Fable I.
Le Livre et le Champignon
Laure, chaque matin, loin des yeux de sa mère,
Va respirer le frais, dans un bois solitaire.
Que dis-je? ce n'est pas le murmure des eaux,
Le gazouillement des oiseaux,
Le silence des bois, l'air pur qu'on y respire,
Ces papillons, ces fleurs, et ces parfums charmants,
Qui sur un jeune coeur exercent tant d'empire!
Ce n'est pas là ce qui l'attire.
La jeune fille y porte des romans;
En cachette, c'est là que l'imprudente Laure
Les lit, ou plutôt les dévore.
Or, notre belle, un beau matin,
Fut par quelqu'un troublée en sa lecture,
Et, voulant se lever soudain,
Le livre échappa de sa main,
Puis s'en fut tomber, d'aventure,
Sur la tête d'un champignon,
D'une assez mauvaise nature,
Qui croissait là dans le gazon.
A ce contact, notre livre frissonne,
Et, reculant avec horreur,
Traite l'autre d'empoisonneur.
»Empoisonneur! de toi ce reproche m'étonne,«
Répond le champignon, »car nous nous valons bien;
Crois-moi, ne nous reprochons rien.
Empoisonneur! Vraiment ma surprise est extrême;
Ma foi, mon cher, empoisonneur toi-même.
Mon venin est subtil, les tiens sont-ils moins forts ?
Par eux le cœur se corrompt et s'enflamme.
Moi, je n'attaque que le corps,
Et tu pénètres jusqu'à l'âme.
Ton art pernicieux subjugue la raison,
En excitant les sens, il séduit, il enivre;
Va, le plus dangereux poison
Ne l'est pas tant qu'un mauvais livre.«
Fable II.
Le Lion et le Lièvre
Le roi Lion dans son intimité
Admit le lièvre; à quel titre? on l'ignore;
Et même il honora cette pauvre pécore
De sa familiarité.
»Sire,« dit-il un jour, »est-il donc véritable,
Excusez cette question,
Que le chant d'un coq misérable
Puisse mettre en fuite un lion?«
»— Il est trop vrai, je le confesse.
Parmi les animaux, un fait à remarquer,
Un fait qui ne peut s'expliquer,
C'est que les plus puissants ont tous quelque faiblesse.
On t'aura dit, sans doute, aussi que l'éléphant
Au grognement d'un porc tremble comme un enfant,
Et qu'il est agité d'une terreur extrême.«
»—C'est donc cela,« reprend le lièvre à l'instant même,
»Maintenant je m'explique bien
La frayeur que me cause un chien.«
Fable III.
La Société philanthropique
Des animaux divers, vivant en république
Dans une des forêts du pays germanique,
Votèrent l'établissement
D'une société dite Philanthropique,
Nous empruntant ce mot apparemment.
Avec certaine pompe en eut lieu l'ouverture.
Nos gens, à cette oceasion,
Firent, jusqu'à profusion,
Des discours de toute nature;
Ne perdant pas, pour mieux nous ressembler,
Un prétexte heureux de parler.
Chacun voulut montrer son éloquence:
Le loup prêcha l'humanité;
Le canard, la sobriété;
Un jeune étourneau, la prudence;
Un vieux renard, la probité;
Le moineau franc, la chasteté;
Et la grive, la tempérance.
Vous admirez ces contradictions;
Chez eux, comme chez nous, c'est l'ordinaire usage,
Jamais on ne voit le langage
Être d'accord avec les actions.
Ainsi ce père, en sa vieillesse,
Veut qu'à vingt ans son fils vive comme un Caton;
Lui-même a chevaux et maîtresse,
Et pense aux élégants donner encor le ton.
A sa fille Doris parle vertu, sagesse,
Et madame, avec ses amants,
Ne garde aucuns ménagements.
Harpagon m'entretient de sa magnificence.
Mon médecin est buveur et gourmand,
Et me condamne à l'abstinence.
Cet usurier est philanthrope; enfin,
Ce juge contre un adultère
Vient de rendre un arrêt sévère;
Tandis que, sur un papier fin,
Notre magistrat le libelle,
Il en déchire une partie, afin
D'écrire un poulet à sa belle,
Femme du greffier son voisin.
Bref, pour peindre, en deux mots, l'humaine inconséquence,
Et finir par une sentence:
Du soir jusqu'au matin, du matin jusqu'au soir,
Nous disons blanc, nous faisons noir.
Fable IV.
L'Ane et son Maître
Je suis un homme heureux, du moins on me l'assure:
»Vous possédez ceci, vous obtenez cela,
Et quels enfants! par-ci, quelle femme! par-là;
Des biens pour vous le Ciel a comblé la mesure;
Vous êtes né coiffé!« Je n'entends que ces mots.
Mes bons amis, à ce propos,
D'un âne écoutez l'aventure:
Ce baudet, peu chargé de légumes et d'œufs,
Allait à la ville prochaine;
L'oreille basse et marchant avec peine,
Il semblait triste et malheureux.
»Pourquoi cet air piteux?« dit son maître en colère,
»Je t'ai donné tantôt de bon foin en partant;
La route est belle et ta charge est légère;
En vérité, pour que tu sois content,
Il faudrait te mener en lesse.«
L'âne reprit: »Mon sort vous semble beau,
Mais, si vous étiez dans ma peau,
Vous sauriez où le bât me blesse.«
Fable V.
Le Berger et le Bélier
Un berger, par malheur, d'un coup de sa houlette,
Casse une corne au bélier le plus beau
Et lui demande, en pleurant, qu'il promette
De n'en rien dire au maître du troupeau.
»Quoiqu'envers moi votre tort soit extrême,«
Lui répond le bélier, »vos pleurs m'ont su toucher,
Je me tairai; mais pouvons-nous cacher
Un fait qui parle de lui-même?«
Fable VI.
La jeune Femme et les deux Serins
De deux jeunes époux l'Amour et l'Hyménée
Avaient uni le sort, depuis plus d'une année;
Mais l'Hymen seul restait, l'Amour s'était enfui,
Du mari l'on vantait le mérite à la ronde;
Aimable et brillant dans le monde,
Il était fort terne chez lui.
L'épouse (on la nommait Adèle)
Était bonne, sensible et belle.
Et digne d'un plus heureux sort.
Dans ce logis vivaient encor
Deux, serins, renfermés dans une même cage;
Adèle prenait soin de ce jeune ménage,
Lui donnant, chaque jour, le grain et la leçon.
Le mâle était chanteur habile,
Mais, capricieux, indocile,
On ne pouvait en obtenir un son,
Quand une fois monsieur avait dit non.
Il lui fallait du bruit et de la compagnie;
C'est alors seulement que son art éclatait,
Qu'il gazouillait, sifflait, jasait, chantait;
Un nombreux auditoire excitait son génie,
Et, si vingt visiteurs parlaient tous à la fois,
Il triomphait: sa voix couvrait toutes les voix.
Le succès l'enflammait; tout alors à la gloire,
Il épuisait son répertoire.
Tel on voit un célèbre acteur,
Enivré des bravos d'un parterre qui l'aime,
S'émouvoir, s'animer, se surpasser lui-même;
Tel brillait de l'oiseau le talent enchanteur.
Mais il lui faut ce public qui l'inspire;
Que tout ce monde se retire,
Ses chants et sa gaité cesseront tout d'abord;
Auprès de sa femelle il se tait et s'endort,
A sa femme il n'a rien à dire.
La pauvrette faisait un inutile effort
Pour cacher sa douleur; et sa jeune maîtresse,
Qui bien souvent près d'elle attendait son époux,
S'apercevant de sa tristesse,
Lui répétait, d'un ton mélancolique et doux:
»Pourquoi, mon pauvre oiseau, cette peine profonde?
Il faut à ton mari le bruit et le grand monde;
Tous les serins, hélas! sont faits ainsi;
Presque tous les hommes aussi!«
Fable VII.
L'Original et la Copie
Un riche brocanteur avait dans sa boutique
Du célèbre Van Dyck un portrait magnifique.
D'un jeune artiste le pinceau
Tout récemment avait reproduit ce tableau,
Et la copie, en cet endroit laissée,
Près de l'original était encor placée.
Fière d'un vernis éclatant,
De sa fraîcheur, de sa jeunesse,
La première montrait un dédain insultant
Pour son voisin, dont l'illustre vieillesse
Était l'objet de ses brocards:
»Avec ce teint flétri,« disait notre railleuse,
»Et cette peau noire, écailleuse,
Comment s'offre-t-on aux regards?«
Un amateur, choqué de tant d'irrévérence:
»— Peux-tu de ce tableau,« dit-il, »ainsi parler,
Toi qui lui dois ton nom, ton existence,
Et dont tout le mérite est de lui ressembler?«
Avis à bien des gens, qu'il me sera, j'espère,
Permis de ne pas signaler,
Dont le mérite aussi pourrait doubler
S'ils ressemblaient mieux à leur père.
Fable VIII.
Le Bal masqué
Les animaux, dont la faiblesse
Est d'imiter en tout l'humaine espèce,
Dans un certain pays, qu'on n'a point indiqué,
Au dernier carnaval eurent un bal masqué.
Là chacun s'affubla selon sa fantaisie;
Une feuille trouée était par l'un choisie;
D'autres cachaient leurs becs, leurs groins, leurs museaux
Sous des morceaux d'écorce, ou des débris de peaux.
Tout cela devait être en somme
Très-misérable; il faut les excuser,
Ils ne connaissent pas encore, comme l'homme,
L'art de se faire un masque et de se déguiser.
Aussi pour eux rien n'était si facile
Que de se reconnaître, et du déguisement
Nos animaux masqués se servaient seulement
Pour contenter leur haine et décharger leur bile.
Le singe dit à l'ours: »Je te connais vraiment,
Sot, grossier, malpropre et gourmand,
Tu voudrais te donner des grâces,
Grimper, danser, batifoler enfin;
Mais, en vain tu fais le badin,
Partout pour un lourdaud tu passes.«
A ce langage inconvenant
Notre ours ne cherche point quelque fine réplique;
Pour toute réponse, il applique
Sa griffe sur le nez du masque impertinent.
»Plat valet du plus méchant maître,«
Disait aussi le cerf au chien,
»Va, tu n'es pas masqué si bien
Qu'on ne puisse te reconnaître.
Ce n'est pas de l'instinct, de la nécessité,
Que te vient tant de cruauté;
C'est pour compte d'autrui, par lâche servitude,
Que de l'assassinat tu t'es fait une étude.«
Déjà pris par le flanc, il était déchiré,
Si la foule du chien ne l'avait séparé.
»Ce masque m'est connu, vraiment, c'est, je parie,
Du pays le plus grand voleur,«
Dit la pie au renard, qui, prenant de l'humeur,
Vous croqua madame la pie.
Bientôt ce fut une rumeur,
Des cris, des coups; on se tiraille,
L'on se frappe, l'on se chamaille;
En un mot, la salle de bal,
En peu d'instants, n'offrait pas mal
L'image d'un champ de bataille.
Mes chers lecteurs, qu'en dites-vous?
Il n'en est pas ainsi chez nous.
L'espèce humaine, j'imagine,
L'emporte sur ce point. Le masque, honnête, doux,
Intrigue finement, avec grâce badine;
Sans vous offenser, vous lutine;
Ou, tâchant d'exciter une amoureuse ardeur,
Ne cherche à blesser que le cœur.
Fable IX.
Jupiter et l'Ane
L'âne ainsi se plaignit un jour à Jupiter:
»Grand Dieu! pour quel forfait faut-il donc que j'endure
La servitude la plus dure,
Qu'on puisse ici-bas supporter?
Tu m'as donné l'homme pour maître,
Et, plein de résignation,
Je me soumets à la condition
Dans laquelle tu m'as fait naître;
Mais qu'il use avec moi de traitements plus doux.
Quand de le contenter vainement je m'efforce,
Dans des travaux qui dépassent ma force,
Je suis encor roué de coups.
Empêche, ô Jupiter, une telle injustice;
Je veux bien travailler aux champs, à la maison,
Mais ne permets plus, Dieu propice,
Que je sois battu sans raison.«
La divinité débonnaire
Répondit au pauvre grison:
»Je voudrais exaucer ta trop juste prière;
Des animaux je suis aussi le père
Et règne également sur tout cet univers.
Mais, hélas! de l'humaine engeance
Adoucir les penchants pervers,
Est au-dessus de ma puissance.
Autant que je le puis, je veux
Cependant exaucer tes voeux.
L'insensibilité deviendra ton partage;
A dater de ce jour, ta peau s'endurcira,
De l'homme sur ton dos le bras se lassera,
Sans que tu souffres davantage.
C'est tout ce que pour toi je peux.«
L'âne s'écria, tout joyeux:
»Sois béni, Jnpiter! puisqu'il n'est pas possible
De mettre un terme à mon malheur,
Tu m'auras fait une insigne faveur
Si tu peux m'y rendre insensible.«
Fable X.
La Colombe, sa Mère et le Perroquet
Dans un jardin, sur son perchoir,
Un perroquet sifflait, jasait, faisait merveille.
Une jeune colombe était là, tout oreille,
Ne se lassant pas de le voir,
De l'écouter surtout: »Entendez-vous, ma mère?
Que de grâce dans ce qu'il dit!
Que de finesse! que d'esprit!
Comment ne pas l'aimer!« — »Ma chère,
Je connais ce bavard, retenez bien ce mot:
Votre oiseau d'esprit n'est qu'un sot,
Doué d'une heureuse mémoire.
Vous l'entendrez demain, comme aujourd'hui,
Vous réciter le même répertoire.
Ses phrases ne sont pas à lui,
Mais il sait répéter tout ce qu'il entend dire,
Combien de beaux-esprits, que partout on admire,
Sont, comme lui, beaux de l'esprit d'autrui!«
Fable XI.
Le Fils du Lion
Un fils du roi Lion, ignorant, abruti,
Indigne enfin du sang dont il était sorti,
Fuyait la cour du roi son père
Et faisait, chaque jour, des plus vils animaux
Sa société la plus chère.
Le compagnon, l'ami des ânes, des pourceaux,
Il avait pris leurs airs et jusqu'à leur manière
De se mouvoir, de grogner et de braire.
Les baudets enchantés disaient: »Il est charmant,
Comme il brait naturellement!
Quel malheur qu'il n'ait pas de plus longues oreilles!
On le prendrait pour notre enfant.«
Les pourceaux lui donnaient des louanges pareilles.
Notre lionceau, triomphant,
Et brûlant de montrer ses talents à son père,
En contrefaisant l'âne aborde le lion,
Et, pour plus grande illusion,
Le voilà qui se met à braire.
Le père fronce le sourcil:
»Je vois assez, mon fils,« dit-il,
»Par ta démarche et ton langage,
De ta société le choix honteux et vil.«
— J'ai pourtant,« dit le fils, »des talents en partage
Et suis victime, hélas! de vos préventions,
Car, chaque jour, mon entourage
Et m'applaudit et m'encourage.«
»— En méritant, mon fils, leurs acclamations,
Va, toi-même tu te condamnes;
Les applaudissements des pourceaux et des ânes
Sont des titres certains au mépris des lions.«
Fable XII.
Les deux Alouettes
D'un oiseleur secondant le projet,
Dans la cage d'un trébuchet
Une alouette retenue,
S'efforçait d'attirer dans la captivité
Une alouette, en liberté,
Qu'elle apercevait dans la nue.
»Venez,« lui criait-elle, »accourez à ma voix;
Venez partager la demeure
Dont votre compagne a fait choix.
Vous y trouverez, à toute heure,
Une eau bien claire et du grain à foison.«
L'invitée, en personne sage,
D'un peu loin, lui tint ce langage:
»Je n'approcherai pas, vraiment, et la raison,
C'est que votre demeure est, je crois, une cage,
Autrement dit une prison.
Je me trompe peut-être, eh bien! qu'on me le montre,
Sortez, venez à ma rencontre.
Mais non, votre aventure est connue, entre nous;
Vous fûtes attrapée, et maintenant, je pense,
Que, pour vous consoler, il vous semblerait doux
Qu'une autre le fût comme vous
Et commit la même imprudence.
De votre aimable accueil, madame, grand merci,
Je vous connais, vous et les vôtres,
Que le piège retient aussi,
Et qui n'avez plus qu'un souci:
C'est d'y faire tomber les autres.«
Fable XIII.
L'Aigle, l'Aiglon et le Perroquet
L'aigle, un jour, pour son fils voulut un précepteur.
»Pour en faire un savant,« dit-il, »un orateur,
Prenons le perroquet; il a du beau langage
Plus qu'aucun autre oiseau le talent en partage;
Je veux que de mon fils il soit l'instituteur.«
L'oiseau bavard, à la tête stupide,
Pleine de mots, mais de jugement vide,
Ne put au jeune aiglon donner que son caquet,
Et n'en fit rien qu'un perroquet.
Le choix d'un précepteur n'est pas petite affaire.
Vous voulez un parleur et n'avez nul souci
De tout le reste; il vous arrive aussi
Qu'un semblable Mentor de l'enfant ne peut faire,
Après beaucoup de temps, de dépense et d'ennui,
Qu'un sot, un bavard, comme lui.
Fable XIV.
L'Homme et le Chêne
Déjà deux fois avait paru l'aurore
Depuis qu'octobre avait fini son cours,
Et les gémissements de la cloche sonore
Annonçaient aux mortels le plus triste des jours.
Tout portait l'âme à la mélancolie;
Le vent soufflait avec furie,
Et, perçant avec peine une humide prison,
Le soleil, d'un jour sombre, éclairait l'horizon.
Un homme, aussi dans son automne,
Errait alors, sans but, au sein d'un bois épais.
Pour son cœur, déchiré par de cuisants regrets,
Ce spectacle qui l'environne,
Ce deuil universel n'était pas sans attraits.
Un moment abrité sous les branches d'un chêne,
Parmi les sifflements du vent qui se déchaîne,
Il a cru distinguer des soupirs, des sanglots,
Et bientôt, prodige incroyable!
Le chêne, en gémissant, fait entendre ces mots:
»— Combien mon sort est déplorable!
Que sont devenus mes rameaux,
Naguère encor si verdoyants, si beaux!
Et répandant au loin tant d'ombre et de mystère?
Feuille à feuille, ils jonchent la terre.
Dépouillé, sans défense, et de sève épuisé,
Aux rigueurs de l'hiver je vais être exposé.«
»— Ah!« dit l'homme, »ton sort à mon destin ressemble!
Hélas! ce n'est pas sans raison
Que ce triste jour nous rassemble.
Brillant, heureux aussi, dans ma belle saison,
Je crus au dévoûment sincère,
Qui de nos maux réclame la moitié;
Au bonheur d'être époux, à celui d'être père;
Je crus à la tendre amitié,
Au mutuel penchant; il est si doux d'y croire!
Au touchant intérêt, à la douce pitié.
Je rêvai d'amour et de gloire.
J'espérai qu'à mes jours survivrait ma mémoire
Et que, dans plus d'un cœur, mon souvenir, mes traits,
Étaient trop bien gravés pour s'effacer jamais.
Folles illusions, que la jeunesse accueille!
Sans attendre l'hiver, vous tombez feuille à feuille;
A peine en mon automne, il ne m'en reste plus,
Et c'est moi qui survis à mes rêves déçus.
Bel arbre, ton destin n'est pas aussi funeste;
Ton deuil est passager, l'espérance te reste;
C'est à moi seulement de gémir sur mon sort.
Pour toi, bientôt l'hiver au printemps fera place,
Tu renaîtras; et moi! l'hiver qui me menace,
N'aura de terme que la mort.«
Fable XV.
L'Éléphant et la Grue
La grue, obéissant a l'instinct qui la guide,
Passe sa vie à voyager.
Or, traversant un jour Éléphantide,
Le monarque du lieu voulut interroger
Cette voyageuse intrépide.
»— Si, comme on me l'a rapporté,«
Dit la puissante majesté,
»Vous avez visité les quatre parts du monde,
Racontez-moi, sur la terre et sur l'onde,
Ce qui vous a paru digne d'attention.
Quand on a beaucoup vu, l'on a beaucoup à dire.
Je lis souvent, j'aime à m'instruire;
Votre heureuse arrivée est une occasion
Dont je veux profiter: causer vaut mieux que lire.«
Notre touriste, à ce flatteur propos,
Sourit, d'un air capable, et commence en ces mots:
»De tous les pays de la terre,
C'est l'Egypte que je préfère;
Aucun lieu n'est plus de mon goût.«
»— Ce qui vous y charme surtout,
Ce sont,« dit l'éléphant, »les hautes pyramides
Qui de ses Pharaons attestent le pouvoir?«
»— Non pas,« reprit l'oiseau, »je partis sans les voir.
Mais ses terres, grasses, humides,
Quand le Nil se retire, offrent, à chaque pas,
Les vers les plus dodus et les plus délicats.
Nulle part je n'ai fait une aussi bonne chère.
L'Attique encor eut le don de me plaire;
J'y séjournai trois mois; j'habitais un marais
Où fut jadis un temple de Ccrès.«
»— El peut-être d'heureuses fouilles
Offrirent,« dit le prince, »à vos regards surpris
Du ciseau grec les précieux débris?«
»— Non, sire, j'y trouvai d'excellentes grenouilles,«
Réplique l'animal gourmand.
»En Chine... « — »C'est assez,« interrompt l'éléphant,
Terminons là cette entrevue.
En voyageant, j'avais à tort jugé
Que vous seriez savante devenue;
Mais je vois qu'une grue est toujours une grue,
Même après avoir voyagé.«
A ce stupide oiseau n'êtes-vous pas semblables,
Dites-moi, messieurs tels et tels?
De vos voyages éternels
Quels sont les fruits? un seul: vous revenez capables
De nous dire, en tous lieux, quels sont les bons hôtels
Et les restaurants confortables.
Fable XVI.
Le Pâtre et le Veau
En revenant des champs, un soir, dans son étable
Rentrait en hâte un vigoureux taureau;
La porte en était basse, et la bête indomptable,
D'un coup de cornes redoutable,
De la poutre emporte un morceau.
»— Holà! mon maître, accours,« s'écrie un jeune veau,
»Et vois bien quel est le coupable;
Ce n'est pas moi qui fais un semblable dégât,
Tu pourrais m'accuser peut-être.«
»— Fasse le Ciel que tu sois en état
D'en faire autant!« lui répondit son maître.
Dans ce classique auteur on vante, à tout propos,
Un style pur, correct, un heureux choix de mots;
Mais je trouve ses vers pleins de monotonie.
Que ne peut-il avoir les écarts du génie!
Fable XVII.
Le Torrent et le Ruisseau
Avec fracas, du haut de la montagne
Dans la plaine un torrent précipitait son eau;
A ses côtés, un limpide ruisseau,
En serpentant, fécondait la campagne.
»— Que mon destin est glorieux,
Et qu'il doit faire d'envieux!«
S'écriait le torrent; »de victoire en victoire,
Je marche en conquérant; pour mes flots quelle gloire!
La majesté, le bruit, accompagnent mes pas.
Mon petit ruisselet, ne voudriez-vous pas
Qu'un tel sort fût votre partage?«
»— Non, vraiment, il aurait pour moi fort peu d'appas,«
Répondit le ruisseau, »pardonnez ce langage.
Vos flots, je le conçois, peuvent vous rendre fier,
Mais je vous vis à sec hier,
Et, de nouveau, dans peu de jours, je gage,
Votre lit aux passants servira de chemin.
Riche aujourd'hui, pauvre demain,
Vous dites vrai, vous êtes bien l'image
Du conquérant, ou plutôt du joueur.
Pour moi, qui goûte peu les émotions vives,
Je m'arrangerais mal de ces alternatives.
Mon doux murmure et ma fraîcheur
Égayeront encor ces campagnes, j'espère,
Quand le silence de la mort
Remplacera le bruit dont vous troublez la terre.
Mon existence me plaît fort,
Je ne veux pour bénir mon sort
Qu'une fortune humble mais sûre,
Un cours modeste mais qui dure.«
Fable XVIII.
Les deux Sacs
Sur le bureau du financier Mondor
Étaient placés deux sacs; l'un plein de rouleaux d'or,
Se tenant droit, portant la tête haute,
Disait à son voisin: »Mon cher, en vérité,
Tu n'as pas assez de fierté.
Par quel motif, pour quelle faute,
Ton front, avec humilité,
Est-il ainsi toujours incliné vers la terre?«
»— Je suis vide,« dit l'autre, avec simplicité;
»De mon abaissement c'est la cause assez claire.
Plein d'or, vous restez droit avec facilité;
Mon humble attitude, au contraire,
Vous prouve la difficulté
De conserver sa dignité
Lorsque l'on est dans la misère.«
Fable XIX.
Le jeune Villageois et les Fruits
Par une chaleur accablante,
Un jeune villageois, ses sabots à la main,
Vers le milieu du jour, suivait le grand chemin;
La sueur ruisselait sur sa tête brûlante.
S'appuyant un moment sur le mur d'un verger,
Dont l'ombre en cet endroit pouvait le protéger,
Il dévorait des yeux les présents de Pomone,
Que déjà coloraient les premiers jours d'automne.
Le maître du verger, devinant son désir:
»Quelques fruits,« lui dit-il, »te feraient grand plaisir?
Cueilles-en, mon garçon, puisqu'ils te font envie,
Autant que dans ta poche il en pourra tenir,
Et de faire un heureux j'aurai l'âme ravie.«
A notre jeune villageois
Il ne fut pas besoin de le dire deux fois.
Mettant de côté toute honte,
Sur le plus beau pommier en un moment il monte.
Bientôt sa poche a peine à contenir
Quatorze pommes entassées,
Et pourtant avec art placées;
Pour en ajouter une il fait un vain effort,
Et dès qu'elle entre, une autre sort.
Il recommence, échoue, et recommence encore.
Folie humaine, ah! te voilà,
Et je te reconnais bien là.
Pour appaiser la soif qui le dévore
Un seul fruit suffirait; loin de se réjouir,
Maintenant qu'il en a quinze fois davantage,
Il perd en vains efforts des moments, qu'à jouir
Il emploîrait, s'il était sage.
Fable XX.
Les deux Chevaux
Deux chevaux noirs traînaient un corbillard,
Et, lentement, suivant le boulevard,
S'acheminaient, au pas, vers le Père Lachaise.
Ce train leur convenait, ils étaient bien repus,
Et charmés de pouvoir digérer à leur aise.
»— Enseignons,« disait l'un, »à ces gens corrompus,
A cette foule malhonnête,
Qui vient nous voir passer, le chapeau sur la tête,
Le respect que l'on doit aux morts.
Tout va de mal en pis, en France;
L'athéisme y coule à pleins bords,
Il n'est plus de morale, il n'est plus de croyance,
Et bien des gens iraient, d'un pas égal,
A l'enterrement comme au bal.«
»— De cette impiété profonde
Il faut nous préserver,« disait l'autre animal,
»Et je ne hâterais le pas pour rien au monde;
Nous avons des principes sûrs. »
Jasant donc de cette manière,
Et bientôt de Paris ayant franchi les murs,
Us arrivent enfin tout près du cimetière,
Et déjà de ce lieu de deuil
S'apprêtent à passer le seuil;
Mais le frein les détourne, et, par une autre route,
Le cocher poursuit son chemin.
Voilà nos gens surpris; où vont-ils? loin, sans doute?
Le but de ce voyage est un château voisin,
A quelques milles de distance;
Le cortège religieux,
Jusqu'au caveau de ses aïeux,
Escorte ce mort d'importance.
»— Nous allons, à présent, prendre le trot, je pense,
Ou nous n'arriverons sans doute que demain,«
Dit l'un de nos chevaux; »je sens déjà la faim.«
Tous deux hâtent le pas; le cocher les arrête.
»— Eh! qu'importe à ce mort?« ajoute l'autre bête,
»Ne dirait-on pas que ses os
Souffrent encore des cahots!«
La fatigue et la faim suggérèrent ensuite
A nos deux compagnons de scandaleux propos,
Et, comme il maintenait au pas ses deux chevaux,
Leur conducteur par eux fut traité de jésuite.
Au siècle où nous vivons, que de gens nous font voir
D'aussi brusques palinodies!
Principes, sentiments: parades, comédies;
Pour le moindre intérêt, pour le plus faible espoir,
Ou dit blanc le matin, tricolore le soir.
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