Sage ne le nattait pas;
Mais on vantait partout son talent oratoire,
Et l'adroit Conquérant l'admettait à sa cour,
      Espérant le charger un jour
      Du soin d'écrire son histoire.
Épuisés de fatigue, ils arrivent tous deux
      Au sommet d'un roc sourcilleux,
      Où le Tartare enfin s'arrête,
Jaloux de contempler sa dernière conquête.
      C'était jadis une vaste cité,
Qu'embellissaient les arts, enfants de l'opulence;
Mais, en proie au pillage, à la rapacité,
Ce n'était plus alors qu'une ruine immense.
Le Sage, à cet aspect, se sent glacé d'horreur.
      — Regarde, lui dit le vainqueur:
C'est là que j'ai livré dix assauts, vingt batailles;
      Là que les ennemis surpris
      M'ont abandonné ces murailles;
Ici que, par milliers, des soldats aguerris
      Ont rencontré leurs funérailles....
Quels beaux titres de gloire! ils sont partout écrits.
— Ah! lui répond le Sage, osez-vous bien le croire?
    Non, je ne vois autour de ces remparts
Que cendres, que débris, et qu'ossements épars:
      Vainement j'y cherche la gloire.

Fable XIV.
Le Lis et le Papillon

      Admirez l'azur de mes ailes!
      Disait au Lis majestueux
      Un Papillon présomptueux.
Où trouver des couleurs plus vives et plus belles?
Le Lis lui répondit: Insecte vil et fier!
      D'où te vient cet orgueil étrange?
      As-tu donc oublié qu'hier,
Reptile encore obscur, tu rampais dans la fange?

Fable XV.
Les deux Souhaits

Non loin de ces climats, premier berceau du monde,
Que le Gange enrichit des trésors de son onde,
Le dieu de la lumière, armé de tous ses traits,
Avoit flétri les dons de Flore et de Cérès.
Les Indiens errants, du haut de leurs montagnes,
Contemplaient dans l'effroi leurs arides campagnes,
Quand Lamech et Raschid, tous deux jeunes pasteurs,
Ont vers le ciel d'airain tourné leurs yeux en pleurs.
Jusqu'au trône des dieux leur prière s'élance.
Aussitôt dans les airs règne un profond silence;
Un nuage, où l'azur brille de toutes parts,
Descend, et des bergers étonne les regards.
Le nuage s'entrouvre; il en sort un génie:
Dans ses traits la grandeur à la grace est unie;
C'est un dieu, des humains heureux consolateur,
Qui des biens et des maux est le dispensateur.
Il verse dune main la corne d'abondance,
Et dans l'autre étincelle un glaive qu'il balance,
Glaive effroi des mortels et signal du trépas.
Les pasteurs interdits s'éloignent à grands pas;
Mais le dieu les appelle, et sa voix les rassure;
Sa voix qui du zéphyr imite le murmure,
Quand de sa molle haleine il parfume les airs,
Et se joue avec l'ombre en des bocages verts.
— Approchez, mes enfants, dit l'ange tutélaire,
Et ne voyez en moi qu'un bienfaiteur, un père.
Je sais les voeux secrets que vous pouvez former:
C'est la soif qui vous presse, et je vais la calmer;
Je vais faire pour vous couler une onde pure,
Mais de vos seuls besoins remplissez la mesure.
— Digne envoyé des cieux, dit Lamech prosterné,
Pardonne, à ton aspect si je fuis consterné....
Je n'attends qu'un ruisseau de ta bonté propice,
Ruisseau dont en été jamais l'eau ne tarisse,
Et qui pendant l'hiver ne se déborde pas.
— Ta demande me plaît: ce ruisseau, tu l'auras.
Vois-tu ce mont voisin dont la tête chenue
Forme un amphithéâtre et se perd dans la nue?
Il est à toi; je vais y répandre à tes yeux
De la fécondité le germe précieux. —
Il dit, et de son pied frappe la terre à peine
Que déja sur ce mont jaillit une fontaine,
Dont l'onde, en bouillonnant, se divise en canaux,
Et va du bon Lamech abreuver les troupeaux.
Du calice des fleurs un doux parfum s'exhale;
De l'arbre où pend le fruit le feuillage s'étale;
Le gazon rajeuni s'orne d'un vert naissant,
Et le troupeau joyeux bondit en mugissant.
Impatient du vœu qu'il est las de suspendre,
Au génie, à son tour, Raschid se fait entendre.
— Du Gange, lui dit-il, que les flots étonnés
Autour de mes vallons roulent emprisonnés.
— Tu fais, lui répond l'ange, un souhait téméraire.
L'onde peut suffoquer comme elle désaltère.
Il en est temps encôr; réfléchis à ton vœu.
Songe que rien ne manque à qui desire peu.
Vois ton heureux voisin dont j'ai rempli l'attente;
Loin d'aspirer au Gange, un ruisseau le contente.
Quels besoins as-tu donc qui surpassent les siens?
Souvent l'excès des maux vient de l'excès des biens.
Ah! tremble d'en offrir un exemple terrible....
Mais à l'ambition tout semble être possible,
Et ton orgueil, que berce un espoir trop flatteur,
De mes dons, je le sens, accuse la lenteur:
Eh bien! d'un vain discours je t'épargne le reste,
Et j'accomplis ton vœu, dût-il t'être funeste. —
A peine le génie a prononcé ces mots,
Qu'il fronce le sourcil, et du doigt parle aux flots.
— Sous ma loi désormais que tout pasteur se range,
S'écrie alors Raschid; je suis le roi du Gange. —
Comme il se nourrissait de ces pensers hautains,
Tout-à-coup on entend mugir des flots lointains;
L'onde roule en torrents, précurseurs des ravages;
Le Gange avec fracas inonde ses rivages:
Tout est mer. O douleur! Raschid voit sous les eaux
S'engloutir tous ses biens, maisons, vergers, troupeaux:
Troupeaux infortunés! malgré votre innocence,
D'un mortel orgueilleux vous payez l'imprudence.
Mais le pasteur, hélas! n'est pas plus épargné:
Il se sent emporter par le fleuve indigné;
Et, tandis que sous l'onde un monstre le dévore,
Sensible à son destin, Lamech le pleure encore.