Fable I.
L'Aveugle, son Chien, et l'Écolier
Chargé d'une besace, un bâton à la main,
Cheminait un vieillard appesanti par l'âge,
Et qui des yeux encore avait perdu l'usage;
Il allait mendiant son pain.
Un trésor lui restait au sein de la misère,
Le meilleur des amis. Qui donc? était-ce un frère?...
Un cousin?... Non: c'était son Chien.
On l'appelait Fidèle: il le méritait bien;
Car cet animal débonnaire,
Par un léger cordon seulement attaché,
Conduisait en tous lieux le nouveau Bélisaire,
Et flairait de cent pas un bienfaiteur caché.
Comme il passait près d'un collège,
Un maudit Écolier qu'inspire le démon,
Saisissant un fer sacrilège,
Du guide officieux a coupé le cordon.
—Plante-moi là, dit-il, cet homme à barbe grise;
Sois libre, et va courir les champs.
La place d'un tel homme, avec ses cheveux blancs,
Est à la porte d'une église.
—Quoi! répond le Chien généreux,
Trahir ainsi la confiance!
Laisser à l'abandon un ami malheureux,
Quand il m'a dit cent fois dans sa longue souffrance:
Fidèle sur la terre est mon dernier appui;
C'est ma seconde Providence.
Et tu voudrais, méchant, me séparer de lui!
Qui prendrait soin de le conduire?
— Que t'importe? Va, fuis. — Non, je n'en ferai rien.
— C'est tonbien que je veux.— Mais tu le veux pour nuire.
Dans le malheur d'autrui peut-on trouver son bien? —
A ces mots, il retourne au vieillard qu'il caresse;
Et l'Aveugle, en versant des larmes de tendresse,
Au cou du Chien joyeux rattache son lien.
En lisant ce trait de Fidèle,
Des vrais amis parfait modèle,
Qui ne s'écriera pas: L'honnête homme de Chien!
Fable II.
Le Serin et l'Outarde
Mille oiseaux, tous chanteurs, de leur joli ramage
Faisaient retentir un bocage.
— Chantez, petits mignons! chantez, rien n'est si doux,
Leur dit d'un ton moqueur une pesante Outarde.
Pour moi, de chanter je n'ai garde;
Mais je suis plus grasse que vous. —
Un Serin lui répond: La chose est manifeste;
Mais si ton seul mérite est dans ton embonpoint,
Va, crois-moi, ne t'en vante point:
Ce don pourrait t'être funeste. —
En achevant ces mots, par un commun malheur
Ils tombent l'un et l'autre aux rets d'un oiseleur.
En faveur de sa voix le Serin obtint grace,
Bientôt même il jouit du plus heureux destin,
Tandis que l'Outarde si grasse
Fit dès le jour suivant les honneurs d'un festin.
D'un côté, c'est l'esprit; de l'autre, l'ignorance.
Lecteurs, tirez la conséquence.
Fable III.
Jupiter, le Chêne,
et Borée
Borée, un jour, l'impétueux Borée
Entreprit de déraciner
Le Chêne le plus beau de toute une contrée,
Et que la faux du temps semblait même épargner.
Chômait-on le saint du village,
Fillettes et garçons accouraient d'alentour
Pour folâtrer, danser à son ombrage,
Et peut-être y parler d'amour.
Qu'un voyageur fût surpris par l'orage,
Le Chêne lui prêtait l'abri de son feuillage.
Notez aussi que nombre d'animaux
Se nourrissaient du fruit tombé de ses rameaux.
L'heure est pourtant venue où ce superbe Chêne
Va subir le plus triste sort.
Soudain le fier tyran du nord,
Borée, avec fureur contre lui se déchaîne.
L'arbre de Jupiter soutient le choc d'abord;
Mais, privé de l'appui de ce dieu tutélaire,
Il rompt, chancelle, et tombe, après de longs assauts,
Allant cacher sa tête séculaire
Au sein des humbles arbrisseaux.
— Maître de l'Olympe, ô mon père!
Dit-il alors, tu vois quel désastre est le mien.
Puisque tu l'as permis, c'est à moi de me taire;
Mais si j'ai toujours fait le bien,
Qui m'empêche encor de le faire?
De ce tronc large et vigoureux
Regarde le peu qui me reste:
Je suis content s'il plaît à ta bonté céleste
D'en faire un instrument utile aux malheureux.
— Oui, répond Jupiter, je te serai propice.
Ce fut sans doute avec justice
Qu'au souverain des dieux ton bois fut consacré.
Je te fais Terme: ainsi tu serviras d'indice
Au voyageur dans sa route égarée;
Et cependant ne trouve pas étrange
Que l'on t'insulte encor malgré ton humble emploi.
Le plus vil animal, en s approchant de toi,
Pourra te souiller de la fange
Qu'il traîne toujours après soi.
— Peu m'importe, reprit le Chêne;
Il faut à la vertu l'épreuve des revers,
Et le bien qu'elle fait la console sans peine
Du mal que lui font les pervers.
Fable IV.
Le Loup et l'Anon
Un Anon se trouvait orphelin dès l'enfance.
On le mit dans un parc; il y croissait en paix.
Là, certain Loup madré se tenait aux aguets:
Or un matin, pour lier connaissance,
Il vient saluer le grison,
Qui gambadait sur le gazon.
— Jouis, mon bel ami, du printemps de ton âge,
Lui dit-il d'un ton papelard;
Car il te faudra tôt ou tard
Subir le joug de l'esclavage.
Que je te plains! déja, sous un fouet inhumain,
Je crois te voir trotter par les champs, par la ville,
Ou porter les sacs au moulin.
Quelle condition plus dure et plus servile?
—Las! répondit l'Anon en soupirant,
Servir est notre lot; je ne saurais qu'y faire.
Ainsi mourut Bertrand mon père.
— Qui? toi, son fils? — Oui-da. Mon extrait baptistaire
Me nomme bien Martin, fils de Bertrand.
— Le cher Bertrand! c'était mon ami, mon compère,
Et si tu veux, du même accord,
Nous vivrons l'un et l'autre amis jusqu'à la mort.
— Grand merci! mais s'il faut le dire,
Je suis neuf en tout point; c'est à vous de m'instruire.
Çà, que dois-je faire d'abord?
— Éviter l'esclavage, et tu le peux sans peine.
Un fossé nous sépare: hé bien!
Pour un jarret souple comme le tien,
Franchir cet obstacle n'est rien.
Viens donc au sein des bois partager mon domaine;
C'est là qu'en frères nous vivrons.
Pour peu que le régal te plaise,
Je t'y réserve un champ hérissé de chardons...
— De chardons! Vous me comblez d'aise.
Attendez, je vous suis. — Et soudain, mon nigaud
Vers l'autre bord s'élance de plein saut.
A peine il a mis pied à terre,
Que messer Loup l'accueille avec transport.
— C'est donc toi, mon mignon, qu'entre mes bras je serre?
— Oui; mais, répond Martin, ne serrez pas si fort.
— Pardon: je t'aime tant!... Fidèle à mes promesses,
Et ton ami jusqu'à la mort,
Je veux te dévorer... à force de caresses.
— Me dévorer, bons dieux! — Tu l'as dit, mon ami. —
Le bon-homme de Loup n'en fait pas à demi;
Il l'expédie en diligence,
Lui protestant toujours de sa tendre amitié.
Bref, le voyant mort à moitié,
Il lui disait encor: Mon ami, patience.
Fable V.
Le Soleil et la Vapeur
Phébus terminait sa carrière
Quand, de la fange d'un marais,
S'élève une Vapeur grossière,
Qui des fleurs ternit les attraits.
— Verse ta maligne influence,
Dit le dieu qui répand le jour;
Tu le peux durant mon absence,
Mais dès demain j'aurai mon tour.
En effet, la nouvelle aurore
A ramené l'astre vainqueur;
Il a dissipé la Vapeur
Et ranimé le sein de Flore.
Le Soleil est la vérité
Qui, par son auguste présence,
Sauve tôt ou tard l'innocence
Des traits de la malignité.
Fable VI.
Don Quichotte et
Sancho-Pança
Casque en tête, lance en arrêt,
Le fameux héros de Cervante
Pressait de l'éperon les flancs de Rossinante
A travers les détours d'une vaste forêt.
Témoin de ses hautes merveilles,
Sancho vient après lui, portant le bouclier.
Sancho lâche la bride à son noble coursier,
Qu'on reconnaît de loin à ses longues oreilles.
Mais quelle gloire attend l'illustre chevalier?
Armé de sa terrible lance,
Va-t-il terrasser un géant,
Combattre un empereur ou... des moulins à vent?
Vous allez l'apprendre; silence.
Déjà Phébus au sein des flots
Était près d'achever sa brillante carrière,
Lorsque l'intrépide héros
Est indigné de voir que sa valeur guerrière
Ait langui tout un jour dans un honteux repos.
Quoi! pas un ennemi qui morde la poussière!
Occupé de périls nouveaux,
Il ne voit qu'enchanteurs, et spectres, et châteaux.
Mais quel objet l'arrache à cette rêverie?
Soudain avec transport Don Quichotte s'écrie:
— Viens, Sancho! viens, mon fils! accours;
Voilà le plus beau de nos jours.
O la merveilleuse aventure!
Regarde à mon côté, là; n'aperçois-tu pas
Un champion couvert du casque, de l'armure,
Et qui porte la lance au bras?
Il chemine à ma gauche. Observe aussi l'allure
De son cheval; partout il suit celle du mien.
C'est un géant énorme. Ah! je veux le pourfendre:
Avançons. — Là-dessus de rompre l'entretien.
Il descend de cheval; l'autre aussi d'en descendre.
— Allons, qui que tu sois, fantôme, esprit, païen,
Défends-toi: fusses-tu le diable,
Je m'en moque, et te livre un combat effroyable. —
Il dit, et de tous les côtés
Lui porte mille coups; autant de ripostés.
Plus Don Quichotte avance, et plus son adversaire
Recule; mais tout aussitôt
Ce dernier revient à l'assaut,
Dès que le chevalier fait un pas en arrière.
Le choc pouvait durer jusques au lendemain;
A leur combat la nuit met fin,
Et de l'ennemi plus de trace.
— Il a donc de mon bras éprouvé la vigueur,
S'écria Don Quichotte, et je reste vainqueur!
Çà, mon cher écuyer, défais-lui sa cuirasse;
Cuirasse, lance, épée, et même palefroi,
Toute sa dépouille est à toi.
— Vraiment, répond Sancho, je dois vous rendre grâce;
Champion et dépouille, au diable si j'en voi;
La nuit pourtant n'est pas si sombre.
— Comment! tu ne vois rien, dis-tu?
Oh bien! ce seul exploit vaut mes exploits sans nombre;
C'est contre un revenant que je me suis battu.
— Non pas. — Qu'était-ce donc? — Votre ombre.
Fable VII.
La Volière de Salomon
Sur le balcon de son palais
Salomon fit placer une immense volière
Où rossignols, serins, bouvreuils, chardonnerets,
Saluaient chaque jour le dieu de la lumière,
Et consacraient encor leurs voix
A charmer les loisirs du plus sage des rois.
Parmi tous ces oiseaux différents de langage,
Comme d'instinct et de plumage,
On remarquait un vieux moineau
Faisant le rodomont auprès de sa femelle.
Sans cesse il lui cherchait querelle,
Voire la plumait bien et beau.
A cela que répondait-elle?
La pauvrette, au rebours de ce qu'on voit chez nous,
Ne sonnait mot et filait doux.
Mais, hélas! sa douceur et son silence même
Irritaient encor plus cet insolent époux;
Si bien qu'un certain jour il lui dit en courroux:
Sais-tu que ma force est extrême?
Tremble d'en ressentir les terribles effets;
Car je puis d'un seul coup renverser ce palais. —
Salomon l'entendit, et, se mettant à rire,
Daigna lui parler en ces mots:
O toi, le Samson des oiseaux!
Ce palais est le mien: voudrais-tu le détruire?
Non; ce serait commettre un abus de pouvoir.
Mais dis-moi, ne puis-je savoir
D'où te vient tant de force? — Ah! sire,
Répond l'oiseau tout en émoi,
Je suis faible et petit, j'en conviens; mais, grand roi,
Ne me contestez pas un droit que je réclame;
C'est celui des époux: de grace, laissez-moi
Faire le fort avec ma femme.
Fable VIII.
Le Derviche et le
Sultan
Fléau de ses états, un farouche Sultan
Ne dormait plus: tant pis; le sommeil d'un tyran,
Dit un sage par excellence,
Est le repos de l'innocence.
Un jour, las de chercher ce sommeil qui le fuit,
De son palais il sort sans bruit,
Vole au désert: peut-être un remords salutaire
Dirige-t-il ses pas vers ce lieu solitaire.
Là vivait loin du monde un Derviche pieux:
Détaché des biens de la terre,
Déja par la pensée il habitait les cieux,
Et reposait alors couché sur une pierre.
— Ce misérable! il dort, dit le Sultan; et moi...
Moi qui peux à mon gré disposer de sa vie,
Il faut que je lui porte envie! —
Il soupire à ces mots. — Holà! réveille-toi;
Écoute et réponds à ton maître.
En te voyant dormir ainsi,
Il est aisé de reconnaître
Que tu vis exempt de souci;
Mais ton lit, c'est la pierre, et, couché de la sorte,
Comment peux-tu dormir aussi bien? — Eh! qu'importe,
Dit le Dervis, de sommeiller
Sur le duvet ou sur la dure?
J'ai fait un peu de bien, ma conscience est pure;
Est-il un plus doux oreiller?
Fable IX.
Le Thé et la Sauge
La Sauge sur les mers fit rencontre du Thé,
Comme il arrivait de la Chine.
— Eh, bonjour! où vas-tu? lui dit la pèlerine.
—En Europe, ma bonne, où je suis tant fêté.
Mais ne puis-je savoir moi-même
Où tu vas? — A la Chine. — A la Chine, dis-tu?
— Oui, car c'est un pays que j'aime;
On y connaît mon prix, on vante ma vertu.
Mais en Europe, hélas! quel était mon partage!
On m'y traitait d'herbe sauvage.
Ainsi je rends graces à Dieu
D'avoir entrepris mon voyage.
On m'estima à la Chine, et j'y cours vite; adieu. —
Indignés des affronts dune ingrate patrie,
Combien n'a-t-on pas vu de talents précieux
Aller enrichir d'autres lieux
Des trésors de leur industrie!
Fable X.
Le Paysan et le Singe
Sous un soleil ardent, un pauvre villageois
S'acheminait vers la cité voisine.
Il y portait un sac de noix;
De plus, un ballot dont le poids
Du Paysan faisait plier l'échine.
Pour prendre enfin quelque repos,
Il met à terre son bagage.
Un hêtre planté là se présente à propos:
Il veut profiter de l'ombrage;
Et sur un lit de mousse étendu de son long,
Il s'endort d'un sommeil profond.
Le pauvre homme ignorait qu'au-dessus de sa tête
Logeait une maligne bête
De la famille des Bertrands,
Singe en un mot, et singe encor des plus friands.
Du haut de son observatoire
Aussitôt descend le matois,
Qui, pour ouvrir le sac, comme on peut bien le croire,
Vous fait œuvre de ses dix doigts.
— Ce sont des noix, dit-il; oh! l'excellente aubaine! —
Il y plonge une main et l'en retire pleine;
Autant de l'autre. — Bon! mais c'est encor trop peu.
Ne lâchons pas prise, morbleu!
Sans en avoir grugé pour toute ma semaine. —
En achevant ces mots, il veut goûter au fruit.
— Non, reprend-il: de peur d'éveiller ce brave homme,
Évitons de faire aucun bruit;
Ce serait conscience, il dort d'un si bon somme!
Le sac n'est pas si lourd; prenons-le tout entier
Pour le porter à mon grenier. —
Et, prompt comme l'éclair, vous eussiez vu le drôle
Entre ses dents saisir un bout du sac,
Chargeant l'autre sur son épaule;
Puis le voilà grimpant. Tout près d'arriver, crac!
Sous le poids de son corps une branche pourrie
Éclate, et rompt. Le Singe, en culbutant,
Se raccroche avec peine, a la face meurtrie,
Tandis que le sac tombe et se vide à l'instant.
Les noix de pleuvoir par douzaine
Sur le nez même du patron,
Qui s'éveille en sursaut, étonné, fort en peine.
Il découvre enfin son larron:
Mais, à si bon marché content d'en être quitte,
Il rit de l'aventure en ramassant ses noix,
Et nargue la bête maudite,
Qui l'observe d'en haut, peste, et se mord les doigts.
Vous que l'appât du gain sans cesse sollicite,
Ma fable vous fait assez voir
Qu'on s'expose à tout perdre en voulant trop avoir.
Fable XI.
Le Renard, le
Coq, et le Poulain
Certain Renard manceau, dès la pointe du jour,
Avait su pénétrer dans une basse-cour
Où vivaient, comme rats en paille,
Force poulets, dindons, et telle autre volaille.
Le sire eût trouvé là de quoi pendre à son croc,
Si deux mâtins, postés en sentinelle,
N'avaient montré les dents à notre escroc.
Le voilà donc contraint d'enfiler la venelle,
Trop heureux, en fuyant, d'attraper un vieux Coq.
La pauvre bête est d'abord étranglée;
Et, pour la manger à loisir,
L'écornifleur l'emporte au fond d'une vallée.
Mais, dieux! quel est son déplaisir
En examinant la victime!
La tête en bas, l'œil morne, l'air contrit,
Il semble amèrement se reprocher son crime.
Non loin de là paissait un Poulain, qui lui dit:
— Qu'as-tu fait, malheureux? le remords te tourmente.
Aussi d'une bête innocente
Fallait-il être le bourreau?
— En effet, répond le manceau,
Pauvre Coq! son état me cause un deuil extrême;
Regarde-le plutôt toi-même...
Il n'a que les os et la peau.
Des scélérats c'est l'ordinaire:
Quand la fortune les trahit,
Ils se repentent moins du mal qu'ils ont pu faire
Que de l'avoir fait sans profit.
Fable XII.
La
Chambrière, la Pelle, et les Pincettes
Tisonnons: c'est l'avis d'un très révérend père
Qui, le siècle dernier, en vers assez plaisants,
Fit un portrait bouffon du Messager du Mans.
Cet auteur, qu'on ne lit plus guère,
Quoique la gaieté fût son lot,
S'attacha trop peut-être au genre de Calot;
Peut-être sa muse légère
Abusa-t-elle encor du style de Marot;
Mais ce n'est pas là mon affaire:
Tisonnons; c'est l'avis du très révérend père.
Les Pincettes en main, remuant ses tisons,
Ducerceau nous apprend qu'on ne saurait mieux faire,
Et nous le prouve encor par de bonnes raisors.
Que s'il faut en donner une preuve nouvelle,
La voici, même en fable, et qui naît du sujet:
Dans cette grave affaire, il s'agit en effet
Des Pincettes et de la Pelle.
Vers la fin de l'automne, au fond d'un âtre obscur,
Elles se trouvaient délaissées.
Dans cette solitude, à qui parler? au mur?
Ce mur-là n'inspirait que de noires pensées;
Puis Pincettes et Pelle, on ne peut le celer,
Savent mieux agir que parler.
Cependant consumer le temps à ne rien faire,
C'est ennuyeux. Dormir? on ne dort pas toujours.
Quel parti prendre enfin? voyez la belle affaire!
Hé bien, à la dispute il faut avoir recours.
Entre elles aussitôt commence une bataille.
Déja le fer croise le fer;
On se bat d'estoc et de taille,
Et bientôt c'est un bruit d'enfer.
Arrive, sur ces entrefaites,
Jeanne la Chambrière. — Eh, mesdames, holà!
Quel tintamarre ici vous faites!
J'y vais remédier. — Jeanne, en disant cela,
Sépare au même instant la Pelle et les Pincettes.
Elle allume un grand feu; puis deçà, puis delà,
Vous les met en besogne, et, sans nul intervalle,
Occupe lestement lune et l'autre rivale.
Lasses enfin de tracasser,
Les voilà toutes deux prêtes à s'embrasser,
Et du combat plus de nouvelle.
Ainsi l'oisiveté fit naître la querelle,
Et le travail la fit cesser.
Fable XIII.
Les Moutons
abandonnant leur maître
Plusieurs Moutons paissaient dans un gras pâturage.
Là, sans chien ni berger, ils vivaient à l'écart.
Un fossé, qui formait l'enceinte de l'herbage,
Contre l'assaut des loups leur servait de rempart.
Certain larron du voisinage,
Qui couvait le troupeau des yeux,
Méditait dès long-temps d'aborder en ces lieux.
Il s'y rend une nuit à la faveur de l'ombre;
Mais le fossé l'arrête; il est large, profond:
Que faire? d'une planche il se construit un pont,
Et le voilà bientôt introduit sans encombre.
Par hasard, en ce moment-là,
Gentil Mouton Robin était en sentinelle:
Le voleur doucement l'appelle;
Mais Robin, sans songer à crier qui va là,
Rejoint ses compagnons, à grand bruit les réveille.
Après dix ans entiers lorsqu'Ilion fut pris,
On n'y vit point une alarme pareille.
Or jugez quelle peur agite les esprits
De la pauvre gent moutonnière!
Le danger presse. On ouvre les avis;
Au lieu d'agir, on débbère:
L'un veut ceci; l'autre veut le contraire.
On convient toutefois, car il faut en finir,
Que le point important est d'avertir le maître;
Expédient très simple, et le seul bon peut-être.
— Non, messieurs: gardons-nous d'aller le prévenir,
Dit l'un des orateurs; quel but serait le vôtre?
Guillot nous abandonne; eh bien! pour l'en punir,
Laissons-nous enlever plutôt l'un après l'autre. —
C'était mal raisonner; mais le peuple mouton
Ne se pique pas de raison.
On applaudit à ce langage.
Le larron, qui l'entend, profite du complot;
Il aborde l'aréopage,
Et, saisissant leur faible, il tombe sur Guillot.
A son dire, Guillot a les torts les plus graves;
Guillot est un tyran qui les traite en esclaves;
Sous lui la misère est leur lot:
Ensuite il leur promet d'excellents pâturages,
Où, par sa vigilance, à l'abri des outrages,
Ils vivront gais, contents, et libres en un mot.
Ce discours fait fortune au gré de son attente.
Sans autre examen, sans soupçon,
Tout le troupeau se rend à l'offre séduisante.
C'est où tendait le sycophante,
Qui lorgne en tapinois leur épaisse toison.
Déja de la bande imbécile
L'élite mise à part suit notre homme à la file.
Il va, revient, fait tant enfin, que du troupeau
Il ne reste plus qu'un agneau.
C'était Robin: à partir il s'apprête;
Il fait un pas, puis deux, puis tout-à-coup s'arrête.
— Qui donc m'engage à déserter ainsi?
Dit-il en secouant la tête;
Pour aller où? voyons; je suis si bien ici!
Guillot n'est-il pas un bon maître?
Dans l'esprit du bercail l'inconnu l'a noirci;
Cet inconnu, qui sait?... Ah! s'il n'était qu'un traître!...
Et moi, j'irais...! je ne suis pas si sot.
Non: faisons mieux; restons sous les lois de Guillot. —
Vers ce bon maître il court donc au plus vite,
Et de ses compagnons lui raconte la fuite.
Guillot n'en revient point; il jette les hauts cris.
— J'en conviens, dit Robin, le parti qu'ils ont pris
Du sens commun n'avait pas l'ombre;
Mais faut-il en être surpris,
Quand nous étions en si grand nombre?
Fable XIV.
L'Enfant et la Noix
Fanfan vit une Noix dans le coin d'une armoire.
C'était sa friandise, à ce que dit l'histoire:
Il s'en empare donc; mais, fatal accident!
En voulant la casser, il se casse une dent,
Et la noix encore est véreuse.
O volupté douce et trompeuse!
Voilà ce que ton charme opère trop souvent.
Fable XV.
L'Essaim
d'Abeilles dans le carquois de l'Amour
Fatigué d'un trop long voyage,
Et non moins las encor d'avoir lancé des traits,
L'Amour s'arrête en un bocage,
Il veut y respirer le frais.
Là coulait un ruisseau d'une onde vive et pure.
On ne découvrait à l'entour
Que berceaux et gazons, myrtes, fleurs, et verdure.
Quel plus riant asile eût pu choisir l'Amour?
Il met bas le carquois qui couvre son épaule,
Quitte son arc pareillement,
Attache l'un et l'autre à la branche d'un saule,
Puis sur un lit de mousse il s'étend mollement.
Oh! comme en sa mémoire il repasse avec joie;
Tous les traits qu'a lancés sa main,
Tant de feux allumés soudain,
Mille cœurs, en un mot, dont il a fait sa proie!
Cependant par degrés le mignon de Cypris,
Au murmure de l'eau qui flatte son oreille
En serpentant sous les berceaux fleuris,
Au doux chatouillement d'une amoureuse Abeille
Qui, dans son vol audacieux,
Respire les parfums de sa bouche vermeille,
Cupidon a fermé les yeux;
Et, dans cet abandonne voilà qui sommeille
Entre les bras d'un songe gracieux:
Puisse-t-il du repos goùter long-temps les charmes!
Quel miracle au réveil s'apprête à l'étonner!
Il est si loin de soupçonner
Que le saule où sa main a suspendu ses armes
Loge un essaim léger de ces filles du ciel
Qui pétrissent la cire et composent le miel!
Ces ouvrières diligentes,
Après avoir sucé jasmins, roses, œillets,
Et mille autres fleurs odorantes,
Venaient de ce butin enrichir leur palais.
Pour sa cellule accoutumée
Chacune a pris le carquois d'or,
Et dans cet arsenal leur troupe renfermée
Élabore avec art son liquide trésor.
La dépouille d'Hybla rend le travail facile;
On s'anime de toutes parts;
Du carquois, de l'arc et des dards,
Bientôt le plus doux miel distille.
Quand il a de Morphée épuisé les pavots,
L'Amour s'éveille, et songe à regagner Paphos.
Il avance une main légère
Pour reprendre son arc avec ses javelots;
Mais au seul mouvement, la colonie entière,
Hôtesse du brillant carquois,
S'agite, et dans les airs se disperse à-la-fois.
L'Amour reste interdit; de sa main défaillante
S'échappe l'armure éclatante;
Son cœur palpite, inquiet et troublé:
Tant pour une ombre, un rien, le cœur d'Amour tressaille
— Comment, se disait-il, cet escadron ailé
A-t-il pris mon carquois pour son champ de bataille?
Est-ce ruse ou prodige? est-ce erreur ou hasard?
Une Abeille à ce mot l'effleure de son dard.
La blessure était peu de chose,
Mais le fils délicat de la tendre Vénus
Marche toujours les membres nus:
Sa peau ressemble au lis, et ses doigts à la rose.
Le trait la piqué jusqu'au cœur;
Trois fois du pied il a frappé la terre,
Indigné qu'un insecte, en lui faisant la guerre,
Ait triomphé de son pouvoir vainqueur.
De ce dieu, quant à moi, je blâme les murmures:
Il était juste que l'Amour,
Lui qui porte en nos cœurs de si vives blessures,
En ressentît une à son tour.
Déja, loin de ces lieux, le bourdonnant nuage
Avait pris un rapide essor.
L'Amour, qui n'y voit pas, l'Amour en doute encor;
Mais bientôt renaît son courage:
Au silence profond qui règne autour de lui,
Il devine aisément que tout l'essaim a fui.
Relevant donc ses traits épars sur la verdure,
Il les remet dans le carquois.
Le miel au même instant découle de ses doigts;
Il les porte à sa bouche: — O manne douce et pure!
Mets divin! s'écria l'Amour.
Combien je vous rends grace, ô célestes Abeilles!
Puissè-je, en m'éveillant, obtenir chaque jour
Le même essai de vos merveilles!
Avouez-le, pourtant: moi, qui suis Cupidon,
Un dieu si sensible, si tendre,
J'ai payé cher un pareil don.
N'importe; à ce prix-là, je puis tout entreprendre:
Quel mortel ou quel dieu de mes traits acérés
Pourra désormais se défendre,
Quand de miel ils sont pénétrés? —
Par hasard Amyntas errait dans ce bocage.
Amant infortuné de l'ingrate Doris,
Il venait en ces lieux oublier ses mépris.
Du fils de Cythérée il entend le langage:
— Loin de moi, lui dit-il, méchant! fuis pour jamais!
Cruel tyran des cœurs, ta flamme nous consume;
Tu troubles la raison; avec toi plus de paix;
Le peu de miel enfin que distillent tes traits
Est mêlé de trop d'amertume.
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