Fable I.
Le Passager, la Mer, et les Vents
Tourmenté par la soif de l'or,
Et pourtant possesseur d'une honnête fortune,
Un marchand levantin voulut l'accroître encor
En la confiant à Neptune.
Ses voisins lui disaient qu'il n'avait pas raison;
C'était aussi lavis de toute sa famille:
N'importe. Il vend ses biens, ferme, usine, maison,
Les convertit en pacotille,
Puis s'embarque... que sais-je? on dit pour le Japon.
Graces au Vent qui le seconde,
Le vaisseau fait d'abord un immense trajet,
Et le trafiquant satisfait
Croit déja posséder les trésors de Golconde;
Mais sur la foi des Vents insensé qui se fonde.
Comme il touchait au port, tout-à-coup dans les airs
Éclate une horrible tempête.
Le ciel qui s'obscurcit est sillonné d'éclairs;
Les Autans furieux ont soulevé les Mers:
Le matelot tremblant, sous ses pieds, sur sa tête,
Partout ne voit que morts et que tombeaux ouverts.
Dans cette commune détresse;
Le voyageur, pâle et transi,
A Téthys en ces mots s'adresse:
Tu me vois à genoux, et te criant merci,
O Mer! apaise-toi, de grace;
Sauve ma pacotille... et ma personne aussi.
— Moi! lui répond la Mer, que veux-tu que je fasse?
Ne sont-ce pas les Vents qui m'agitent ainsi?
Adresse-leur donc ta prière;
De ces Vents, s'il se peut, conjure la colère;
Qu'ils me rendent le calme, et je te mène au port. —
Sur quoi le Levantin s'écrie avec transport:
— Vous entendez Téthys, nobles enfants d'Éole,
Ah! daignez par pitié...! — Téthys est une folle,
Répondent brusquement les Vents.
Nous sommes, nous, de bons enfants,
Mais elle est une furibonde.
Baisse les yeux, et vois plutôt
Comme au plus léger souffle elle s'enfle, elle gronde.
Laisse-nous donc en paix nous divertir là-haut.
Cependant le péril augmente.
Bientôt contre un écueil le vaisseau fracassé,
Jouet des Vents fougueux et de l'onde écumante,
En débris flotte dispersé.
Trop heureux de sauver sa vie
A la faveur d'un mât qui l'arrache au danger,
Le pèlerin de voyager
Pour jamais a perdu l'envie.
Échappé de la sorte à la fureur des flots,
Le front baissé, l'œil morne, il gagne un promontoire;
Là, sur un roc sauvage il grave son histoire,
Et la termine par ces mots:
»Esclaves d'une aveugle idole;
Qui parcourez les Mers pour trouver le Pactole,
Craignez même rencontre au milieu du trajet.
De pareils ennemis sont d'autant plus à craindre,
Que l'un accuse l'autre, en feignant de vous plaindre
Du mal qu'ensemble ils vous ont fait.«
Fable II.
La Rose et le Chardon
Mon Dieu! de vos attraits vantez donc moins l'éclat,
Disait le Chardon à la Rose.
Vous flattez, j'en conviens, les yeux et l'odorat;
Mais vos admirateurs, en vers ainsi qu'en prose,
Tous les jours ne disent-ils pas
Qu'aux rayons du matin éclose,
Vous perdez dès le soir vos fragiles appas?
Moi, dont la tête est bigarrée
De mille agréables couleurs,
Je ne craignis jamais le souffle de Borée,
Et de l'hiver enfin je brave les rigueurs.
— Je ne vous porte point envie,
Répond la fille du printemps.
N'est-ce pas sur l'emploi du temps
Que se mesure notre vie?
Vous bravez, dites-vous, l'hiver et les Autans:
Peut-on s'enorgueillir d'un si faible avantage?
»As-tu bien vécu?« dit le Sage;
Il ne demande pas: »As-tu vécu long-temps?«
Fable III.
Le Maître de
maison, l'Intendant,
l'Écureuil, et le Perroquet
Un riche amateur d'animaux
Avait à sa campagne une ménagerie.
Cet homme en était fou; mais sa bête chérie
Était un Écureuil, sémillant et dispos,
Qu'il exaltait à tout propos.
— Comme il tourne en sa cage, où l'œil le suit à peine!
S'écriait-il; voyez quelle vivacité!
S'agit-il de grimper à la cime d'un chêne,
L'oiseau même n'a pas plus de légèreté.
Mais, chose non moins étonnante,
De l'écorce d'un arbre il se fait un bateau,
De sa queue en panache une voile flottante,
Et traverse ainsi l'onde, Argonaute nouveau.
Est-ce tout? Non vraiment: son oreille est unique
Pour la danse et pour la musique. —
C'est en ces mots que de son Écureuil
Le Maître infatué vantait le savoir-faire;
Et le mignon (hélas! c'est l'ordinaire)
En était tout gonflé d'orgueil.
Il voyait en pitié ses autres camarades,
Quelquefois même s'en moquait,
Ne ménageant pas plus un oiseau des Barbades,
Joli causeur: c'était un charmant Perroquet,
Long-temps chéri d'une jeune sultane,
Mais qu'on avait chassé de la cour ottomane
Pour avoir eu trop de caquet.
Ainsi donc, abusant de la faveur du Maître,
L'Écureuil au logis mettait tout en rumeur.
L'Intendant même un jour, avec un ton d'humeur,
Dit qu'il lui ferait faire un saut par la fenêtre;
Car il l'avait nargué vingt fois,
En lui jetant au nez ses coquilles de noix.
Chacun dans la maison conspirant à sa perte,
L'occasion en est bientôt offerte.
Le Maître s'absente un matin
Pour entreprendre un long voyage.
Il part; notre Écureuil n'en devient pas plus sage;
Quedis-je? il est encor plus insolent, plus vain;
Si bien qu'en son courroux l'Intendant, à la fin,
Va trouver l'animal enfermé dans sa cage.
— Je vous tiens donc, dit-il, ô mon charmant bijou!
A tout le monde ici vous avez fait outrage;
Je viens, petit sultan, pour vous tordre le cou. —
L'Écureuil d'abord se récrie;
Demande grace ensuite, et convient de ses torts:
Serviteur à sa seigneurie!
L'Intendant le saisit au corps,
Le secoue avec violence,
Et, malgré ses raisons, malgré ses cris perçants,
Il lui laisse à peine le temps
De mettre ordre à sa conscience.
Le Perroquet alors, profitant du loisir,
Lui dit: Mon beau mignon, ceci vous fait connaître
Que l'on n'a pas assez de l'amitié du maître,
Si l'on n'y joint encor la faveur du visir.
Fable IV.
Le
Pommier, le Marronnier, et les Abeilles
Au creux d'un Marronnier s'établit un essaim.
C'était près d'un parterre où mille fleurs vermeilles
Aux diligentes Abeilles
Offraient un riche butin.
Aussitôt on se met en quête,
On revient, on reprend l'essor,
Et, pour recevoir leur trésor,
Mainte cellule est déja prête.
Fier de loger ce peuple industrieux,
Le Marronnier sourit à leur ouvrage;
Il s'estime dès-lors un très haut personnage;
Bref, monseigneur jette à peine les yeux
Sur les arbres du voisinage.
Un Pommier s'en indigne; il lui dit: Orgueilleux,
D'où te vient donc cet air avantageux?
Est-ce du miel qu'en ton sein l'on dépose?
J'admire ces rayons, sans doute, et j'en fais cas;
Mais tout l'honneur n'en appartient-il pas
A l'Abeille qui les compose?...
De ton fruit, si tu peux, corrige l'àcreté,
Nourris, comme l'Abeille, et les champs, et la ville;
Et nous te passerons un grain de vanité,
Dès que tu sauras être utile.
Fable V.
Diogène et la Statue
Diogène, on le sait, logeait dans un tonneau;
Du reste, une besace, un bâton, un manteau,
Et de ses biens voilà tout l'inventaire;
Pour le dresser besoin n'est d'un notaire.
Si mon homme en cela se contentait de peu,
Il y trouvait du moins le nécessaire,
Et puis de pauvreté n'avait-il pas fait vœu?
Mais abrégeons, plus de prologue:
D'un trait de sa morale ornons cet apologue.
On lit chez certain chroniqueur
Qu'achevant de manger un tronçon de laitue,
Notre philosophe moqueur
Vit dans le Céramique une riche Statue.
A ses pieds il tombe soudain,
En demandant l'aumône et lui tendant la main.
Comme il restait toujours dans cette humble posture,
Quelqu'un, témoin de l'aventure,
Lui dit: N'es-tu donc pas confus?
Ce marbre est insensible, et ta prière est vaine.
— Je le sais, répond Diogène,
Mais je m'accoutume aux refus.
Savoir se suffire à soi-même,
Sans desirer ni craindre rien,
N'est pas, à mon avis, un si mauvais système:
Que de solliciteurs pourraient s'en trouver bien!
Fable VI.
Le
jeune Chien, le Chat, et le vieux Dogue
Sous même toit logeait avec un Chat
Un jeune Chien, roquet de son état;
Et nos deux commensaux aimaient les friandises.
Pour reliefs de perdrix ou de quelque autre plat
Sans cesse on les trouvait aux prises.
Certain Dogue édenté, le Nestor du quartier,
Veut un jour les rapatrier.
Il va les voir à part, confesse l'un, puis l'autre;
Puis, balançant leurs torts, les sermonne si bien,
Que Minet le bon apôtre,
Et Ragotin le vaurien,
Se jurent paix éternelle,
Foi de Chat et foi de Chien;
Ensuite un baiser la scelle.
Cet accord fait, le Dogue officieux
Les invite à dîner tous deux.
On suit volontiers le compère.
Ils se sont mis à table, et Dieu sait quelle chère!
Telles gens au dessert arrivent promptement.
Un os restait sans plus; Minet adroitement
L'escamote, et déja le porte à sa moustache,
Lorsque d'entre ses doigts l'autre glouton l'arrache.
C'est matière à nouveau combat:
Le Chien de fondre sur le Chat,
Et la griffe et la dent ont marché de plus belle.
En vain, pour contenir ces rivaux furieux,
Le pacificateur se jette au milieu d'eux;
Il est compris dans la querelle.
Enfin, sanglant, percé de coups,
Il laisse le champ libre à nos deux adversaires.
— Entre méchants, dit-il, point de traités sincères;
Et celui-là sans doute est le plus grand des fous,
Qui met le nez dans leurs affaires.
Fable VII.
Le Chameau et le Bossu
Au son du fifre et du tambour,
Dans les murs de Lutèce on promenait un jour
Un Chameau du plus haut parage.
Il était fraîchement arrivé de Tunis,
Et mille curieux, en cercle réunis,
Pour mieux le contempler lui fermaient le passage.
Un riche, moins jaloux de compter des amis
Que de voir à ses pieds ramper un monde esclave,
Dans le Chameau louait un air soumis.
Un magistrat aimait son maintien grave,
Tandis qu'un avare enchanté
Ne cessait d'applaudir à sa sobriété.
Un Bossu vint, qui dit ensuite:
—Messieurs, trêve à ces vains propos;
Vous ne prenez point garde à son plus grand mérite.
Voyez s'élever sur son dos
Cette gracieuse éminence:
Qu'il semble léger sous ce poids,
Et combien sa personne en reçoit à-la-fois
Et de noblesse et d'élégance!
En riant du Bossu, nous faisons comme lui,
A son orgueil en rien le nôtre ne déroge;
Et l'homme, tous les jours, dans l'éloge d'autrui,
Sans y penser fait son éloge.
Fable VIII.
L'Enfant élevé par
une Louve
On ne sait par quelle aventure
Fut laissé près d'un bois un enfant notiveatt-né.
Une Louve, en cherchant pâture,
S'arrête aux cris plaintifs de cet infortuné;
Elle adopte aussitôt la pauvre géfliture,
Et l'allaite au fond des forêts.
Quoi! l'animal entend la voix de la nature,
Et dans le cœur de l'homme elle a si peu d'accès!
L'Enfant grandit avec la gent louvière;
Se fit sans peine à sa manière,
Ou s'il en différait encor,
C'est qu'il se nourrissait des mets de l'âge d'or.
Un certain jour qu'au bord d'une onde pure
Il se désaltérait, le seigneur du canton,
Du nouveau Romulus entrevit la figure.
Ce seigneur était un Caton.
Il arrête l'Enfant, chez lui le fait conduire;
Veut qu'on le traite avec douceur,
Étudie avec soin son esprit et son cœur;
Bref, il se charge de l'instruire.
Le voilà devenu l'enfant de la maison;
Du maître en peu de temps il parle le langage,
Se montre déja moins sauvage,
Et par degrés enfin il acquiert la raison.
C'est alors qu'avec pompe à ses yeux on étale
Tout le code de la morale:
L'élève est enchanté de ces hautes leçons;
Selon lui, tant de beaux adages
Ne doivent composer de mille nations
Qu'une république de sages.
Dans l'ardeur qui l'enflamme, il cherche parmi nous
La pratique de ces maximes;
Mais par-tout, ô surprise! il voit avec courroux
Des scélérats puissants appelés magnanimes,
Des traîtres, des ingrats, ou des tyrans jaloux,
Profanant sans pudeur le nom sacré d'époux;
Tout le cortège enfin des vices et des crimes.
— O ciel! s'écria-t-il, que me proposiez-vous!
Qui? moi, j'adopterais votre façon de vivre!
Non, non: la conduite des loups
Est bien moins dangereuse à suivre.
L'homme traite ces animaux
D'espèce féroce et barbare;
Mais qu'à la sienne on la compare.
S'ils vivent quelquefois de la chair des agneaux,
L'homme épargne-t-il plus les bêtes moutonnières?
Entre eux du reste ils sont égaux,
Et ne se souillent point du meurtre de leurs frères.
Pour vous, ambitieux rivaux,
Ne vous livrez-vous pas une éternelle guerre?
Vous répandez des flots de sang;
Pourquoi? pour soutenir un faux titre, un vain rang,
Ou disputer un coin de terre.
Ah! rendez-moi la liberté:
Que j'aille recevoir dans les déserts sauvages,
Non des avis, peut-être sages,
Mais des lecons d'humanité.
Fable IX.
Le Tonnerre et le Nuage
Nous habitons tous deux les mêmes régions,
Disait le Tonnerre au Nuage;
Mais t'égaler à moi! quelle audace! Voyons:
De grossières vapeurs tu n'es qu'un assemblage
Toujours errant parmi les airs;
Le moindre vent te chasse, un rien peut te dissoudre,
Et tu ne fais d'ailleurs qu'obscurcir l'univers.
Moi, je marche entouré d'éclairs;
Au loin je puis lancer les éclats de la foudre;
C'est peu de renverser les pins audacieux,
Des monts qui menacent les cieux
Je fais avec fracas crouler la cime altière;
J'ébranle les palais jusqu'en leurs fondements;
J'embrase les cités de mes feux dévorants;
Enfin, dévastateur de la nature entière,
La terreur me devance, et le trépas me suit.
Voilà quels grands effets le Tonnerre produit;
Mais toi... — Moi, répond le Nuage,
Je ne parlerai point avec tant d'étalage:
Je hais l'orgueil; je crains le bruit,
Et sur-tout celui du Tonnerre:
Mais lorsqu'un vent léger m'abaisse vers la terre,
Je vois le laboureur en rendre grace aux dieux;
Ma rosée a bientôt fécondé ses campagnes;
Abondance et joie, en tous lieux,
Voilà mes deux seules compagnes.
Encore un mot, seigneur, et je ne dis plus rien:
Quand on est placé haut, c'est pour faire le bien.
Fable X.
La Belle et la Guêpe
Combien de vains discours
Se glissent tous les jours
A l'oreille des belles!
La sottise en rabat, l'orgueil en cheveux longs,
Tels qu'un vil essaim de frelons,
Bourdonnent sans cesse autour d'elles:
Que je les plains, si ce perfide encens
Peut gagner leur esprit et chatouiller leurs sens!
O Belles, permettez qu'un ami vous expose,
En élaguant sa fable, et ménageant les mots,
Ce qu'un auteur anglais* raconte à ce propos:
J'abrège son récit pour cause.
Doris, un jour d'été, rêvait à ses attraits,
Et, devant un miroir ajustant sa parure,
Joignait un nouveau charme aux dons de la nature.
Une Guêpe la voit, vole au loin, vole auprès,
Tantôt frise son cou d'albâtre,
De ses lèvres tantôt effleure le corail.
Doris la chasse en vain; l'insecte opiniâtre
Se moque des coups d'éventail:
Même il a respiré les parfums de sa bouche.
— Dieux, qui voyez ce trait d'une insolente mouche,
Vengez-moi, s'écria Doris.
— Quel si grand crime ai-je commis,
Dit la Guêpe; et ce crime en suis-je bien la cause?
Cachez-moi donc ces yeux si doux;
Dérobez-moi ces traits dont le pouvoir expose
A mériter cet injuste courroux:
Votre bouche a l'éclat et l'odeur de la rose. —
A ce joli compliment
Doris n'a plus de colère.
La Guêpe épiait ce moment,
Et la touche du bout de son aile légère;
Puis sur sa joue ose faire un larcin;
Puis s'éloigne encor de la Belle,
A dessein d'obtenir une faveur nouvelle;
Puis de Doris vient carresser le sein:
Alors, sans nul obstacle, elle met au pillage
Les roses et les lis.
L'imprudente Doris
Se prête au badinage;
Mais ce doux jeu
Dura bien peu.
Tandis que la jeune étourdie
S'amuse de la sorte, et bannit tout soupçon,
Elle éprouve soudain, ô noire perfidie!
Que l'insecte galant portait un aiguillon.
*John
Gay. Cette fable a été plusieurs fois imitée en notre
langue, et en dernier lieu par Florian; mais cet intéressant
fabuliste n'a composé la sienne que de la première moiti de
celle
du poëte anglais, et il a négligé le but moral, que j'ai
conservé
dans mon imitation.
Fable XI.
Le Roi, son Fils,
et l'Esclave
Par mille excès honteux démentant sa naissance
Le Fils aîné d'un souverain,
A ses sujets, qu'il opprimait d'avance,
Faisait craindre un sceptre d'airain.
L'abus marche souvent auprès de la puissance.
A tant d'affreux dérèglements
Il fallait mettre des entraves:
Le Roi mande son Fils; il fait en même temps
Amener à ses pieds le plus vil des esclaves,
Et commande à tous deux d'ôter leurs vêtements.
— Monstre, indigne du trône et du jour qui t'éclaire,
Dit à son héritier le monarque en colère,
Vois le corps de cet homme, et le compare au tien.
Regarde, considère bien
Si l'un de l'autre en rien diffère.
Parle à présent; peux-tu me dire en quoi
D'un esclave on distingue un roi? —
Le Fils sentit le poids de cette remontrance.
Il comprit que chaque mortel
Au seul hasard doit sa naissance,
Et qu'entre les humains la seule différence
Vient du mérite personnel.
Fable XII.
Le Nid d'Aiglons
On tenait une foire aux bords d'une prairie,
Et ce n'étaient par-tout que jeux, danses, festins:
En ces jours-là campagnards, citadins,
S'assemblent volontiers pour se mettre en frairie.
Une Aigle en ce moment planait au haut des cieux.
— Quoi! dit-elle, cette canaille
Se divertit à qui mieux mieux,
Et moi, qui suis l'oiseau du souverain des dieux,
Je m'en irais à jeun, lorsqu'elle fait ripaille!
Non, certes, mes pareils n'en usent pas ainsi;
J'aurai part au banquet, et mes Aiglons aussi. —
La voilà donc qui s'abat vers la terre
En ouvrant une large serre.
C'était venir à temps, car on servait le rôt.
Un agneau sortait de la broche:
L'Aigle, du coin de l'œil, l'examine, en approche,
Le trouve cuit à point, et l'enlève aussitôt.
La proie au nid est déposée.
Sur leur lit de duvet Aiglons dormaient encor.
— Ne les réveillons pas, dit la mère avisée;
Reprenons plutôt notre essor. —
Et la dame au butin revole de plus belle;
Mais, vain espoir! chacun fait sentinelle.
C'est peu des instruments de fer;
Pierres, bâtons, servent d'armes contre elle.
Enfin, l'oiseau de Jupiter
Est traité cette fois en pirate de l'air.
Que faire? déguerpir; des brigands c'est la règle
En pareil cas: ainsi fit l'Aigle.
Elle retourne auprès de ses petits.
O dieux! quel nouveau rabat-joie!
Plus d'Aiglons! jugez de ses cris.
La gloutonne (toujours un larron se fourvoie)
N'avait pas vu qu'avec sa proie
Elle enlevait encore un tison allumé.
De son nid la fragile trame
Avait servi d'aliment à la flamme;
Aiglons et nid, tout était consumé.
Jamais un larcin ne profite,
Sans compter les malheurs qu'il entraîne à sa suite.
Fable XIII.
Le Paysan et l'Écho
Un jeune paysan, pour la première fois,
Se promenait le long d'un bois.
Là, de chanter il lui prend fantaisie.
L'Écho de répéter la fin de sa chanson.
— Quelle voix de la mienne ose étouffer le son?
Dit-il; serait-ce jalousie?
Oui, sans doute: oh bien! nous verrons! —
Et là-dessus il chante de plus belle.
Mais que lui sert de gonfler ses poumons?
Aux derniers sons toujours fidèle,
L'infatigable Écho les rend en cent façons.
Qu'arriva-t-il? on le présume:
L'amante de Narcisse obtint le dernier mot,
Et le gars à crier ne gagna qu'un gros rhume.
Que gagne-t-on de plus à lutter contre un sot?
Fable XIV.
L'Homme,
le Singe, le Ver, et la Pomme
Elle est à moi, disait arrogamment un Homme
Qui de la main d'un Singe arrachait une Pomme.
Mais jugez, en l'ouvrant, combien il reste coi,
Lorsqu'il y trouve un Ver, qui dit: Elle est à moi.
Fable XV.
Les deux Rats
Au fond d'une bibliothèque,
Deux Rats, amis d'enfance, et même un peu parents,
Vivaient en paix depuis long-temps,
Cachés derrière un gros Sénèque.
L'un, appelé Trotte-menu,
Avait le goût exquis; car il ne flairait guère
Que les Virgile et les Homère:
Il avait lu beaucoup, et beaucoup retenu.
Quant à Pansard, son camarade,
Très léger de cervelle, il prisait assez peu
Une Enéide, une Iliade;
Le grec et le latin lui semblaient de l'hébreu.
En revanche il lisait chroniques et gazettes,
Compilant tout, bons mots, chansons, historiettes;
Et lorsqu'il en eut pris selon son appétit,
Mon Rat un beau matin s'érige en bel esprit.
Mais, pour s'acquitter d'un tel rôle,
Point ne suffit à l'habile Pansard
De déguiser ses larcins avec art;
Besoin est de preneurs: qu'imagine le drôle?
Un réfectoire était tout près
De la bibliothèque, et dans ce réfectoire
Se trouvait une vaste armoire,
Toujours pleine des meilleurs mets;
C'est là qu'il élit domicile:
Un trou, qui semble fait exprès,
De l'armoire en tout temps lui ménage l'accès.
Table ouverte aussitôt: rats de champs, rats de ville,
Long-museau, Pille-grain, Lèche-plat, Croque-lard,
Gens de bon appétit, et friands de ripaille,
Sont invités soudain à dîner chez Pansard.
Chacun comme à la noce arrive en diligence.
Quel plaisir pour messieurs les rats!
La table était servie avec magnificence,
Non moins bien que pour vingt prélats.
De la patte et des dents jugez si l'on s'escrime.
Pansard d'éloges est comblé;
Par tous les assistants il est même appelé
Pansard le révérendissime.
Ces messieurs payaient leur écot;
Flatté de leurs discours, lui seul est assez sot
Pour se croire un grand personnage.
— Or à présent, dit-il, que le dessert est mis,
Entre la poire et le fromage,
Vous permettrez, mes bons amis,
Que je vous lise un mien ouvrage. —
Le troupeau de flatteurs lui répond en chorus:
Lisez, seigneur Pansard; nous sommes tout oreilles. —
Il lit. Eux de crier merveilles!
C'étaient des lieux communs, pourtant, et rien de plus.
Le jour tombe enfin; le cher hôte
Avec regret leur dit bonsoir,
Faisant promettre à tous que dès demain sans faute,
A pareille heure, ils viendront le revoir.
— Je vous lirai, dit-il, quelque autre bagatelle. —
On y consent. Le lendemain
Chacun des conviés amène son voisin.
Nouveau repas et lecture nouvelle;
De plus aussi même refrain.
Le patron enchanté n'en va que meilleur train:
Dans son logis la foule abonde;
C'est à qui prônera ses talents à la ronde;
Tant que le bruit en vient jusqu'à Ratapolis:
Pansard s'y voit cité, parmi les beaux esprits.
Comme le premier rat du monde.
Son vieil ami Trotte-menu
Lui revient alors en mémoire.
Il l'avait oublié (chose facile à croire)
Depuis qu'il était parvenu.
Instruit que cet ami composait en silence
Une Histoire des Rats fameux,
Et desirant y figurer comme eux,
Pansard songe à revoir son compagnon d'enfance.
A l'étude livré, sans preneurs, sans appui,
Celui-ci vivait solitaire,
Ne recevant personne en sa retraite austère,
Hors quelques rats lettrés, modestes comme lui.
Le gras Pansard se met donc en voyage;
Il va rendre visite au docte personnage;
Et, si je m'en ressouviens bien,
Voici quel fut leur entretien.
PANSARD
Eh bonjour, mon vieux camarade!
Que j'aime à te revoir!... Encore une embrassade!...
Mais qu'est-ce? ô ciel!... pauvre reclus,
Aurais-tu donc été malade?
TROTTE-MENU
Non.
PANSARD
Je ne te reconnais plus.
Que ton échine est maigre, et quelle barbe grise!
Tu vis sans doute en rat d'église?
Va, crois-moi, laisse là tes livres vermoulus:
On ne connaît chez moi lavent, ni le carême;
Viens-y retrouver l'appétit.
TROTTE-MENU
Pour vivre tout un jour une noix me suffit.
PANSARD
Bon Dieu! quelle abstinence extrême!
TROTTE-MENU
Qui nourrit trop son corps nourrit peu son esprit.
PANSARD
Oh! le précepte est trop sévère.
Nombre de rats savants, et d'un goût délicat,
Bien que j'aime la bonne chère,
Jugent que mes talents n'en ont pas moins d'éclat.
TROTTE-MENU
Ces savants prétendus sont des flatteurs à gages,
Qui mettent à profit ta sotte vanité.
Un nom, avec de tels suffrages,
Ne parviendra jamais à la postérité.
Cependant l'on te chante au son de la trompette,
Tandis que dans son coin le vrai talent végète.
PANSARD
Tu me diras, ami, tout ce que tu voudras:
Un auteur est-il à l'aumône,
Fût-il un autre Homère, on n'en parlera pas.
Deviens Amphitryon, si tu veux qu'on te prône.
Épilogue
L'Histoire et la Fable
La muse de la Fable, et celle de l'Histoire,
Contestaient un joue de leurs droits.
—C'est par moi, dit Clio, qu'au temple de mémoire
Sont consacrés les noms des héros et des rois.
Des siècles entassés immense répertoire,
Par l'exemple dautrui j'éclaire les mortels.
Aux talents, aux vertus, j érige des autels,
Mais je voue aux méchants une haine implacable:
Les Nérons m'inspirent l'horreur,
Et, d'un burin inexorable,
J' imprime sur leurs fronts le sceau du déshonneur.
De mes interprètes fidèles
Te citerai-je les grands noms?
Les Plutarques, les Xénophons,
Le peintre du vainqueur d'Arbelles,*
Et ces Annales immortelles**
Qui, depuis près de deux mille ans,
Vengen l'humanité du règne des tyrans?
— Ma sœur, lui répondit la Fable,
Vous et moi, par divers chemins,
Nous tendons vers un but semblable.
C'est en les amusant que j'instruis les humains:
Chez vous, sans le moindre nuage,
L'auguste vérité se montre à tous les yeux;
Moi, sous un voile officieux,
Je tempère avec art l'éclat de son visage,
Et moins austère elle en plaît mieux.
Lorsque je mets en scène un tigre, une panthère,
Qui peut méconnaître à ces traits
Les Caligula, les Tibère,
Et ne pas s'indigner de leurs lâches forfaits?
C'est par les mêmes artifices
Qu'opposant les vertus aux vices,
Dans deux pigeons unis dès le berceau,
J'offre de l'amitié le plus touchant tableau.
Si l'autorité de l'Histoire
Prévint souvent la chute d'un état,
La Fable aussi n'eut-elle pas la gloire
De sauver Rome et le sénat?
Encore un mot, ma sœur; vous serez moins hautaine:
J'honore les talents de vos historiens;
Mais à ces grands auteurs dont vous êtes si vaine
Je n'oppose qu'un seul des miens,
Et cet auteur.... c'est La Fontaine.
*Quinte-Curce,
historien d'Alexandre.
**Les
Annales
de Tacite.
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