Livre Troisième
 

Livre Deuxième
 
La Fleur et le Nuage
L'Assaut d'armes et le Paysan
Adam chassé du paradis
L'Enfant et le Chien
Les deux Ormeaux
Médor
Le Maquignon, l'Ane et le Bœuf
Les Alouettes, le Mannequin et le Miroir
Le Sac de marrons
L'Or et les Perles
L'Avare et la Source
Le Prince et le Rossignol
Les Oiseaux et les Serpents
L'Homme et les Chats
Le Bœuf gras et son Compagnon

 
La Rose mouillée
Le Cygne et les Œufs de Tourterelle
Le Hibou professeur
Le Chêne et l'Arbuste
Le Fantôme
Le Flamme et la Fumée
L'Entfant au spectacle

 

Fable I.
La Fleur et le Nuage

L'été règne: une fleur languissante au vallon
      Appelle un nuage qui passe:
      »O toi qui yoles dans l'espace
      Sur les ailes de l'Aquilon,
      Verse-moi tes flots de rosée,
      Et par toi ma tige arrosée
      Verra renaître son printemps...
      — J'y penserai, tit le nuage;
      Mais je dois remplir un message:
                       Attends!...«
Il s'éloigne. Elle meurt, vers la terre penchée.
Le nuage revint sur la fleur desséchée
Répandre, mais trop tard, ses ondes par torrents.

Toujours le malheureux nous trouve indifférents;
      Mais quand sous sa croix il succombe,
      Souvent nous allons sur sa tombe
Semer de vains regrets, de stériles trésors:
Ni largesses ni pleurs ne réveillent les morts...

Fable II.
L'Assaut d'armes et le Paysan

On donnait un assaut dans une salle d'armes.
Les maîtres, les prévôts, les simples amateurs,
D'un jeu fort innocent venaient goûter les charmes.
Un lourdaud se trouvait parmi les spectateurs;
C'était un paysan de Brive-la-Gaillarde.
Voyant que nos champions allaient se mettre en garde.
Il sanglotte et s'écrie: »Oh! ne vous tuez pas!
Je ne puis d'un poulet contempler le trépas.
Et l'on veut que je voie un tel carnage en face!
Messieurs, laissez-moi fuir ou finissez, de grâce...
— Es-tu fou, lui dit-on, radotes-tu, vraiment?
Ce n'est qu'un jeu paisible, un pur amusement.
Un plastron rembourré cuirasse leur poitrine;
Sous un bouton se cache une pointe assassine;
Un masque est sur leur face et des gants à leurs mains
Tu les verras bientôt, débonnaires, humains,
En loyaux compagnons se donner l'accolade.
Et s'en aller galment boire mainte rasade.«

Cet assaut de bretteurs, combat inoffensif;
Je le compare à ceux de certains journalistes
      Que le public, par trop naïf.
Croit de grands ferrailleurs, de francs antagonistes.
Au rocher de Cancale, au bal, à l'Opéra,
Où chaque jour le plaisir les rassemble;
      Ils s'en vont préparer ensemble
      Les bottes qu'on se portera;
Ils se disent aussi comment on parera
      Et comment on ripostera…
Lecteur, ne les prends plus, par trop de confiatice,
      Pour des ennemis acharnés;
D'élastiques plastrons couvrent leur conscience,
      Et leurs fleurets sont boutonnés...

Fable III.
Adam chassé du paradis

      Par une faute irréparable
Perdons-nous une amante, un ami précieux,
Quelque Éden enchanté, séjour délicieux:
Combien plus doux alors, combien plus ineffable
Brille dans nos regrets, dans notre souvenir,
Ce bonheur envolé qui ne peut revenir!

Puni dans son orgueil par un arrêt suprême,
Adam avait passé le seuil du paradis.
      Sainte oasis, lieux à lui-même,
A sa postérité pour jamais interdits.
Avant de pénétrer dans la terre des larmes,
      Il veut dire un dernier adieu
      A ces bosquets remplis de charmes
Dont l'a deshérité la justice de Dieu,
Il s'arrête, il regarde, et les mille merveilles
Que d'un esprit distrait il voyait autrefois.
Des trésors infinis, des lueurs sans pareilles,
Des ruisseaux murmurants, d'harmonieuses voix
Éblouissent ses yeux, vibrent à ses oreilles...
En revoyant ces biens, ces balsamiques fleurs,
Ces gazons odorants et toutes les splendeurs
Dont il prive à jamais sa race malheureuse.
      Il pleure, accablé de remord,
Et reprend sans retour la route douloureuse
Qui conduit au travail, qui conduit à la mort.

Fable IV.
L'Enfant et le Chien

Gabriel, l'écolier, l'espiègle personnage,
Et le gourmand surtout (on sait que de son âge
      La gourmandise est le plus gros péché),
Dans une armoire, un jour, vit un gâteau caché.
Or, la tentation fut si forte, si forte,
Que d'une main furtive il entr'ouvrit la porte,
Et saisit le gâteau. Du frauduleux repas
Médor fut seul témoin: Médor ne dormait pas.
Il garda le silence, en âme charitable.
A quelque temps de là, flairant sur une table
Médor s'en régala sans se faire prier.
Gabriel l'aperçut: »Voleur abominable,
Le bien que l'on dérobe est-ce donc notre bien?
— C'est parler en Caton, lui répondit le chien;
      Mais je n'ai pas perdu mémoire
De certain gros gâteau pris dans certaine armoire...
Gabriel, tu rougis... Écoute, Gabriel,
Veox-tu que tes conseils ne soient jamais frivoles?
      Garde qu'à tes belles paroles
Ta conduite ne donne un démenti formel...«

Fable V.
Les deux Ormeaux

      Sous un ormeau grand et robuste
Était un jeune ormeau, frêle et chétif arbuste.
L'arbre géant lui dit: »J'ai su te protéger
Contre l'assaut des vents et d'orages sans nombre;
      Sous mes rameaux et sous mon ombre
      Tu crois à l'abri du danger.
Je dois, partant de soins et tant de bienfaisance;
Avoir acquis des droits à ta reconnaissance...
      — Ah! de votre feinte bonté
      Osez-vous tirer vanité?
      Dit en pleurant l'ormeau débile;
Vous fûtes un tuteur dévorant son pupille,
Et vous avez de mes rameaux naissants
Écarté du soleil les rayons caressants.
      Vous avez absorbé ma sève;
Vous m'avez étouffé sous vos traîtres abris,
      Et chaque jour je dépéris,
Tandis que vers les cieux votre tige s'élève:
Je crains plus vos bienfaits que les vents destructeurs.«

Méflons-nous, amis, de certains protecteurs.

Fable VI.
Médor

Efflanqué, souffreteux, constamment enchaîné,
Médor dans son chenil hurlait comme un damné.
      Quand près de lui chacun passeet repasse,
      Tous à l'envi savent le fustiger;
Mais aucun ne lui donne un seul os à ronger.
Pourquoi? — C'est que Médor n'est pas de bonne race,
C'est qu'il n'a pas le poil assez fin, assez beau.
Le maître pour Azor réserve les caresses,
Les morceaux délicats, les soins, les gentillesses;
      Médor a les coups pour cadeau.
Le maître, armé d'un fouet, gagne un jour le tonneau
Où notre paria traîne son existence:
»Je m'en vais, lui dit-il, t'étriller d'importance,
Et payer dignement ton infernal sabbat.«
      Disant ces mots, il le bat, il le bat,
Tant que son pauvre dos n'est plus qu'une blessure.
Mais de sa chaîne enfin Médor se délivrant
      S'élance au cou de son tyran,
Et lui fait à la face une large morsure.
      Les domestiques accourant
Vont délivrer leur maître et saisir le coupable.
Chacun s'efforce alors d'inventer un tourment
Capable d'expier ce crime abominable.
»Il faut le fusiller, dit quelqu'un... — Doucement!
Il faut l'écorcher vif... — Non pas, il faut le pendre...«
      C'est un bruit à ne plus s'entendre.
Mais un voisin leur dit: »Amis, assurément
Vous auriez évité ce triste événement,
Si vous aviez voulu, du chien brisant la chaîne,
      Lui ménager un meilleur sort.
Or, maintenant, quelque genre de mort
      Que lui prépare votre haine,
Je soutiendrai toujours que seuls vous avez tort,
Car vous pouviez en faire un serviteur fidèle,
Et vous n'en avez fait qu'un esclave insoumis.«

      Chez nous un crime est-il commis,
Tous nos législateurs, se piquant d'un beau zèle,
      Forgent cent lois pour le punir:
      Que font-ils pour le prévenir?...

Fable VII.
Le Maquignon, l'Ane et le Bœuf

      Un jour, par certain maquignon
Un baudet fort chétif est conduit à la foire.
      Notre roussin, s'il faut en croire
Le portrait séduisant fait par son compagnon,
Est un âne accompli: »Voyez, il est mignon!
      Il est robuste, il fait merveilles!
Gomme ses pieds sont beaux! comme son poil est fin!..
      — On sait m'apprécier enfin,
Dit l'àne, en redressant ses deux longues oreilles!
      Mon maître est juste; honneur à lui!«
Un bœuf, tout près de là, se lassant de l'entendre:
»De louanges, dit-il, s'il t'accable aujourd'hui,
      Cest que ton maître veut te vendre.«

Sot auteur d'un sot livre, enfin tu viens à bout
De te faire éditer, et voilà que partout;
      Par l'annonce et par la réclame;
      Comme un génie on te proclame;
De la littérature on te dit le soleil.
      Tu prends ce bruit déclamatoire
      Pour la trompette de la gloire;
Et tu vois dans ton œuvre un trésor sans pareil
Eh bien! ton éditeur, s'il faut qu'on te le dise;
Pour s'en débarrasser, vante sa marchandise.

Fable VIII.
Les Alouettes, le Mannequin et le Miroir

Tel fuit, plein d'épouvante, un fantôme impuissant;
Qui se prend de lui-môme au piège caressant.

»Allons cueillir les grains, disent les alouettes;
Aux champs, depuis le jour, vont les bergeronnettes;
      Et les laboureurs sont partis:
      Point de retard, quittons les nids!...«
Et voilà nos oiseaux d'aller et de s'ébattre,
Et d'exhaler vers Dieu leurs naïves chansons;
      Et voilà la troupe folâtre
De récolter pour elle et pour ses nourrissons.
Mais parmi les voleurs qui vient jeter l'alarme?
Pourquoi, tout effarés, vont-ils se dispersant?
C'est qu'on voit dans la plaine un monstre menaçant
      Dont chaque bras brandit une arme...
      Or, ce monstre, objet de terreur,
      Ce n'est qu'un mannequin paisible,
De paille et de lambeaux assemblage risible,
Épouvantail planté par quelque laboureur.
Mais lorsqu'ainsi fuyaient toutes les alouettes,
Un verre éblouissant, prisme fascinateur,
Les séduit, les captive, et nos belles coquettes
             Dans le miroir
             Veulent se voir.
Tandis qu'autour du verre, imprudence funeste!
Toumaient les oisillons, tournaient les pauvres fous,
Le fusil d'un chasseur les tua presque tous,
Un filet dans ses nœuds emprisonna le reste.

Fable IX.
Le Sac de marrons

Des marrons, dans un sac, brillaient un jour de foire.
Séduit par leur aspect, le bonhomme Grégoire
Crut faire un marché d'or en les payant fort cher,
Et les porta chez lui, tout radieux et fier.
Or, lecteurs, du marchand apprenez l'artifice:
      Il avait mis à l'orifice
      Les plus rares et les plus beaux;
Mais on n'eût pas donné le reste à des pourceau
Grégoire en vain traita tous les marchands d'infàmes;
Contre un mal sans remède à quoi servent les cris?

      Des maris ont trouvé des femmes,
Des femmes, à leur tour, ont trouvé des maris;
Tels et tels font des lois ou portent des couronnes,
Pour avoir su trop bien, les matoises personnes,
Par des dehors flatteurs allécher les badauds,
Et dans le fond du sac cacher tous leurs défauts.

Fable X.
L'Or et les Perles

Un voyageur, passant sur des monts escarpés,
      Vit des travailleurs occupés
A faire dans le roc des entailles énormes.
»Infortunés, dit-il, tailler ces blocs informes,
C'est un rude travail pour un mince trésor!
— Non, s'écrie un passant, ce sont des mines d'or!«
Aussitôt l'étranger, poursuivant son voyage,
Arrive vers la mer et s'arrête au rivage.
      Or, voyant au loin des plongeurs
Qui visitaient des flots les sombres profondeurs,
»Ces fous rasent, dit-il, l'écueil épouvantable,
Pour rapporter enfin... des cailloux et du sable!«
      Alors un pécheur lui répond:
»L'écueil est menaçant, le gouffre est redoutable;
      Mais on voit des perles au fond!«

Apôtres, qui venez régénérant le monde,
Ne brisez de dégoût la pioche ni la sonde;
Courageux plébéiens, fouillez, fouillez encor:
La montagne est aride et la mer est profonde;
Mais vous y trouverez des perles et de l'or!

Fable XI.
L'Avare et la Source

Au pied d'une colline, une limpide source,
Bientôt ruisseau paisible, arrosait dans sa course
Les champs riches d'épis, les prés riches de fleurs.
D'un paisible sommeil ignorant les douceurs,
Et pressant dans sa main les cordons d'une bourse,
Un ayare, en passant, sur ses bords vient s'asseoir,
Et dit: »Tu devrais bien, source trop imprudente,
Pour conserver les flots de ton urne abondante,
Te creuser sous la terre un vaste réservoir.
Là, dans ta profondeur te contemplant sans cesse,
Tu connaîtrais enfin l'ineffable richesse,
Au lieu de t'épuiser pour des vallons ingrats.
Crois-moi; c'est le conseil et l'exemple d'un sage...
— C'est l'exemple d'un sot, d'un méchant personnage!
Votre égoîsme étroit ne me tentera pas.
Je veux par des bienfaits signaler mon passage;
Et quand le rossignol chante sur le bouleau,
Quand la fille des champs vient se mirer dans l'eau,
Quand de son aile, enfin, m'effleure l'hirondelle,
Je murmure d'orgueil dans mon lit de cailloux.
Oh! de tant de bonheur qui ne serait jaloux!
Dites, ne dois-je pas vous servir de modèle?
Que si l'été brûlant me tarit quelquefois,
Bientôt l'eau du ciel tombe et me rend à la fois
Hes flots et le plaisir de les répandre encore...«

A l'avare inhumain notre mépris est dû:
Mais celui que pour tous un saint amour dévore,
Qu'un amour éternel par tous lui soit rendu;
Et s'il voyait jamais sa richesse épuisée,
Qu'il reçoive au centuple, en céleste rosée,
Tout l'or que pour le peuple il aura répandu!

Fable XII.
Le Prince et le Rossignol

Un prince dans les bois entend un rossignol:
»Chantre inspiré, dit-il, jusqu'à moi prends ton vol;
Je veux payer tes chants d'un bonheur ineffable,
D'un bonheur qu'envîront tous les oiseaux du ciel.
Tu pourras à ton gré, voltigeant sur ma table,
Puiser dans le cristal l'ambroisie et le miel;
Sur le mol édredon tu feras de doux songes;
Dans une cage d'or on t'entendra chanter;
Enfin, mille tableaux, délicieux mensonges,
Dans tes bosquets absents sauront te transporter.
— Laissez-moi, dit l'oiseau, le cristal des fontaines
Et les buissons ardents dont je cueille les graines;
Laissez-moi des vallons l'écho mélodieux,
Mes palais de verdure et ma voûte des deux.
J'ai parmi les roseaux bâti mon nid ne mousse,
Hamac obéissant au zéphyr qui le pousse;
Je redoute bien plus l'atmosphère des cours
Que l'orage et la foudre et l'ongle des vautours;
Sous le nom de bonheur vous m'offrez l'esclavage,
Et votre cage d'or, c'est toujours une cage...«

Fable XIII.
Les Oiseaux et les Serpents

Devant un nid peuplé de beaux oiseaux chanteurs,
Un passant s'arrêta dans la saison des fleurs.
»Doux nid, dit-il, foyer d'une joie infinie,
      Berceau d'amour et d'harmonie,
De ton sein chaque jour voleront jusqu'aux cieux
      Mille soupirs délicieux!...»
A ces mots, le passant s'éloigna du bocage.
Vers l'automne il revint; mais, pendant son voyage,
      Les oiseaux s'étaient dispersés,
Et des serpents affreux les avaient remplacés.

Ainsi, lorsque s'en vont tous nos rêves d'enfance,
Inconstants messagers d'amour et d'espérance,
Trop souvent leur succède au fond de notre cœur
      Le noir serpent de la douleur.

Fable XIV.
L'Homme et les Chats

Des chats faisaient sabbat dans un appartement,
Hais sabbat infernal; rien n'y manquait, vraiment.
Nos drôles s'escrimaient de la gueule et des pattes,
Et, pour gagner le cœur de mesdames les chattes,
Par leurs miaulements témoîe;naient leurs transports.
C'était un tintamarre à réveiller les morts.
Aussi dans le logis, le maître ni sa femme
Ne purent fermer l'œil, on doit bien le penser.
»Au diable les matous et leur vacarme infâme!
Dit enfin le mari; s'il ne veulent cesser,
A grands coups de bâton je les ferai danser.«
Le bruit continuant, vers la chambre voisine,
Sur la pointe des pieds, notre homme s'achemine.
         Il ouvre, il entre, et le voilà
         Frappant par-ci, frappant par-là,
         Et renversant tout à son aise
La pendule, une armoire, une table, une chaise,
Et brisant mainte glace et maint vase de prix.
Pourtant, sous le bâton pas un chat ne fut pris.
Pourquoi? me direz-vous. — La question est bonne!
Je croyais que le fait ne surprendrait personne:
Comme il n'est tel qu'un chat pour y voir clair la nuit,
Le maître avait eu beau s'introduire sans bruit,
Quand il ouvrit la porte, ils avaient sans trompette
      Pris doucement la poudre d'escampette.
Qui fut penaud? le maître, on le devine assez;
         Il en paya les pots cassés.

Thémis souvent ressemble à l'homme de ma fable:
      A-t-on commis un crime quelque part,
Vers le lieu du délit aussitôt elle part.
Tandis qu'adroitement se sauve le coupable,
Dans l'ombre elle s'en va, tout juste saisissant
                   L'innocent.

Fable XV.
Le Bœuf gras et son Compagnon

A pas lents le bœuf gras délaissant le village,
Allait du carnaval augmenter les plaisirs.
Un de ses compagnons revient du labourage,
Et lui parle en ces mots, après de longs soupirs:
»Heureux frère! tu pars, oubliant la charrue,
Et, lorsque couronné de festons et de fleurs,
Roi fastueux et fier, tu suivras chaque rue
Aux acclamations de la foule accourue,
Moi, j'aurai pour partage et le joug et les pleurs...«
Le laboureur lui dit: »N'énvions pas sa gloire;
Son triomphe d'un jour le conduit à la mort!«

L'histoire du bœuf gras, c'est aussi notre histoire;
Rarement la grandeur est un bienfait du sort...

Fable XVI.
La Rose mouillée

Aline avec sa mère aux champs allant un jour,
Voit la reine des fleurs, la rose, son amour,
Courbant son sein baigné de larmes matinales.
Pour la débarrasser de l'humide fardeau,
Elle agite la tige, et les frêles pétales
S'éparpillent soudain avec les gouttes d'eau.
La pauvre enfant pleurait: »Aline, dit sa mère,
Voilà ce qu'ont produit tes soins inopportuns.
Bientôt un doux soleil, aspirant l'onde amère,
T'aurait rendu la fleur avec tous ses parfums.
Ma fille, il est, crois-moi, des blessures cruelles
      Que l'amitié doit respecter;
      Il est des maux que sur ses ailes
      Le temps lui seul peut emporter.«

Fable XVII.
Le Cygne et les Œufs de Tourterelle

      Privés de l'aile maternelle.
Seuls dans le nid restaient des œufs de tourterelle:
Quelque vautour, sans doute, avait passé par là!
Heureusement, le cygne, qui les trouve;
Au sein de ses roseaux les emporte et les couve.
L'officieux canard en ces mots lui parla:
         »Voisin, délaissez cette engeance;
         De votre bienfaisance
      Savez-vous quel sera le prix?
Ces orphelins, par vous élevés et nourris,
Sans égard pour vos soins et pour votre tendresse
      Loin de ces lacs iront, un jour,
Roucouler dans les bois leur éternel amour.
Laissez-les; c'est l'avis qu'un ami vous adresse.«
Le noble oiseau répond: »Moi par leur liberté
Je voudrais payer ma bonté!
      Je voudrais les lier par la reconnaissance,
Entraver leurs penchants, contrarier leurs vœux!...
Si je les ai sauvés et s'ils vivent heureux,
J'ai reçu, croyez-moi, toute ma récompense.«

Fable XVIII.
Le Hibou Professeur

      Maître hibou, professeur émérite,
Philosophe poudreux vanté pour son mérite,
Donnait sous un ormeau de savantes leçons.
A l'envi chaque mère au docte personnage
      Envoyait ses chers nourrissons.
En tout de nos pédants il adoptait l'usage.
Il veut faire de l'âne un maestro fini,
      Un rival de Tamburini;
      A demoiselle l'araignée
      La poésie est enseignée;
      Le coq, émule de Jean Bart,
Doit un jour, à travers les flots et la tempôte,
Enrichir son pays de plus d'une conquête;
      Et le cygne, nouveau Bayard,
Acquerra noblement, dans les rangs de l'armée,
      La fortune et la renommée.
Leurs cours étant finis, les voilà tous classés
Selon les plans divers imposés par le maître.
Le baudet, sur la scène ayant osé paraître.
Fila les sons moelleux que vous lui connaissez,
Si bien qa'à coups de gaule on vous l'envoya paître;
L'insecte, pour forger de pitoyables vers,
S'étant imprudemment mis la tête à l'envers,
      Périt de honte et de misère;
Le coq mourut de peur sur un vaisseau de guerre;
Le cygne, au premier feu, désertant les drapeaux,
Se sauva dans un lac, au milieu des roseaux.
Eh bien! si, bravement abdiquant la routine,
Le maître avait compris avec sagacité
Leur instinct, leur penchant et leur capacité,
Du moulin toujours l'âne eût porté la farine;
Le coq loin de la mer eût montré sa valeur;
      L'araignée eût tissé des toiles;
Le cygne sur la mer eût dirigé ses voiles,
Et chacun dans sa sphère eût goûté le bonheur...

Fable XIX.
Le Chêne et l'Arbuste

      Un chêne plein de vanité,
Exaltant sa vigueur, sa taille, sa beauté,
Méprisait un arbuste, à l'instar de ce chêne
Qu'avec tant de génie et tant de majesté
La Fontaine, mon maître, a jadis i&is en scène.
      Le frêle arbuste répondit:
»Un point nous rend égaux. — Quel est^-il? — C'est notre ombre;
Même toujours la vôtre est plus large et plus somhre.«
De cette vérité l'orgueilleux interdit
      Dès lors se montra plus modeste.

L'ombre, c'est le malheur qui tous, sans contredit,
Ici-bas nous assiège; et, ma fable l'atteste,
Plus nous nous élevons, plus notre ombre grandit.

Fable XX.
Le Fantôme

Un fantôme franchit les monts et les vallées,
Et trois femmes en deuil courent échevelées,
Lui disant: »O mon fils, mon frère, mon époux,
Arrête! le bonheur est au milieu de nous!«
Ni son épouse, hélas! ni sa sœur, ni sa mère,
N'obtiennent un soupir, un seul regard d'amour;
Vainement les beaux-arts, en cette vie amère,
Veulent bercer ses jours d'une douce chimère;
Vainement les vertus lui disent à leur tour
Que de l'humanité le salut le réclame;
Le fantôme, contre eux endurcissant son âme,
Foule plus vite encor la poudre des chemins.
L'infirme, le vieillard, l'orphelin et la veuve,
Qui de tous les malheurs sentent là rude épreuve,
Se Jettent à ses pieds et lui tendent les mains;
Mais il ferme son cœur à tous les maux humains.
Où va-t-il? où sa vue est-elle donc fixée?
Et quel point dans l'espace absorbe sa pensée?
— C'est qu'il a vu de l'or briller à l'horizon!
Et ce fantôme étrange, inflexible démon,
Qui foule aux pieds les arts, les vertus et les hommes,
Et qui n'a pour seul but, pour unique trésor,
Pour croyance ici-bas, pour espoir que de l'or,
De grâce, quel est-il? — C'est le siècle où nous sommes!

Fable XXI.
La Flamme et la Fumée

D'un faisceau de ramure en un bois allumée
Sortaient des tourbillons de flamme et de fumée.
La flamme dit enfin: »Pourquoi me suivre ainsi?
Par toi l'air que j'éclaire est soudain obscurci.«
La fumée en ces mots répondit à la flamme:
»Je ternis ton éclat, ma sœur, je l'avoûrai;
Hais, que cela m'attire ou l'éloge ou le blâme,
      Toujours je t'accompagnerai.«

La flamme, c'est la gloire; et l'autre... c'est l'envie:
De l'envie ici-bas toute gloire est suivie.

Fable XXII.
L'Enfant au spectacle
A Madame Césarie Farrenc

Eugène avec sa mère assistait au spectacle;
Des cités, des palais, des forêts, des remparts,
Mouvant panorama, s'offraient à ses regards.
      Eugène, criant au miracle,
Jusqu'au troisième ciel se croyait transporté.
Vers sa mère bientôt il se tourne enchanté:
»Que ces reines, dit-il, ont un charmant visage,
Et que ces rois entre eux parlent un beau langage!
Sans doute quelque fée ou quelque dieu puissant
Nous apporta d'en haut ce monde éblouissant?...«
La mère dit: »Mon fils, reviens de ta méprise:
Sous le prisme imposteur d'un éclat emprunté
      Se cache la réalité;
Ces merveilles sans fin qui causent ta surprise,
      Ce sont des palais de carton,
Des roses sans parfum et des femmes fardées
                    Et ridées,
Et de grands écoliers récitant leur leçon...«
Enfant, ainsi que toi, nous eûmes tous notre âge
      Denaive crédulité;
Mais des illusions le vaporeux mirage
Trop tôt s'évanouit devant la vérité.
Sous la pourpre des rois, dans le cœur de nos maîtres,
Nous crûmes voir la force unie à la bonté;
Nous crûmes voir aussi sous la robe des prêtres
Briller la modestie avec la piété;
Les juges, selon nous, jugeaient en conscience;
L'amour et non pas l'or désarmait là beauté.
Laissant dans son oubli la médiocrité,
Les rangs et la fortune à son obscurité
      Savaient arracher la science...
Erreur! c'était partout faiblesse et vanité.
Avarice, mensonge et partialité!
Erreur! car, se couvrant d'un masque de théâtre,
S'affublant d'oripeaux, de clinquant et de plâtre,
Chacun faisait à qui saurait le mieux
      Du public éblouir les yeux.