Fable II.
L'Araignée et le Ver à soie
L'Araignée en ces mots raillait le Ver à soie:
Bon Dieu! que de lenteur dans tout ce que tu fais!
Vois combien peu de temps j'emploie
A tapisser un mur d'innombrables filets?
— Soit, répondit le Ver; mais ta toile est fragile,
Et puis à quoi sert-elle? à rien.
Pour moi, mon travail est utile;
Si je fais peu, je le fais bien.
Fable III.
Le Mât de Cocagne
Après de sanglantes batailles
Et de plus glorieux succès,
Un peuple, au sein de ses murailles,
Célébrait une fête en l'honneur de la paix.
De la paix! quels transports un nom si doux inspire!
Mais comment pouvoir les décrire?
Là s'offrent aux regards enchantés et surpris
Cent rivaux tout couverts dune noble poussière;
Ils se sont élancés dans la même carrière,
Et de la course entre eux se disputent le prix.
Ici, sur la corde tendue,
Partageant l'empire des airs
Avec l'oiseau qui fend la nue,
Un adroit voltigeur fait mille tours divers.
Plus loin, les yeux fixés sur des verres d'optique,
Un groupe d'enfants ébahis
Écoute un Auvergnat, la perle du pays,
Qui, dans sa lanterne magique,
Leur fait voir le soleil, la lune, et caetera,
Ni plus ni moins qu'à l'Opéra.
Mais de quels cris a retenti la plaine?
Qui fait rire aux éclats ce cercle observateur?
C'est un jeune homme essoufflé, hors d'haleine,
Qui, d'un Mat de Cocagne affrontant la hauteur,
Et jetant sur sa proie un œil de convoitise,
Se voit forcé de lâcher prise.
Plus souple, plus nerveux, un nouveau concurrent
A son tour vient prendre la place.
D'un regard fier il mesure l'espace.
Collé contre le Mat, qu'il serre étroitement,
Il l'escalade avec audace.
Le voilà presque au faîte arrivé lestement.
Là brille une couronne au verdoyant feuillage,
D'où pendent vingt riches bijoux.
Le plus beau devient son partage;
Mais c'est trop peu d'un seul, il veut les ravir tous.
Ainsi, poursuivant sa conquête,
Il amasse tant de butin,
Que le meilleur des lots échappe de sa main.
Il cherche à le reprendre: ô malheureux destin!
En perdant l'équilibre il a perdu la tête,
Et, du haut en bas renversé,
Il tombe au pied du Mât, le corps tout fracassé.
Un grand homme l'a dit (quel sens dans cet adage!):
La modération est le trésor du sage.
Fable IV.
Le Chien et la Chèvre
Pataud, chien de berger, sous sa forme grossière,
N'en était pas moins un bon chien:
Qu'importe l'air des gens quand ils nous servent bien?
Hors le temps des repas il ne s'écartait guère
D'une Chèvre vive et légère
Dont il était l'ami plutôt que le gardien.
De son côté, la Chèvre, en fidèle compagne,
Ne quittait point son cher Pataud;
Mais la dame (c'est son défaut)
Aimait à l'attirer au pied d'une montagne
Pour y grimper, courir, sauter, cabrioler,
En un mot pour batifoler.
Ils jouaient donc ensemble un jour de promenade,
Lorsqu'autour de Pataud la Chèvre gambadant,
Par mégarde et sans accident,
Lui porte un coup de corne; à quoi le camarade
Riposte par un coup de dent.
La représaille était un peu trop vive;
Le sang coule. Aussitôt notre Chèvre plaintive
Au maître du logis court dénoncer le fait.
Le Chien a comparu, l'œil morne, l'air défait.
Quand le maître Thomas a bien pesé l'affaire,
Il s'adresse à la Chèvre, et lui dit: Quoi! ma chère,
Ne te souvient-il plus que, par la faim pressé,
Un loup t'enleva l'an passé?
Il te fit sur l'échine une grave blessure.
Cependant, par miracle échappée au trépas,
Tu gémis de ton mal et ne t'en plaignis pas.
Aujourd'hui tu te plains d'une faible morsure;
Et qui dénonces-tu?... Pataud, un si bon chien...
Un ami... car il est le tien. —
A ce mot la Chèvre soupire,
Et lui répond: C'est là le trait qui me déchire.
Un loup m'attaque; il est mon ennemi;
J'ai donc à redouter son approche mortelle:
Mais sa plus rude atteinte est cent fois moins cruelle
Que le plus léger mal qui nous vient d'un ami.
Fable V.
La Source et le
Jardinier
Privé de l'eau du ciel dans le fort des chaleurs,
Le jardinier Lucas n'avait d'autre ressource,
Pour arroser et ses fruits et ses fleurs,
Que le tribut d'une limpide Source.
Lucas y puisait donc du matin jusqu'au soir;
Mais par malheur alors elle n'abondait guère,
Et trop souvent, pour remplir l'arrosoir,
Il lui fallait une heure entière.
Un jour, le Jardinier lui dit avec humeur:
Source avare! source maudite!
Ne peux-tu donc couler plus vite?
Quoi! je te parle en vain... toujours même lenteur?
Ah! c'est payer trop cher un si léger service... —
Et, dans un accès furieux,
L'ingrat, contre sa bienfaitrice,
Se répand en propos les plus injurieux.
La Naïade, pour le confondre,
N'avait besoin que d'arrêter son cours;
Mais non: sans s'émouvoir, ni même lui répondre,
Au profit de Lucas elle coula toujours.
C'est le vrai bienfaiteur que j'ai peint dans ma fable.
Il trouve mille ingrats, sans se lasser jamais
De leur dispenser ses bienfaits:
La source est dans son cœur; elle est intarissable.
Fable VI.
Le Lierre et le Rosier
Un Lierre, en serpentant au haut d'une muraille,
Voit un humble Rosier, et se rit de sa taille.
— Apprends, dit l'arbre nain, que, seul, privé d'appui,
J'ai su m'élever par moi-même;
Et toi, dont l'orgueil est extrême,
Tu ramperais encor sans le secours d'autrui.
Fable VII.
Le Singe et l'Ours
Un bouffon, à la foire, avait ouvert boutique;
Et, sa baguette en main, frappant sur un tableau,
Il criait aux passants d'une voix emphatique:
Messieurs, venez voir du nouveau,
Venez voir un spectacle unique;
Ce sont des animaux rares, intéressants;
Je les amène exprès d'un port de la Guyane.
Vous admirerez leurs talents;
Je n'en excepte point mon âne:
Car mon âne, messieurs, est savant jusqu'aux dents. —
Cet homme, en parlant de la sorte,
Connaissait bien l'esprit des gens
Qui venaient assiéger sa porte.
Du reste, ses acteurs étaient assez plaisants;
Mais le premier de tous, le héros de la troupe,
Qu'un Ours, maître à danser, portait souvent en croupe
Était sire Jacot, singe de son état.
Jacot par mille tours égayait l'assistance;
Et, grimacier par excellence,
Il aurait fait rire un sénat.
Sous l'habit militaire il fallait voir mon drôle,
Le chapeau tourné de travers,
La giberne au côté, le fusil sur l'épaule,
Imiter d'un soldat les mouvements divers.
Il avait une adresse égale
Pour s'escrimer le sabre en main:
Il eût pu défier enfin
Le plus fameux prevôt de salle.
A ce métier-là, par malheur,
Jacot, devenu diable à quatre,
Se montre insolent, querelleur;
Tout son plaisir est de se battre.
D'abord il cherche noise au bouc, son compagnon;
S'imaginant faire merveille,
D'un revers de son espadon
Il lui rase la barbe au niveau du menton;
Puis envers maître aliboron
Il se permet gentillesse pareille;
Que dis-je? hélas! le maudit garnement
Lui fait sauter un bout d'oreille:
Le docteur en avait de reste heureusement.
Loin de punir ces incartades,
On en rit, et dès-lors à tous ses camarades
Le Singe fait mille bravades;
A l'Ours même il jette le gant,
Et lui porte des estocades.
— En garde, beau danseur! dit-il en se moquant. —
L'Ours, comme on sait, n'entend pas raillerie;
Armé de son bâton, il le charge à l'instant:
Jacot pare le coup, et, soudain ripostant,
Crève un œil à sa seigneurie.
L'Ours fait retentir l'air de sa voix de stentor;
Il revient à l'assaut avec plus de furie:
Ajax fut moins terrible en combattant Hector.
Cependant c'est en vain que l'animal colère
Veut empoigner son agile adversaire;
Le Singe l'esquive toujours,
Et maintenant de loin il fait la moue à l'Ours.
Celui-ci, dépité, sur la maligne bête
Lance enfin son bâton, et l'ajuste si bien,
Qu'en l'atteignant au front il lui casse la tête.
Ainsi périt Jacot, trop insigne vaurien;
Et pour ses compagnons ce fut un jour de fête.
Tout faux brave, tout spadassin,
Au portrait de mon Singe a dû se reconnaître.
A ses imitateurs je prédis même fin;
Tôt ou tard ils trouvent leur maître.
Fable VIII.
L'Exemple
Un monarque persan revenait de la chasse,
Accablé de fatigue, épuisé de besoin.
Il fait halte un moment, respire, se délasse;
Mais la faim l'aiguillonne. Il aperçoit de loin
Un enclos où Pomone étale
Ses présents répandus d'une main libérale.
— Dans ce verger, dit-il, qu'on me cueille des fruits. —
Un courtisan part, vole, et revient, hors d'haleine,
Présenter au monarque une corbeille pleine
D'oranges, de cocos, et d'ananas exquis.
— Oh! les fruits excellents! qu'ont-ils coûté? — Rien, sire;
Ne sont-ils pas offerts au maître de l'empire?
— Retournez les payer. — Mais, sire, il ne sied pas
Qu'un roi soit tributaire au sein de ses états.
— D'un nom si glorieux quand l'Orient me nomme,
C'est à moi le premier à respecter la loi.
Que d'un champ qui n'est pas à soi
Un monarque enlève une pomme,
Par l'exemple enhardis, ses courtisans, sans frein,
Coupent l'arbre le lendemain.
Fable IX.
L'Ombre de l'Ane
Par un injuste arrêt un citoyen d'Athènes
Allait périr sous le glaive des lois,
Lorsque le bouillant Démosthènes
En sa faveur ose élever la voix;
Mais d'abord son discours vient mourir à l'oreille
De chaque sénateur, qui jase ou qui sommeille.
L'orateur, aussi fin qu'il était éloquent,
Garde le silence un moment;
Puis feignant d'oublier sa cause:
Messieurs, dit-il, je vais vous narrer quelque chose
Qui vous amusera; qu'on m'écoute. — On se tut;
Or voici quel fut son début:
»Pour aller à Mégare, on conte qu'un jeune homme
Loua d'un villageois une bête de somme;
Et voilà le jeune homme, et l'Ane, et le manant
Tous trois ensemble cheminant.
Phébus vient à darder ses rayons sur la plaine:
Cette plaine était un désert;
Pas le moindre buisson pour se mettre à couvert;
Pour se désaltérer pas la moindre fontaine.
A la fin, le trio, de fatigue rendu,
Convient de reprendre haleine.
Le cavalier descendu
Dort, de son long étendu,
A l'ombre de sa monture.
— Holà, dit le rustaut; qu'on change de posture;
J'ai seul droit d'être ainsi couché:
En louant mon baudet, je n'ai point fait marché
De son ombre; elle n'est point vôtre.
— Es-tu donc fou? lui repart l'autre;
En louant l'animal j'ai loué l'ombre aussi. —
Après bien des non, bien des si,
«L'on eu vient aux gros mots, et puis à la dispute,
Et puis il faut voir quelle lutte!... «
Ici l'orateur rompt le fil
De son ingénieuse histoire,
Et veut sortir de l'auditoire.
— La fin? dit-on, la fin? — Quoi! messieurs, répond-il,
C'est pour l'Ombre d'un méchant Ane
Que j'ai l'art d'enchaîner vos esprits curieux!
Et lorsque je défends les jours d'un malheureux
Qu'une coupable erreur condamne,
Vous dormez ... ! — A ce mot, les juges terrassés
Observent un profond silence;
Ils écoutent, les yeux baissés.
Démosthènes poursuit avec plus d'éloquence,
Mais c'est pour venger l'innocence:
La vérité triomphe, et de tout son éclat
S'environne aux yeux du sénat.
Déja l'Athénien a vu briser ses chaînes,
Et, grace à l'orateur, on le renvoie absous.
Certains juges en France à ces juges d'Athènes
Ressembleraient-ils?...Taisons-nous;
Demandons seulement où sont nos Démosthènes.
Fable X.
Le Chêne et le Pélican
AM. le Comte F. de N***
Un Pélican vivait sur les bords d'un étang;
Il y vivait en solitaire.
Élever ses petits était sa seule affaire,
Et même alors pour eux il prodiguait son sang:
Car le temps à la pêche était peu favorable,
L'ardente canicule avait tari les eaux;
Les poissons languissants fuyaient sous les roseaux;
Partant plus de mets pour sa table.
Le nid criant famine, il faut changer de lieu:
Mais l'oiseau n'est plus d'âge à courir par le monde;
Né sans ambition il vit content de peu,
Et veut se fixer à la ronde.
Le voilà donc qui part, disant un triste adieu
A sa solitude profonde.
Sur la route il entend citer
Un lac voisin où le poisson fourmille,
Asile heureux offert à sa famille.
C'est là, dit-il, le port que je dois habiter.
Il y volait à tire-d'aile,
Lorsqu'un orage affreux obscurcit l'horizon;
Dans les airs la foudre étincelle,
Et l'aquilon fougueux, sorti de sa prison,
Sur les champs inondés vient entasser la grêle.
Battu par la tempête, à la merci des vents,
Le pauvre pèlerin se trouble, perd courage:
Il croit déja descendre au ténébreux rivage.
Que vont, hélas! devenir ses enfants?
Par bonheur dans le voisinage
Croissait un Chêne auguste, ornement des coteaux,
Qui mettait à couvert sous son épais ombrage
Une république d'oiseaux.
Jusqu'à son tronc le Pélican se traîne,
De l'hospitalité revendiquant les droits.
Obliger promptement c'est obliger deux fois:
Ainsi pensait le noble Chêne.
Sur le sort de l'oiseau son cœur est attendri.
Il lui prête soudain un généreux abri,
Et devient son dieu tutélaire.
Des fils reconnaissants, et du sensible père,
L'arbre de Jupiter fut à jamais chéri.
Fable XI.
Les Lunettes et
les Sifflets
Dans son cabinet solitaire,
Réduite à ne plus voir que très peu de chalands,
Dame Critique enfin jugea qu'il était temps
De paraître en public pour se tirer d'affaire.
Elle s'habille à la légère,
Renonce au maintien grave, affecte un air badin;
Au lieu de son regard sévère
Ne laisse plus percer qu'un coup d'œil juste et fin;
Et, déguisée ainsi, pour ouvrir sa boutique,
La dame a choisi le portique
D'un théâtre fameux qui d'elle était voisin.
De mille fleurs de rhétorique
La voilà qui d'abord va semant ses discours:
On s'arrête; elle plaît, et de là grand concours.
Comme on faisait foule autour d'elle:
— Messieurs, l'affiche annonce une pièce nouvelle,
Dit la Critique; or écoutez:
Voulez-vous sainement juger de cet ouvrage,
Connaître ses défauts, mais sentir ses beautés,
De mon moyen faites usage;
A travers ces Lunettes-là
Vous distinguerez tout cela. —
Et la dame soudain leur ouvre une cassette
Qui contenait mainte Lunette.
— Mais, messieurs, cela n'est pas tout:
Si l'ouvrage est mauvais, s'il endort le parterre,
Ou met sa patience à bout,
A vous permis alors de déclarer la guerre,
Et de venger le dieu du goût:
J'ai là de quoi vous satisfaire;
Ou je suis bien trompée, ou voilà votre affaire; —
Et d'une autre cassette elle tire à foison
Des Sifflets de toute façon.
On rit: de ces Sifflets chacun veut faire emplette,
Ils sont achetés par milliers;
Mais la Critique, hélas! on le croit volontiers,
Vendit à peine une Lunette.
Fable XII.
Le Lion vêtu
de la peau d'une Biche
Un loup ne respirait que meurtre, que carnage;
Et ce brigand, fléau des innocents agneaux,
Était encor l'effroi des autres animaux;
Il immolait tout à sa rage.
On en eût volontiers informé le Lion:
Mais son visir le tigre, ayant part au pillage,
Servait au loup de caution.
Cependant jusqu'au pied du trône
Parvint une brebis, qui, les yeux tout en pleurs,
Chargea le loup, disant que sous sa dent gloutonne
Elle avait vu périr trois de ses sœurs.
Le tigre la fit taire, et, prenant la parole,
Rendit bientôt sa harangue frivole:
On la renvoya hors de cour.
Un dogue paraît à son tour;
Il venait pour semblable cause.
Au conseil du monarque humblement il expose
Que le loup, sans sujet, la mordu, la blessé;
Et, pour donner plus de poids à la chose,
Il fait voir de ses coups procès-verbal dressé,
Signé Maître Bertrand, docteur en médecine.
Notez que ce Bertrand était un singe expert,
Pour qui souvent on mettait le couvert
Chez sa majesté léonine.
Le cas est donc pressant. Comment parer ce coup?
Comment? Notre tigre imagine
De faire un beau portrait du loup:
Il le peint généreux, sociable, tranquille;
Ajoute que le dogue est tant soit peu hargneux,
Qu'un rien suffit pour échauffer sa bile:
D'où le visir conclut (pouvait-il finir mieux?)
Que les griefs du chien étaient calomnieux.
Le plaignant veut répondre: on ne veut pas l'entendre;
Et le Lion, sans être plus instruit,
Menace de le faire pendre,
S'il donne encor matière au moindre bruit.
Le pauvre drille part, non sans quelque rancune,
Se demandant tout bas à quoi servent les lois.
A peu de jours distants, le Lion, sur la brune,
Se promenait seul dans un bois;
Il y découvre un daim avec une chevrette.
Tous deux, pour causer à loisir,
Avaient choisi cette retraite,
Daubant là de bon coeur le loup et le visir.
Sultan Lion s'approche, et, leur prêtant l'oreille,
Du visir et du loup apprend tant de forfaits,
Qu'il en reste interdit, et doute s'il sommeille.
Il veut approfondir les faits,
Prend la peau d'une Biche, et, vêtu de la sorte,
Va voir le loup, gratte à sa porte;
Et puis contrefaisant sa voix:
— Ah! qui que vous soyez, aidez-moi, je vous prie,
Dit-il, à sortir de ce bois. —
Le loup paraît: C'est vous, belle Biche, ma mie!
Vous arrivez fort à propos;
J'ai faim, et vous allez servir à me repaître. —
Il l'attaque en disant ces mots.
Le Lion indigné se fait alors connaître;
Il saisit messer loup, le déchire en lambeaux;
Ensuite, du visir éclaircissant l'affaire,
Il veut qu'aux yeux de ses vassaux
Le tigre soit puni d'une mort exemplaire.
O rois! pour maintenir la justice en tous lieux.
Prenez des mesures pareilles;
N'entendez que par vos oreilles,
Et ne voyez que par vos yeux.
Fable XIII.
Le Fermier et le Chat
La flamme avait détruit une maison des champs,
Dont le maître éploré n'avait plus de ressource;
Pas un sou vaillant dans sa bourse.
Adieu valets, amis , parents;
Tout l'abandonne en proie à sa douleur cruelle.
Quoi! les bêtes comme les gens?
Oui: j'en excepte un Chat, qui, par des cris perçants,
Annonce qu'à son maître il est resté fidèle.
— Toi seul, mon cher Mitis, ne m'as donc point quitte?
S'écria le pauvre homme en lui faisant caresse.
Que n'ai-je encor quelque richesse,
Pour mettre un digne prix à ta fidélité!
Du moins, que l'amitié partage
Ce que possède l'amitié:
Du trésor qui me reste accepte la moitié;
C'est peu de chose, hélas! un morceau de fromage.
— Bon! je l'avais flairé, dit à part soi le Chat,
S'avançant d'un air hypocrite.
A peine sur la table a-t-on servi le plat,
Que notre animal scélérat
Saisit le tout et prend la fuite.
Fable XIV.
L'Abeille et le Frelon
Une Abeille, dès le matin,
Après avoir sucé mille fleurs d'un parterre,
Revolait vers sa ruche avec force butin.
Un Frelon la rencontre, et, lui faisant la guerre,
Lui dit: Insensée! où vas-tu?
Au travail, n'est-ce pas? te vaut-il un fétu?
A quoi bon prendre tant de peine
Pour les menus plaisirs dune indolente reine?
Travaille pour toi seule, et ce sera tout gain.
Voilà ce que je te conseille. —
L'autre lui répondit: Tu me prêches en vain:
Ce qui ne tourne pas au profit de l'essaim
Ne peut être utile à l'Abeille.
Fable XV.
Le Tableau allégorique
On Ta dit avant moi, j'ose m'en prévaloir:
Oui, l'apologue est un miroir;
Mais dans cette glace fidèle
C'est son voisin qu'on cherche, on ne veut pas s'y voir.
Contons à ce propos une fable nouvelle.
Chez un peuple étranger j'en ai pris le sujet;
L'auteur fut habitant des bords de la Tamise:
Or maintenant voici le fait,
Que je vais narrer à ma guise.
Émule de Calot, un jeune peintre anglais
S'exerçait au genre burlesque.
Il forme, un jour, de cent bizarres traits,
Un Tableau tout ensemble et moral et grotesque.
La Tamise circule au fond de ce Tableau;
Des ballots entassés encombrent ses rivages;
Un ours, planté debout sur le pont d'un bateau,
Est le premier des personnages.
Son œil creux est caché sous un large chapeau;
Une hache, un damas, pendent à sa ceinture,
Et mon lourdaud, le nez en l'air,
Flairant quelque riche capture,
Semble attendre un bon vent pour se remettre en mer.
Mais quelle est cette autre merveille
Qui fait tant ricaner un groupe de plaisants?
Pourquoi ces éclats si bruyants?
M'y voici, je découvre un petit bout d'oreille.
C'est maître aliboron en docteur transformé;
Son chef est affublé d'une perruque énorme:
On dirait, à le voir de sa lancette armé,
Qu'il attend quelque ànon pour le tuer en forme.
Par un dernier coup de pinceau
Couronnons enfin le Tableau:
Là paraît un hibou qui porte des lunettes;
Entouré de papiers, il rêve, il se nourrit
De la lecture des gazettes:
Jugez combien il a d'esprit!
Ce Tableau, si ma muse a bien su le décrire,
Offrait ample matière à rire;
Aussi gens de tous les états
Accouraient pour le voir, et riaient aux éclats.
Chacun complimente l'artiste.
Il faut en excepter un seul des curieux:
C'est Patridge le nouvelliste,
Qui se croit important lorsqu'il n'est qu'ennuyeux.
— Ne devinez-vous pas, dit-il, troupe crédule,
Que ce peintre malin vous tourne en ridicule?
Par exemple, parlez, capitaine Stribord,
Vous, le plus dur de nos corsaires,
Qui maudissez les vents contraires,
N'êtes-vous pas cet ours arrêté dans te port?
— Goddam! je crois que tu me bernes,
Lui répond le marin outré d'un tel discours:
Mais toi, qui me prends pour cet ours,
Digne orateur de nos tavernes,
C'est toi seul que l'artiste a peint dans ce hibou.
— Oui, s'écrie une voix qui part on ne sait d'où,
C'est Patridge lui-même. — O comble d'insolence!
Réplique ce dernier. Ah! j'en donne ma foi,
Si la cour à l'instant ne répare l'offense,
Je ne me mêle plus des affaires du roi. —
Chacun lui rit au nez; il écume de rage.
Johnston le médecin, ignorant personnage,
L'aborde en plaisantant, veut lui tâter le pouls;
Mais Patridge lui dit: Observez bien cet âne;
Votre confrère Gall, sans vous toucher le crâne,
Avouerait qu'on a peint le mignon d'après vous. —
A cette apostrophe sanglante
Johnston veut répliquer; mais il reste confus
Lorsqu'il entend cent voix s'écrier en chorus:
C'est le docteur Johnston que l'âne représente! —
Patridge alors reprend avec fureur:
— Écoutez, capitaine, et vous aussi, docteur:
Ce peintre nous a fait une injure commune
En nous désignant tous les trois;
Hé bien! messieurs, plus de rancune,
Et contre l'insolent portons plainte à-la-fois. —
La foule rit; le trio tonne.
L'artiste cherche en vain à se justifier,
Protestant qu'en particulier
Il n'a voulu blesser personne.
On ne l'écoute pas. La cause fait du bruit;
Elle est portée enfin au tribunal suprême,
J'entends celui du public même.
Par lui le procès est instruit.
Or les noms des plaignants que ce juge condamne
Passent bientôt de la ville aux faubourgs.
Dans le corsaire on ne voit plus qu'un ours,
Dans Patridge un hibou, dans le docteur un âne.
A quoi bon vous mettre en courroux
Si vous reconnaissez vos traits dans une fable?
Il n'est en pareil cas qu'un parti raisonnable:
Ne dites mot, corrigez-vous.
|