Fable I. 
					
					
					Le Prince Léon 
					
					
					Prologue 
					
					
					 
					Déjà reverdissaient les bois et les coteaux; 
					De mes accents plaintifs j'attristais les échos: 
					Le printemps vient, disais-je, ah! que ne suis-je encore 
					Prêtre de Pomone et de Flore! 
					Apollon, tout à coup, vint s'offrir à mes yeux: 
					»Sèche tes pleurs, dit-il, mon culte vaut bien mieux; 
					Car Flore n'a qu'un temps, sa beauté l'abandonne 
					Quand l'hiver, tous les ans, vient flétrir sa couronne. 
					
					
					Il faut sur le Parnasse oser porter tes pas, 
					On y cueille des fleurs qui ne se fanent pas. 
					Pour La Fontaine on sait ta passion extrême; 
					Eh bien! il faut tâcher d'imiter ceux qu'on aime; 
					Marche donc sur ses pas, suis le même chemin.« 
					— »Y songez-vous, Seigneur, moi dont jamais la plume 
					N'a produit le moindre volume, 
					Et qui, depuis quinze ans, la serpette à la main, 
					Du matin jusqu'au soir, errant dans mon jardin.....« 
					— »Tant mieux, reprit le Dieu; tant mieux, sur ma parole, 
					Car la nature est la meilleure école 
					Du fabuliste. Il faut étudier les mœurs 
					Des animaux, des arbres et des fleurs, 
					Avant d'oser leur prêter un langage. 
					Consacre-moi donc tes loisirs; 
					Je ne te promets pas grande gloire en partage, 
					Mais de doux passe-temps, mais d'innocents plaisirs. 
					Je veux d'abord, pour loi me montrant favorable, 
					Par forme d'encouragement, 
					Te donner le sujet de ta première fable; 
					Fable n'est pas le mot, l'histoire est véritable. 
					Ainsi donc attentivement 
					Écoute-moi; tu verras comme 
					Nous nous servons aussi parfois des animaux 
					Pour instruire et corriger l'homme.« 
					Alors il poursuivit à peu près en ces mots: 
					 
					»Un prince vertueux, d'humeur douce et facile, 
					Léon, unique fils de l'empereur Basile*, 
					Se vit jadis accuser faussement 
					De méditer un lâche parricide. 
					Aux rapports mensongers d'un ministre perfide 
					Son père crut trop aisément. 
					Les soupirs d'une soeur, les larmes d'une mère, 
					Rien ne put fléchir sa colère, 
					Et de son fils il résolut la mort. 
					Dans un obscur cachot, chargé de lourdes chaînes, 
					L'infortuné Léon attend son triste sort, 
					Comme le seul terme à ses peines. 
					 
					*Le 
					prince dont il est ici question est Léon VI, fils de Basile 
					le Macédonien. 
					
					
					Les annales de Constantin Manassès et le dictionnaire de 
					Moreri 
					donnent cette anecdote comme authentique. 
					 
					
					
					Basile cependant, un jour, 
					Donnait aux seigneurs de sa cour 
					Un somptueux festin; la danse et la musique 
					Embellissaient ce repas magnifique. 
					Bientôt un jeune page apporte un perroquet; 
					C'était, dans son espèce, un oiseau de mérite, 
					Et, par son aimable caquet, 
					Il devait ajouter aux charmes du banquet. 
					Chacun l'interroge et l'excite, 
					Aucun de ses pareils ne saurait l'égaler, 
					Que l'on se taise, il va parler: 
					»Pauvre Léon, dit-il, que ton sort est à plaindre!« 
					
					
					Les courtisans vainement veulent feindre, 
					Ces mots les glacent de terreur, 
					Et nul n'ose lever les yeux sur l'empereur. 
					L'oiseau reprend, d'un ton plus lamentable: 
					»Léon, Léon pourtant n'est point coupable.« 
					Bien ne peut le contraindre à changer de propos. 
					Appartenant à la princesse, 
					Souvent, à travers des sanglots, 
					De la bouche de sa maîtresse 
					Il avait entendu ces mots. 
					
					
					L'empereur s'est troublé, sa colère est vaincue, 
					La voix du sang parle à son âme émue; 
					Il fait venir son fils; aux pieds de l'empereur 
					Léon s'explique enfin; son innocence est claire; 
					Bientôt il est dans les bras de son père, 
					Qui le presse contre son coeur. 
					Du ministre pervers on punit l'imposture, 
					Et de cette heureuse aventure 
					Un perroquet eut tout l'honneur.« 
					 
					Apollon, à ces mots, s'éloigne. Il faut souscrire 
					A son ordre divin, et si je prends la lyre, 
					Ce n'est pas sans trembler, hélas! 
					Mais il serait injuste, en conscience, 
					S'il me traitait comme le roi Midas, 
					Pour prix de mon obéissance. 
					 
					Fable II. 
					
					
					Le Chardonneret et le 
					Pinson 
					 
					
					
					»Vraiment, je ne saurais comprendre 
					Que mon compère le pinson 
					Au filet se soit laissé prendre, 
					Quand sa mère a péri de la même façon. 
					L'exemple des parents, comme disait mon père, 
					Aux enfants ne profite guère.« 
					Ainsi parlait un jour maître chardonneret. 
					Pourtant mon raisonneur, il faut que je le dise, 
					Huit jours plus tard, dans un bosquet, 
					Se laissa prendre au trébuchet 
					
					
					Où l'attira l'amour, ou bien la gourmandise; 
					Et j'en suis d'autant plus surpris 
					Qu'autrefois son père y fut pris. 
					 
					Quand il faut décider des affaires des autres, 
					Nous jugeons sainement et raisonnons au mieux; 
					La passion nous trompe et nous ferme les yeux, 
					Aussitôt qu'il s'agit des nôtres. 
					
					
					 
					Fable III. 
					
					
					La Caille et le 
					Cailleteau 
					
					
					 
					
					
					»Ma mère, n'entendez-vous pas 
					Cet aimable oiseau qui m'appelle? 
					Ah! laissez-moi quitter votre aile 
					Et vers lui diriger mes pas. 
					Il a redit ma phrase familière 
					Déjà pour le moins douze fois, 
					Et cela de telle manière 
					Que moi-même j'ai cru reconnaître ma voix. 
					
					
					C'est un ami, peut-être un frère ; 
					Il est là dans ce champ, au pied de ce coteau.« 
					C'est en ces mots qu'un soir à la caille sa mère 
					Parlait un jeune cailleteau. 
					Mais la mère, prudente et sage, 
					Lui répond: »Garde-toi d'aller auprès de lui, 
					Si tu ne veux, dès aujourd'hui, 
					Être enfermé dans une cage 
					Et sans doute rôti demain. 
					Celui que tu prends pour un frère 
					De tous nos ennemis est le plus inhumain. 
					Cette voix qui t'appelle, il la sait contrefaire, 
					Mon fils, au moyen d'un sifflet, 
					Et c'est avec cette machine 
					Qu'il nous attire en son filet, 
					D'où nous passons dans sa cuisine; 
					C'est ainsi qu'il nous traite tous. 
					Recherchons un ami sincère, 
					Qui nous parle parfois d'un ton rude et sévère; 
					Mais redoutons, mon fils, ces gens bénins et doux 
					Qui mettent tout leur art à parler comme nous.« 
					
					
					 
					Fable IV. 
					
					
					La Cigale et le 
					Rossignol 
					 
					
					
					La cigale, comme on sait, 
					Se trouva fort dépourvue 
					Quand la bise fut venue. 
					La fourmi la repoussait; 
					A cette lésinerie 
					Ajoutant, par raillerie, 
					Le conseil impertinent, 
					Qu'elle donnait à la belle, 
					De danser à tout venant. 
					»Oui, je danserai, dit-elle; 
					
					
					Tes conseils seront suivis, 
					Insolente ménagère, 
					Et peut-être ton avis 
					Terminera ma misère. 
					En ce moment, des sauteurs 
					On sait quel est le salaire, 
					Aussi bien que des chanteurs! 
					Je veux, sur notre théâtre, 
					Que le public idolâtre 
					Applaudisse mon début. 
					Plus qu'Elssler* je suis ingambe: 
					J'ai des trésors dans la jambe 
					Et ma voix va jusqu'à l'ut, 
					Autre moyen de salut. 
					On trouvera que mes pattes 
					Sont maigres, longues et plates; 
					Mais on dit qu'à l'Opéra 
					Les plus célèbres danseuses, 
					Et même quelques chanteuses, 
					Sont faites comme cela. 
					 
					*Célèbre 
					danseuse de l'Opéra de Paris. 
					 
					
					
					Le jour, quand je me promène, 
					J'ai le teint vert; à la scène, 
					Comme une autre, j'ai l'espoir 
					Qu'il paraîtra blanc le soir.« 
					La séduisante cigale 
					Part, en achevant ces mots, 
					Et gagne la capitale 
					Du pays des animaux. 
					L'examen préparatoire 
					Se fait au conservatoire, 
					Elle y va dans peu d'instants. 
					Le rossignol y préside 
					Et, sans appel, y décide 
					Sur le sort des débutants. 
					La cigale y fait entendre 
					L'aigre cri que vous savez. 
					Aisément vous concevez 
					Qu'un pareil chant dut surprendre 
					Notre illustre président: 
					» — Votre voix est mirifique! 
					Et dans l'art chorégraphique 
					Je connais votre talent, 
					
					
					Dit le rossignol; ma chère, 
					Avec le temps, je l'espère, 
					Vous pourrez nous enchanter; 
					Mais, franchement, pour nous plaire 
					Vous avez beaucoup à faire. 
					Avant donc de débuter, 
					Travaillez avec constance. 
					Quoique l'on sache sauter, 
					On peut ignorer la danse, 
					Et crier n'est pas chanter.« 
					
					
					 
					Fable V. 
					
					
					Le Ramier et la 
					Tourterelle 
					 
					
					
					A son retour d'Egypte un ramier voyageur 
					Alla voir une tourterelle. 
					Que vous êtes heureux, mon cher cousin, dit-elle 
					(Elle parlait au visiteur). 
					De pouvoir contenter votre humeur vagabonde! 
					Que ne puis-je avec vous courir aussi le monde! 
					Car cette vie errante a pour moi mille appas.« 
					» — Mais alors pourquoi donc ne voyagez-vous pas? 
					
					
					Si ce goût est le vôtre, il faut le satisfaire. 
					Voulez-vous avec moi partir pour l'Angleterre?« 
					» -Quand?-Demain. -C'est trop tôt.-Dans huit jours?-Je ne 
					puis; 
					Je dois encor mes soins à ma jeune famille: 
					Mais l'an prochain, sans faute je vous suis. 
					J'aurai donné j'espère un époux à ma fille; 
					Mes deux fils seront grands; j'aurai plus de loisir 
					Et pourrai voyager alors pour mon plaisir.« 
					» — Vous m'avez, l'an passé, tenu même langage.« 
					» — Vous êtes injuste vraiment; 
					Un fils malade, un emménagement, 
					M'ont-ils laissé le temps de me mettre en voyage?« 
					» — Avez-vous, cette fois, promesse de là-haut 
					Que pendant douze mois tout ira comme il faut? 
					Jamais de longs desseins ne sont réalisables; 
					Voulez-vous voyager? partez sous peu de jours.« 
					 
					En effet, les projets aux perdreaux sont semblables: 
					Visés de loin, on les manque toujours. 
					 
					Fable VI. 
					
					
					Les deux Papillons 
					 
					
					
					Un papillon, avec l'aurore, 
					Au mois de mai, venait d'éclore. 
					Tout le ravit, l'enivre de bonheur! 
					Jusqu'au déclin du jour, au gré de son envie, 
					Sans s'arrêter, il court de fleur en fleur. 
					Un autre papillon, son aîné dans la vie, 
					Lui dit: »L'obscurité va promptement venir; 
					Déjà le soleil baisse, et la nuit marche vite; 
					On ne doit pas donner tout son temps au plaisir; 
					Avant le crépuscule il faut choisir un gîte.« 
					
					
					» — Quoi! dit le jeune fou, ce jour, rempli d'appas, 
					En une obscurité profonde 
					Se changerait! Vous vous moquez du monde; 
					A votre nuit je ne crois pas.« 
					Après une heure encore, ainsi passée, 
					Elle arriva pourtant; nuit humide, glacée, 
					Et dont il eut tant à souffrir, 
					Que le pauvret de froid pensa mourir. 
					 
					C'est ainsi, mes amis, qu'on raisonne au jeune âge, 
					Et, plustard, l'homme heureux n'est souventpasplussage: 
					Depuis seize heures le jour luit, 
					Donc il ne fera jamais nuit. 
					 
					Fable VII. 
					
					
					Le Mendiant et son Fils 
					 
					
					
					Un mendiant de Smyrne, un soir, 
					Regagnant son toit misérable, 
					Trouva sur son chemin un magique miroir. 
					Dès qu'on s'y regardait, fût-on épouvantable, 
					On s'y trouvait un visage charmant. 
					Notre homme vit d'abord qu'un pareil talisman 
					Serait entre ses mains un trésor véritable. 
					Le lendemain, d'un air dévot et gracieux, 
					Le drôle répétait aux passants de tout âge: 
					»Sur ce miroir veuillez jeter les yeux; 
					Contemplez le charmant visage 
					
					
					Dont le Prophète vous fait don; 
					Et de son serviteur, qui demande en son nom, 
					Ne rejetez pas la requête.« 
					Le miroir était trop honnête, 
					Et le compliment trop flatteur, 
					Pour qu'on pût refuser; on donnait de bon cœur. 
					Il faisait chaque jour une abondante quête; 
					Les femmes se montraient encor 
					Plus charitables que les hommes, 
					Et de ce mendiant grossissaient le trésor. 
					Il avait amassé déjà de fortes sommes, 
					Quand il tomba malade; à l'un de ses enfants, 
					Garçon de treize à quatorze ans, 
					Un jour il confia la précieuse glace, 
					Et le chargea de quêter à sa place. 
					Mais, au déclin du jour, le fils, 
					Sans avoir étrenné, regagna le logis: 
					»Tu m'auras volé, je suppose,« 
					Dit en courroux le maître gueux. 
					» — Non, mon père,« reprit le petit malheureux, 
					»Naïvement je vous dirai la chose: 
					
					
					Sur notre merveilleux miroir, 
					Confié par vous à ma garde, 
					J'ai jeté ce matin un coup d'oeil, par mégarde, 
					Et je m'y suis trouvé si beau que, jusqu'au soir, 
					Malgré moi, j'ai passé tout le temps à m'y voir.« 
					» — Alors, tu n'es qu'un imbécile,« 
					Reprit le père avec mépris. 
					»A ce métier qu'as-tu gagné, mon fils? 
					Tu n'en es pas plus beau. Parfois, un homme habile 
					A flatter son prochain, s'il sait s'y prendre bien, 
					Peut trouver un profit extrême; 
					Mais on ne gagne jamais rien, 
					Retiens-le bien, à se flatter soi-même.« 
					 
					Fable VIII. 
					
					
					Les Grives 
					 
					
					
					»Vos capitaux, placés en terre, 
					Ne rapportent pas deux pour cent; 
					Du patrimoine héréditaire 
					Il vaudrait bien mieux nous défaire, 
					Et dans les fonds publics en employer l'argent. 
					Croyez-en mes conseils, mon père; 
					Suivez l'exemple de Mondor, 
					Qui passe dans ce char rapide; 
					Je pourrais vous citer encor 
					Damon, qui nous donna cette fête splendide; 
					
					
					Tous deux sont à présent riches à millions. 
					D'heureuses spéculations 
					Leur procurent cette opulence; 
					Faisons comme eux, nous aurons bonne chance.« 
					 
					» — Je veux répondre à ton avis 
					Par une fable; écoute-moi, mon fils: 
					 
					A la fin de l'automne, une troupe de grives, 
					De la Seine suivant les rives, 
					Vinrent s'abattre dans un bois 
					Du beau pays de Normandie. 
					Pour voyager, la troupe était partie 
					Des mêmes lieux, depuis six mois. 
					Cette peuplade vagabonde 
					Pendant ce temps avait couru le monde, 
					Et, regagnant enfin le sol français, 
					Dans la Bourgogne et dans l'Orléanais 
					Tout récemment avait fait la vendange. 
					Tu sais comment la grive en use en pareil cas; 
					Du matin jusqu'au soir elle boit, elle mange; 
					Ce sont continuels repas; 
					
					
					On s'y grise, on y chante, enfin Dieu sait la vie 
					Aussi tous nos oiseaux revenaient gros et gras, 
					Gais, remplumés, pimpants; c'était à faire envie. 
					Les grives du pays ne se consolaient pas 
					De n'avoir point fait le voyage; 
					Toutes n'émigrent pas; il en est qui, par choix, 
					Par raison, par suite de l'âge, 
					Restent tous les ans dans nos bois. 
					Nous avons manqué de courage, 
					Disaient en soupirant celles-ci; dans les airs 
					Il fallait s'élancer, oser franchir les mers; 
					Nous serions de retour, comme elles, 
					Triomphantes, grasses et belles.« 
					 
					» — En partant, nous étions mille au moins; à présent 
					Nous sommes, je crois, moins de cent, 
					Leur répondit l'une des voyageuses. 
					Ah! croyez-moi, n'ayez point de regrets. 
					Quand vous nous revoyez belles, grasses, heureuses, 
					Songez bien que nos soeurs, victimes des filets, 
					Ou mortes par le plomb, ou prises aux lacets, 
					Sont au moins dix fois plus nombreuses. 
					
					
					Et nous-mêmes, heureux débris, 
					Si l'on pouvait savoir quels furent nos soucis, 
					Tant de dangers courus, de peines, de disgrâces! 
					Combien les gens seraient surpris! 
					Et quelles grives, à ce prix, 
					Voudraient encor devenir grasses!« 
					 
					»De Mondor, de Damon, les succès passagers 
					Ainsi, mon fils, t'éblouissent sans doute; 
					Tu ne sais pas ce que leur bonheur coûte; 
					Les difficultés, les dangers 
					Qu'ils ont rencontrés sur leur route. 
					Tu ne vois pas surtout les malheureux 
					Que le même chemin mène à la banqueroute, 
					Au déshonneur, au désespoir affreux! 
					Et qui sont dix fois plus nombreux.« 
					
					
					 
					Fable IX. 
					
					
					L'Habit taché 
					 
					
					
					Paulin, jeune étourdi, comptant treize ans à peine, 
					L'autre jour, sur un habit neuf, 
					Répandit une jatte, pleine 
					D'un breuvage sucré, formé de crème et d'oeuf: 
					»Le maladroit enfant!« dit aussitôt sa mère. 
					Puis elle éclate en reproches, en cris, 
					Ameute les voisins. — »Voyez donc, ma commère, 
					Le bel ouvrage de mon fils! 
					Qu'en dites-vous, voisin? voyons, que faut-il faire?« 
					
					
					L'un lui fait employer l'essence de citron; 
					Un autre officieux va chercher du savon; 
					A celui-ci l'alcool semble bien préférable. 
					Le tout est appliqué sans prudence et sans fruit. 
					Quel fut le résultat de ces soins, de ce bruit? 
					La tache de son fils devint ineffaçable, 
					Et tout le monde en fut instruit. 
					 
					Des défauts d'un fils, d'une fille, 
					N'allons pas nous plaindre au dehors; 
					Au fond de notre coeur cachons plutôt leurs torts, 
					Et lavons, comme on dit, notre linge en famille. 
					
					
					 
					Fable X. 
					
					
					Le Mouton et le Sanglier 
					 
					
					
					Vers le milieu du jour, le berger du hameau 
					Dormait, environné de sa troupe bêlante; 
					Contre la chaleur accablante 
					La lisière d'un bois protégeait son troupeau. 
					Un séculaire ormeau leur prêtait son ombrage, 
					Et, comme un riche dais, les couvrait de feuillage. 
					Fatigué, haletant, le chien 
					Laissait en paix les brebis paître, 
					Et du troupeau ce fidèle gardien 
					Reposait aux pieds de son maître. 
					
					
					Un mouton, jeune eneor, cherchant l'ombre et le frais, 
					S'aventura dans le taillis épais. 
					Un sanglier soudain à ses regards se montre 
					Et s'avance vers lui; le timide animal 
					Pouvait faire en ces lieux une pire rencontre; 
					Il eut plus de peur que de mal. 
					L'hôte des bois lui dit: »Donne-moi des nouvelles, 
					L'ami, de mon cousin le seigneur Dom Pourceau; 
					Peut-être autrement tu l'appelles; 
					Il habite avec toi la ferme du château.« 
					La moutonnière créature 
					A ce mot d'ami se rassure, 
					Et répond de son mieux. La conversation 
					S'établit donc entre eux. — »De ta condition 
					Es-tu content? quelle est ton existence?« 
					Reprit le sanglier, »assez triste, je pense?« 
					» — Non pas; je suis heureux,« lui répondit le fils 
					De la brebis, 
					»Autant qu'en ce monde on peut l'être. 
					J'ai le goût le plus prononcé 
					Pour cette existence champêtre 
					Dans laquelle Dieu m'a placé. 
					
					
					J'ai pour charmer mes yeux l'émail de la prairie; 
					Pour me nourrir, l'herbe tendre et fleurie; 
					Pour me préserver des dangers, 
					Un chien courageux, doux, aimable; 
					Pour m'abriter, une excellente étable; 
					Pour me conduire enfin, le meilleur des bergers, 
					Qui, chaque jour, bien portant ou malade, 
					Me prodigue ses soins.« — »Cependant, camarade,« 
					Interrompit le sanglier, 
					»Un fait me semble singulier, 
					Explique-le-moi, je te prie: 
					Ta mère, l'an passé, par l'excellent berger 
					Fut conduite à la boucherie. 
					Ici même, je vis l'aimable chien ronger 
					Ses os, quand elle fut rôtie. 
					On vous tond de près tous les ans. 
					Mon cher, un peu je me défie 
					Des soins intéressés que vous donnent des gens 
					Qui vivent tous à vos dépens.« 
					 
					Fable XI. 
					
					
					Le Rat et les Héritiers 
					 
					
					
					Un jour Damon, riche célibataire, 
					Se dit: »Un bon ami vaut mieux que des parents 
					Qui me sont tous indifférents, 
					Et de tous mes amis celui que je préfère 
					C'est Lubin; de mon bien je le fais légataire.« 
					Puis, il écrivit, de sa main, 
					Son testament, sur parchemin, 
					Et l'enferma sous clef dans un vieux secrétaire. 
					
					
					Or, ses neveux, six mois plus tard, 
					De leur oncle défunt suivant le corbillard, 
					L'accompagnaient jusqu'à sa sépulture. 
					Je ne sais trop quels démêlés 
					Du testament retardent l'ouverture, 
					Et, provisoirement, on pose les scellés. 
					Cependant, du défunt vaguement, dans la ville, 
					On connaissait les volontés, 
					Et les neveux déshérités 
					Parlaient de soutenir une lutte inutile. 
					On s'apprêtait des deux côtés; 
					Les procureurs taillaient déjà leur plume, 
					Et les avocats, gens de bien, 
					Pour attiser la guerre qui s'allume, 
					Préparaient ces discours, qu'ils ne font pas pour rien. 
					Mais voilà qu'un vieux rat, cherchant sa nourriture, 
					Rongea le secrétaire, y fit une ouverture, 
					Et, jusqu'au testament se frayant un chemin, 
					Fit son dîner du parchemin 
					Qui de l'oncle défunt contenait l'écriture. 
					Terminant ainsi le procès, 
					Beaucoup mieux qu'un juge de paix, 
					
					
					Il empêcha la procédure, 
					Finit la contestation, 
					Et, grâce à lui, cette succession 
					Suivit l'ordre de la nature. 
					 
					Pour aller à son but Dieu choisit le moyen; 
					Du mal, quand il le veut, il fait naître le bien. 
					 
					Fable XII. 
					
					
					La Poule et le Pigeon 
					 
					
					
					Quand l'heure des repas chaque jour les rassemble, 
					La poule et le pigeon causent souvent ensemble. 
					Celle-là, comme de raison, 
					De ses petits s'entretient d'ordinaire, 
					Car, avant tout, la poule est bonne mère. 
					L'autre vante et décrit le superbe horizon 
					Qu'on découvre de sa maison: 
					» —Mais, vous ne connaissez, dans la cour renfermée, 
					Les coteaux et les champs que par la renommée; 
					
					
					Que je vous plains!« dit-il. »Au fait, il est bien dur 
					De n'avoir sous les yeux jamais qu'un vilain mur. 
					Quelle cruelle destinée 
					Que d'être à la prison pour toujours condamnée!« 
					Notre poule soupire et ne réplique rien. 
					Or, quelques jours après un semblable entretien, 
					Par des couvreurs une échelle laissée 
					A la lucarne du grenier, 
					Contre la muraille placée, 
					Finissait justement tout près du colombier. 
					» — Par Jupiter! l'occasion est belle, « 
					Dit l'épouse du coq; »grimpons à cette échelle 
					Et voyons de nos yeux ce beau panorama, 
					Dont la description si souvent me charma. « 
					La dame, qu'anime un beau zèle, 
					Déjà des échelons a franchi le premier; 
					Puis se perche sur le deuxième; 
					Puis grimpant, sans relâche, au rapide escalier, 
					Parvient au dixième, au vingtième; 
					Monte toujours, et la voilà 
					Enfin au bord du toit; mais quand elle en est là, 
					Cet immense horizon, cette vaste étendue, 
					
					
					L'éblouissent; bientôt, chancelante, éperdue, 
					On l'entend s'écrier: »O ciel! je suis perdue!« 
					Et sa chute suivit cette exclamation. 
					Elle avait gagné le vertige. 
					 
					N'en soyez pas surpris, ce n'est pas un prodige, 
					C'est l'ordinaire effet de l'élévation. 
					Et, sans qu'il soit besoin de monter jusqu'au faîte, 
					Il ne faut qu'une place, une succession 
					A bien des gens pour leur tourner la tête. 
					 
					Fable XIII. 
					
					
					Le Pourceau amphitryon 
					 
					
					
					Dom pourceau fit un jour une grande fortune; 
					Je ne me charge pas de vous dire comment: 
					Autour de moi j'en vois plus d'une 
					Qui ne s'explique pas beaucoup plus aisément. 
					Ce pourceau donc voulut, pour agir noblement 
					Et n'être pas taxé de vilenie, 
					A ses nombreux amis donner un dîner fin, 
					Un repas de cérémonie. 
					
					
					A sou chef il commande un somptueux festin. 
					L'ours, le cheval, le singe, avec maint personnage, 
					Y furent conviés au nombre de vingt-six. 
					On dîna tard, selon l'usage: 
					A sept heures un quart on servit le potage. 
					Les voici donc à table et, non sans peine, assis; 
					Assis n'est pas le mot, passez-moi ce langage 
					Et pour si peu ne me chicanez pas. 
					La chère, assurément, est fine et délicate; 
					Des truffes (comme on sait, les pourceaux en font cas), 
					Des vins fins, du gibier; enfin, dans ce repas, 
					Du riche amphytrion partout le luxe éclate; 
					Rien n'y manque, en un mot, si ce n'est la gaité. 
					Au dessert, on eût cru que l'aimable folie 
					Aurait enfin son couvert apporté; 
					Qu'elle allait, triomphant de cette gravité, 
					Chanter quelque couplet, porter quelque santé; 
					Mais pas un gai propos, pas la moindre saillie. 
					En vérité, quiconque eût pu les voir, 
					Chaque convive, avec son habit noir, 
					Parlant bas aux voisins, sans qu'aucun badinage 
					Vint un moment dérider son visage, 
					
					
					Eût pris cela, certainement, 
					Pour ces repas d'enterrement 
					Qui dans certains pays sont encore d'usage. 
					Le singe, né rieur, étouffait dans sa peau; 
					Enfin, n'y tenant plus, on vit ce personnage, 
					Même avant le café, demander son manteau, 
					Prendre brusquement son chapeau 
					Et mettre fin à son martyre, 
					A la française, sans rien dire. 
					 
					Voila les festins d'aujourd'hui; 
					De tels plaisirs sont à mourir d'ennui. 
					Des mets friands, des vins fins, peuvent faire 
					Ce qu'on nomme une bonne chère; 
					Mais sans gaîté, sans esprit, ce n'est pas 
					Ce que j'appelle un bon repas. 
					 
					Fable XIV. 
					
					
					La Prairie et le 
					Ruisseau 
					 
					
					
					»De vous souffrir ici vraiment je suis trop bonne; 
					Votre murmure monotone 
					M'ennuie, et près de vous je sens que je m'endors; 
					D'ailleurs votre courant ronge et détruit mes bords.« 
					C'est ainsi qu'au ruisseau s'adressait la prairie. 
					» — Ne devez-vous rien, je vous prie, 
					A mon amour?« répondit le ruisseau: 
					»Je vous embellis de mon eau; 
					
					
					Sans elle, seriez-vous ainsi verte et fleurie? 
					Mais, faits pour nous chérir, pourquoi nous disputer!« 
					La prairie, en fureur, perdant toute mesure, 
					Lui dit, devant témoins, une chose si dure 
					Que je n'ose la répéter. 
					Chacun dit au ruisseau qu'il fallait la quitter, 
					Et se frayer une route nouvelle. 
					» — Pour me venger,« dit-il, »de la cruelle, 
					S'il me fallait, hélas! changer mon cours, 
					Résister au penchant, qui m'entraîne toujours, 
					Je me punirais bien plus qu'elle! 
					 
					Mon âme est faite ainsi, j'en gémis tous les jours. 
					Peut-être il est prudent que bien bas je le dise: 
					J'aime, malgré des torts, tout ce qu'avant j'aimais. 
					On peut briser mon coeur; mais le changer, jamais! 
					Aimer quand même, est ma devise.« 
					 
					Fable XV. 
					
					
					Le Singe au bal 
					 
					
					
					Un riche Américain, son nom était Blainval, 
					Donnait naguère un magnifique bal; 
					C'était un bal masqué: cette brillante fête 
					Avait lieu dans Paris, pendant le carnaval. 
					Déjà l'orchestre a donné le signal, 
					Et déjà chaque couple et se place et s'apprête. 
					En ce moment, gardant un stricte incognito, 
					Entre dans les salons un charmant domino. 
					
					
					Sa taille est fine, élégante est sa mise: 
					Des gants bien frais, un masque de Venise, 
					Un mouchoir entouré de dentelle de prix. 
					Or, quelle était cette aimable personne? 
					En cent, en mille, on vous le donne 
					A deviner; vous serez trop surpris. 
					C'était un singe.- »Un singe?« - »Oui.« - »Mais c'est à 
					Paris 
					Que se donne le bal; comment se peut-il faire?...« 
					» — Peut-être quelques mots rendront la chose claire: 
					Un travestissement complet 
					Pour Madame Blainval, dans sa chambre était prêt; 
					Madame avait dessein de changer de costume 
					Au milieu de la nuit, c'est assez la coutume. 
					Tout près de cette chambre et dans un cabinet, 
					Excité par le bruit du cor, du flageolet, 
					Un singe avait brisé sa chaîne, 
					Et, porté par instinct à l'imitation, 
					De ce déguisement il s'affubla sans peine. 
					Mais c'est trop prolonger cette explication, 
					Je reviens à mon bal. Chacun pour une belle 
					Prit donc mon singe, et bientôt autour d'elle 
					D'adorateurs bourdonnait un essaim. 
					
					
					L'un d'eux, en lui pressant la main, 
					Lui disait tendrement: »Quelle main ravissante! 
					Que j'aime ces doigts effilés! 
					Cette taille, ce bras, par les grâces moulés, 
					Et cette tournure charmante!« 
					Le masque se taisait et se mourait de peur, 
					Parmi ce bruit épouvantable. 
					Le galant reprenait: »Quelle aimable pudeur! 
					En vérité, vous êtes adorable!« 
					Et déjà notre homme, enchanté, 
					Se figurait une pâle beauté, 
					Et des cheveux d'ébène, et des regards de flamme. 
					» — Daignez,« dit-il, »permettre par pitié, 
					Que de ce masque enfin le cordon délié 
					Vous ne répondez pas, c'est consentir, madame.« 
					Le masque tombe en un moment, 
					Et du singe apparaît la figure effroyable; 
					Chacun fuit, croyant voir le diable. 
					Le fait est éclairci, dans son appartement 
					L'animal ramené. Vous jugez aisément 
					D'un pareil incident combien chacun s'étonne: 
					»Quoi! cette charmante personne, 
					
					
					C'est une bête!... « Eh! oui, vraiment. 
					Pourquoi s'étonnaient-ils? Pourquoi s'étonnaient-elles? 
					Au singe de notre récit 
					Ressemblent la plupart de ces beaux, de ces belles; 
					Un joli masque, un bel habit, 
					Leur tiennent lieu de mérite et d'esprit. 
					 
					Fable XVI. 
					
					
					Le Chat et le Charbon 
					 
					
					
					Dame Brigitte, un jour, dans sa maison, 
					Transportait, d'une main peu sûre, 
					Un réchaud allumé. Voilà que, d'aventure, 
					De ce réchaud tombe un charbon. 
					Son chat, qui la suit, fait un bond, 
					Sur la braise pose la patte, 
					Et se brûle outrageusement. 
					Aussitôt sa douleur en cris perçants éclate. 
					De ce cruel événement 
					
					
					L'antique ménagère a lame désolée; 
					La bête est dans ses bras baisée et consolée: 
					»Cher ange, mon bijou, mon ami, mon seul bien, 
					Apaise-toi, cela ne sera rien; 
					Embrasse ta bonne maîtresse.« 
					Et cent propos que la tendresse 
					Inspire au sexe, en pareil cas, 
					Pour d'autres amis que des chats. 
					Le ciel prit en pitié le tourment de la dame; 
					Blanchet le lendemain fut sur pied. L'animal 
					Retrouve le charbon qui lui fit tant de mal; 
					Non plus tel qu'un brasier qui pétille et s'enflamme, 
					Mais éteint, noir et refroidi. 
					Par ce changement enhardi, 
					Le chat sur lui se jette avec colère, 
					Et, n'écoutant qu'une aveugle fureur, 
					Frappe, écrase l'incendiaire; 
					Le voilà noir à faire peur. 
					 
					Doris, ce charhon est l'emblème 
					De ces hommes pervers, qu'avec un soin extrême 
					
					
					Il vous faut fuir. Craignez leur contact dangereux; 
					Redoutez leur amour autant que leur colère. 
					Si vous résistez à leurs voeux, 
					Ils déchaînent sur vous leur langue de vipère. 
					A telles gens tout moyen paraît bon, 
					Devant aucun leur haine ne recule; 
					Ils sont enfin semblables au charbon, 
					Qui vous noircit, s'il ne vous brûle. 
					 
					Fable XVII. 
					
					
					Le Maître d'école 
					économiste 
					 
					
					
					Maître Lucas, marguillier du village, 
					Et de son état cordonnier, 
					Avec maître Lubin, tailleur de son métier, 
					Pour je ne sais quel héritage, 
					S'était brouillé, l'été dernier; 
					Tous deux se prétendaient lésés dans le partage. 
					Il faut vous dire que Lubin 
					Etait un habitant du village voisin. 
					
					
					Avant leur démêlé, tous deux cousins, compères, 
					Se voyaient tous les soirs et s'aimaient comme frères. 
					Lucas, n'écoutant plus que son haineux transport, 
					Se dit: »Avec Lubin n'ayons aucun rapport. 
					Il était mon tailleur, je suis assez habile 
					Pour m'habiller moi-même. On peut, à mon avis, 
					Quand on coud des souliers, coudre aussi des habits; 
					Et couper dans le drap n'est pas si difficile 
					Que tailler dans le cuir.« Le drap donc acheté, 
					L'habit est, sans retard, coupé, taillé, gâté. 
					Il se trompe dix fois, et dix fois recommence. 
					La chaise, où d'ordinaire il était établi, 
					Ne suffit plus, il faut un établi, 
					D'autres outils; enfin, à force de dépense, 
					De soins, de temps, de patience, 
					Maître Lucas à son honneur en vient. 
					Mais l'ouvrage est mal fait, et, de plus, il revient 
					Beaucoup plus cher qu'un habit ordinaire, 
					Puisque notre homme a mis fort longtemps à le faire. 
					Cependant il triomphe, et va voir, de ce pas, 
					 
					Son ami le maître d'école: 
					»Voisin,« dit-il, »vous ne me croirez pas; 
					
					
					Cet habit, qui, sur ma parole, 
					Est mieux fait que par le tailleur, 
					Il est de la façon de votre serviteur; 
					Et bientôt, grâce à moi, vous aurez l'avantage 
					De vous pourvoir de tout, sans sortir du village; 
					Car dès demain, par un essai nouveau, 
					Je veux tâcher aussi de vous faire un chapeau. 
					A ces divers métiers désormais je m'applique. 
					Quel progrès! ne tirer plus rien de l'étranger! 
					Cela coûte un peu cher; pour me dédommager, 
					Je compte sur votre pratique.« 
					» — Mon cher voisin, reprit le magister, 
					Vous avez grand tort d'y compter, 
					Car je tromperai votre attente. 
					Cet habit de Lubin me coûte vingt écus; 
					Le vôtre, après le temps et l'étoffe perdus, 
					Doit revenir à plus de trente; 
					Et franchement, il va fort mal.« 
					» — Mais le travail national, 
					Il faut l'encourager,« dit le tailleur novice. 
					 
					» — Pourquoi, s'il porte préjudice 
					A tous nos intérêts?« dit l'autre. »Nos travaux 
					
					
					Ne sont-ils pas aussi nationaux? 
					Notre argent en provient; pourquoi ce sacrifice? 
					Qui veut faire de tout ne réussit à rien. 
					Bornez-vous aux souliers, vous les faites très-bien, 
					Et de plus avec promptitude. 
					De son côté, Lubin a la grande habitude 
					De faire des habits; croyez-moi donc, voisin, 
					Contre les habits de Lubin 
					Échangez vos souliers. Une fâcheuse affaire, 
					Je le sais, tous les deux vous divise; en ce cas, 
					Pour quelqu'argent, le compère Thomas 
					Vous prêtera son ministère; 
					D'un village à l'autre il ira, 
					Entre vous deux s'entremettra, 
					Et, votre commissionnaire, 
					De cet échange aussi profitera; 
					C'est le négoce et l'industrie. 
					Il fut un temps où les humains 
					Vécurent isolés et dans la barbarie, 
					Ne devant qu'à leurs propres mains 
					Leurs vêtements, leur nourriture, 
					Et les ouvrages imparfaits 
					
					
					Qu'exigeaient leurs besoins, alors mal satisfaits. 
					Eh bien! voisin, la chose est sûre, 
					Ce résultat, que vous trouvez si beau, 
					Nous ramène tout droit à l'état de nature. 
					Quand vous fabriquerez souliers, habit, chapeau, 
					Vous croirez au progrès; mon pauvre camarade, 
					Vous aurez fait un grand pas... rétrograde.« 
					 
					Fable XVIII. 
					Le Lion et l'Éléphant 
					 
					Le lion, en grand appareil 
					Avait rassemblé son conseil. 
					Le ministre était mort, il s'agissait d'élire 
					Son successeur, pour diriger l'empire. 
					Le roi pour le mulet inclinait fortement. 
					»Il est de votre choix très-digne assurément, 
					Sire,« dit l'éléphant; »sobre, prudent, habile, 
					Nul ne sait d'un pas difficile 
					Se tirer plus adroitement. 
					Cependant, je lui suis contraire, 
					Et le repousserai, dussé-je vous déplaire. 
					Je crains, c'est le motif qui cause ma rigueur, 
					De ses antécédents l'influence ordinaire; 
					Si le mulet parvient au ministère, 
					Les ânes seront en faveur.« 
					 
					Fable XIX. 
					Le 
					Chasseur, le Lièvre et la Perdrix 
					 
					Lorsque l'on vise deux objets, 
					Ou que l'on poursuit deux projets, 
					On les manque tous deux, c'est la règle ordinaire. 
					Certain chasseur, à la tête légère, 
					Nous en fournit la preuve. Au bout de son fusil, 
					Une perdrix se lève: »Elle est à moi,« dit-il. 
					Mais tandis qu'il la met en joue, 
					De son dessein la fortune se joue, 
					Et vient offrir à son regard surpris 
					Un lièvre, à quinze pas, au gîte. 
					Cette vue, on le sent, et le trouble et l'agite; 
					Il suit de l'oeil le lièvre, en visant la perdrix; 
					Le plomb entre les deux frappe; l'oiseau s'envole, 
					Et notre chasseur se désole; 
					Car au bruit, le lièvre d'abord, 
					De son côté, s'enfuit et court encor. 
					 
					Ne voyez qu'un objet, ne suivez qu'une route; 
					Je le répéterai, dussé-je être importun; 
					A votre but ainsi vous parviendrez sans doute. 
					Mais, à la fois, en poursuivre plus d'un, 
					C'est un moyen certain de n'en atteindre aucun. 
					 
					Fable XX. 
					Le Lion et le Léopard 
					 
					Naguère, je ne sais à quelle occasion, 
					D'animaux révoltés une bruyante meute 
					Fit à Léopolis une sanglante émeute, 
					Et, jusqu'en son palais, poursuivant le lion, 
					Disperse ses soldats, l'intimide, le presse, 
					Par ses clameurs enfin arrache à sa faiblesse 
					Le mot de constitution. 
					Ainsi de gouverner la nouvelle méthode 
					Chez les animaux même est aujourd'hui de mode, 
					Car ils imitent l'homme: ad exemplar régis 
					Totus componitur orbis. 
					 
					Or, pour une cause légère, 
					Un des princes voisins, le sultan Léopard, 
					De Bellone un matin déployant l'étendard, 
					Aux Léopoliens vint déclarer la guerre. 
					Son belliqueux dessein une fois résolu, 
					Ce prince, monarque absolu, 
					A de bons conseillers avait fait confidence 
					De son projet, habilement conçu; 
					Tout était prêt en conséquence, 
					Sans qu'à Léopolis personne en eût rien su. 
					Le roi Lion, tout au contraire, 
					Ayant, au bout de quelques mois, 
					Changé trois fois son ministère, 
					Le secret de l'État, divulgué chaque fois, 
					N'était pour personne un mystère. 
					Son cabinet, sans le moindre retard, 
					Vint à la chambre faire part 
					De cette inquiétante affaire: 
					 
					»Contre le sultan Léopard, 
					
					
					Un prorapt secours,« dit-il, »est nécessaire; 
					Nous avons, dans ce cas urgent, 
					Besoin, messieurs, de soldats et d'argent.« 
					» — Malgré toute ma bienveillance 
					Envers le cabinet, i dit un chat, président 
					Du ministère précédent, 
					Je l'accuse d'imprévoyance. 
					Il ne fallait pas grand effort 
					Pour voir que le sultan, dès longtemps, à la guerre 
					Se préparait; la preuve en était claire, 
					Et le ministère eut grand tort..... 
					— Tort de vous remplacer, la chose est manifeste,« 
					Réplique un fin renard, à présent au pouvoir. 
					 
					»Le vrai coupable ici c'est vous seul, je l'atteste; 
					Ministre hier encore, il fallait donc pourvoir 
					A ces événements, faciles à prévoir.« 
					» — Eh! de grâce, cessez un débat si funeste! 
					Usons mieux du temps qui nous reste,« 
					Dit un dogue; Ȉ quoi bon ces contestations? 
					Ces personnalités? ces accusations? 
					Je demande, messieurs, que, séance tenante, 
					Et toute autre affaire cessante, 
					
					
					Sur la communication 
					Commence la discussion,« 
					» — Non,« dit un rat bavard, »l'affaire est importante, 
					Je réclame l'impression,« 
					» — Eh quoi! des ennemis les nombreuses cohortes 
					En ce moment sont peut-être à nos portes, 
					Et nous perdons le temps à pérorer!« 
					Repart un fier coursier, que son courage inspire; 
					»Il faut agir, et non délibérer.« 
					Il ne croyait pas si bien dire; 
					De terribles rugissements, 
					Mêlés de cris, de hurlements, 
					En cet instant se font entendre, 
					Il n'est plus temps de se défendre, 
					Le lion, en quelques moments, 
					A vu s'écrouler sa puissance. 
					Comment, sans secours, sans appui, 
					Opposer de la résistance! 
					Et pourtant, à présent, chacun s'en prend à lui; 
					On l'entravait hier, on l'accuse aujourd'hui: 
					»Qu'il défende l'Etat, ce devoir le concerne!« 
					Tant qu'un roi peut marcher, on enchaîne ses pas; 
					
					
					Il règne alors, dit-on, et ne gouverne pas; 
					Mais dès qu'il est à bas, le roi règne et gouverne. 
					 
					Des constitutions je fais le plus grand cas; 
					C'est une belle théorie; 
					Mais au jour du danger, ce n'est qu'un embarras, 
					L'amour-propre étouffant l'amour de la patrie, 
					Chacun cherche à briller dans de fâcheux débats, 
					Chacun pérore, chacun crie; 
					Et ce gouvernement, fait pour les avocats, 
					Parle toujours, et n'agit pas. 
					 
					 
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