Livre Dixième
 

Livre Neuvième
 
La Tourterelle qui pleure
Le Papillon bleu
La Charité
L'Esprit et le Cœur
Le Laboureur et les Ronces
Les Moutons et l'Herbe au suc d'Or
Le Vent et le Sable
Le Papillon et la Guépe
Le Serpent et l'Anguille
Ésope et Rhodope
L'Homme et le Rossignol
Les deux Chiens
L'Ane

 
Le Castor et le Chasseur
Oui et non
Le Télescope et le Microscope
Le Bonheur
L'Ane et le Chien
La jeune Fille, le Chat et le Chardonneret

 

Fable I.
La Tourterelle qui pleure

Une reine qu'alors la vieillesse courbait
Disait à deux enfants, ses deux petites-filles:
»Là, près de moi, venez, et soyez bien gentilles.
Écoutez: chez ma sœur, la reine du Thibet,
Dans une cage d'or est une tourterelle.
        Si vous saviez comme elle est belle,
Précieuse surtout! Qu'un enfant soit méchant
        Dans le palais, et sur-lorchamp
        On voit pleurer la tourterelle.
Tenez, si de ma sœur je la peux obtenir;
Pour vous bien éprouver je la ferai venir.«
Mais l'ainée aussitôt: »Ma grand'mère, dit-elle,
Qu'elle ne vienne pas! Lorsque j'ai le malheur
De commettre une faute et mériter un blâme,
Je sens, à chaque fois, s'élever en mon âme,
Un reproche vivant, une'amère douleur.
— Maman, dit à son tour la plus jeune princesse,
Chez ma tante sans doute elle a beaucoup pleurê:
Ah! faites-la venir, grand'mère, et je serai
Si sage que bientôt elle rira sans cesse.«

Fable II.
Le Papillon bleu

»O papillon d'azur, en quels lieux as-tu pris
        La couleur dont ton aile est peinte?«
L'insecte répondit: »Mon corps porte l'empreinte
Des fleurs que je préfère et dont je me nourris;
    Le lin flexible et la molle pervenche
Me livrent tour à tour leur coupe de saphir,
Puis encor cette fleur qui sur Ponde se penche,
Le beau myosotis, la fleur du souvenir.«

Comme ce papillon, l'esprit humain reflète
        Les sucs dont il fit la conquête:
Pour abreuver notre âme, en tout temps choisissons
La source la plus pure et les sages leçons.

Fable III.
La Charité
A Madame…..

Un jour la Charité du paradis s'envole,
Et voit dans nos chemins un frêle nouveau-né,
A demi-nu, transi, pleurant, abandonné.
Par mille doux baisers vite elle le console.
Dans un pan de sa robe alors le réchauffant,
Vers les grands d'ici-bas, joyeuse, elle l'emporte;
Aucun de son palais ne leur ferme la porte,
Et, par amour pour elle, on adopte l'enfant.

Pour mes Fables ainsi vous agissez, madame:
Des plus indifférents vous savez toucher l'âme,
Et, grâce à votre zèle, à vos soins protecteurs,
Mes vers, ô toute bonne! ont trouvé des lecteurs.

Fable IV.
L'Esprit et le Cœur
A Mademoiselle Léontine Gozlan

Exilé sur la terre, Apollon, dieu du jour,
Berger, prit pour compagne une simple bergère.
        Or, il naquit de leur amour
        Une fille espiègle, légère,
Semblable par l'esprit à son père immortel,
Parle cœur s'élevant jusqu'au cœur maternel.
        Apollon lui dit: »O ma fille!
        De nous deux qui préfères-tu?«
Alors l'aimable enfant: »Ma mère a la vertu,
Le dévouement sublime, et toi le nom qui brille:
Pour ta gloire, je veux, mon père, t'admirer;
Ma mère, pour ton cœur laisse-moi l'adorer.«

Fable V.
Le Laboureur et les Ronces

D'un champ que dévoraient la ronce et le chardon,
    Un laboureur, certain jour, fit l'emplette.
De tout germe mauvais pour faire place nette,
Il saisit une faux, il allume un brandon,
Il arme ses voisins, ses amis et sa femme.
Mais contre la croisade une ronce réclame
                  Et dit:
        »Vous avez tort, sans contredit,
De porter contre nous et le fer et la flamme:
Ce champ fut de tout temps notre propriété
Et par droit de conquête et par droit d'héritage.«
Le campagnard répond: »La belle, en vérité,
        Que m'importe ton bavardage?
        Vous nuisez à mon labourage;
        Plaignez-vous tant que vous voudrez,
        Mesdames, vous y passerez.«

O vous qui du bonheur étouffez la semence,
Préjugés, vieux abus, trop bien enracinés,
Dans le champ social le progrès, qui s'avance,
Bientôt, j'en ai l'espoir, vous aura moissonnés.

Fable VI.
Les Moutons et l'Herbe au suc d'Or

        Chez un fabuliste persan
        J'ai lu ce conte intéressant:
Dans certaine contrée il naît une herbe rare,
Aux effets merveilleux, à la vertu bizarre;
        Malheur aux moutons imprudents
Tentés de s'en repaître! Il s'attache à leurs dents
Une jaune liqueur, vernis ineffaçable;
Qui leur rend sur-le-champ tout mets insupportable.
        On la nomma l'herbe au suc d'or.

A l'avare, je crois, pensait le moraliste:
Quand le brillant métal a séduit l'égoïste,
A tout noble penchant son cœur glacé résiste;
Dans un dégoût suprême il meurt sur son trésor.

Fable VII.
Le Vent et le Sable

Un jour, dans le désert, le vent impétueux
Et le sable mouvant se disputaient tous deux.
        Le premier disait: »Je renverse!
— Je bâtis!« disait l'autre à la partie adverse.
Un derviche en ces mots jugea le différend:
»O vent, tu dois céder la victoire à ton frère,
        Car tout cœur généreux préfère
        Le fondateur au conquérant.«

Fable VIII.
Le Papillon et la Guépe

           Au sein d'une prairie
           Verdoyante, fleurie,
           Voltige un papillon.
Survient un autre insecte armé de l'aiguillon;
           Cest la guêpe inhumaine.
           »Déserte mon domaine!
Dit-elle; à moi le suc et le parfum des fleurs!«
Le papillon répond: »Pour toi seule l'aurore
           A-t-elle fait éclore
Ce nectar embaumé, ces suaves couleurs?
Moi, du bout de ma trompe et du bout de mes ailes
Caresser doucement les corolles nouvelles,
        Voilà mon bonheur, mon plaisir;
Ne peux-tu, comme moi, te repaître à loisir?
     — Ton bonheur me rend malheureuse!«
        La guêpe furieuse,
        A ces mots s'élançant,
De son dard perce et tue un rival innocent.

Dans le monde quelle est la guêpe de ma fable.
        C'est l'égoîsme insatiable.

Fable IX.
Le Serpent et l'Anguille

Une anguille poursuivie
    Par un noir serpent
A son lit limoneux veut confier sa vie.
         «Lâche! dit le monstre rampant,
N'as-ta pas, comme moi, des dents pour te défendre?
— Mais les tiennes toujours distillent le poison.«
        A ces mots, et sans plus attendre,
L'anguille disparut, et l'anguille eut raison.

Fable X.
Ésope et Rhodope

        De la courtisane Rhodope
Le bossu phrygien, pour sa difformité,
        Se voyait toujours rebuté.
»Aimez, lui dit quelqu'un, aimez le sage Ésope,
Et l'on verra s'unir ces deux rares trésors:
La beauté de l'esprit et la beauté du corps.«

Fable XI.
L'Homme et le Rossignol

Un homme en son jardin cultive im beau rosier,
        Où chaque jour nait une rose.
Mais un oiseau, le chantre au sublime gosier,
Ravage chaque jour la fleur à peine éclose.
L'homme, avec un filet sur l'arbuste attaché,
Prit notre rossignol et vous le mit en cage.
        Celui-ci, par son doux ramage,
        Fit si bien qu'il fut relâché.
»Merci, maître, dit-il; cet acte de clémence
        Mérite bonne récompense.
Creusez... là... sous vos pieds je vois de l'or caché.«
L'homme creuse aussitôt, et trouve dans un vase
        Un grand trésor. Émerveillé,
Devant le blond métal il se tient en extase.
Enfin: »Suis-je endormi, dit-il, suis-je éveillé?
Comment! celui qui voit un trésor sous la terre,
        Chose plus facile pourtant,
Ne peut pas découvrir le piége qu'on lui tend!«
Le rossignol répond: »Sachez tout le mystère:
    Tel, pour lui-même aveugle, imprévoyant,
    Dans le péril tomba par ignorance,
    Qui tout à coup se montre clairvoyant,
Lorsqu'il est inspiré par la reconnaissance.«

Fable XII.
Les deux Chiens

Gardiens d'un grand troupeau, deux matins vigoureux
        Ainsi parlaient un jour entre eux:
»Frère, si les moutons s'écartaient dans la plaine,
Au ciseau du tondeur s'ils refusaient leur laine,
S'ils voulaient se soustraire au couteau du boucher,
    Que ferais-tu? — Pour les remettre à l'ordre,
        A belles dents j'irais les mordre,
        Les harceler, les écorcher...
— De tels projets aux miens sont tout à fait contraires:
Des loups et des voleurs préservons les troupeaux;
Ne tournons pas contre eux nos gueules meurtrières;
Soyons leurs défenseurs et non pas leurs bourreaux.«

Fable XIII.
L'Ane

Quelqu'un disait à l'âne: »Eh! qui reconnaîtrait
Dans cet être maussade, à la marche pesante,
Cet ânon gracieux, à la taille élégante,
Qui gaiment dans les prés sautillait, folâtrait!«
        Mais le baudet: »Dans ma jeunesse,
Je ne prévoyais pas les longs et tristes jours
        Où mon corps recevrait sans cesse
Des coups si douloureux et des fardeaux si lourds.«

Fable XIV.
Le Castor et le Chasseur

Un castor pris au piége était par un chasseur
        Employé... comme laboureur.
Jugez de son supplice et de sa maladresse.
Vainement sur son dos on usait l'aiguillon,
        Il se couchait sur le sillon.
Le chasseur furieux l'accusant de paresse,
Mon castor à la fin sur ses pieds se redresse,
Et lui dit: »Donnez-moi du mortier, du moellon,
Laissez-moi, c'est mon goût, redevenir mâçon,
    Et du travail je reprends l'habitude.«

Tel que vous prétendez être un frane paresseux,
Bientôt vous le verrez adroit, laborieux;
Mais il faut le classer selon son aptitude.

Fable XV.
Oui et non

Deux êtres exclusifs, comme gens à systèmes
Qui, sans discernement, adoptent les extrêmes,
Oui, non vivaient jadis chacun de son côté.
Toujours, par complaisance ou par simplicité,
        L'un était pour l'affirmative,
        Et l'autre, bizarre, entêté,
        Se tenait sur la négative.
        Le vrai, le faux, nos forcenés
Confondaient tout, comme vous devinez.
Cette monomanie absurde, inconcevable,
Leur valut maints brocards, leur fit maints ennemis.
A la fin, chacun d'eux, à la raison soumis,
Se montra désormais plus juste, plus traitable.
On les vit, renonçant à leur rivalité,
        S'embrasser comme deux bons frères.
S'ils soutiennent encor des arguments contraires,
C'est pour l'amour du bien et de la vérité.

Fable XVI.
Le Télescope et le Microscope

        Un jour l'orgueilleux télescope
        Ainsi parlait au microscope:
        »Mon antipode, admire-moi!
Au savant quand j'indique et la marche et la loi
Des sphères et des cieux où mon œil l'accompagne,
Dans une goutte d'eau, toi, tu vois l'Océan,
        Du ciron tu fais un géant,
        Du grain de sable une montagne...
Jusqu'à ma gloire en vain tu voudrais t'élever;
Auprès du mien, ton rôle est sans nulle importance.«
Le microscope alors: »Pour qui sait observer,
Que lui font des objets la grandeur, la distance?
Tous, indistinetement, Dieu sut les abreuver
Des flots de son amour et de son harmonie;
Chaque être s'alimente à la source infinie...
Donc, appréciez mieux nos rôles différents:
A moi la terre, à vous les célestes royaumes;
Mesurez les soleils, laissez-moi les atomes:
Tous, à titres divers, sont également grandi.«

Fable XVII.
Le Bonheur

»En suivant des grandeurs le chemin si battu,
Vers le bonheur j'arriverai, sans doute?...
— Pour trouver le bonheur, change, change de route;
        Suis le chemin de la vertu.«

Fable XVIII.
L'Ane et le Chien

Un jour, maître baudet dit avec insolence:
»Ce gros chien dont chacun vante la vigilance,
Je le vois tout le jour dans sa niche endormi.«
        Quelqu'un répliqua: »Mon ami,
Sur ce fidèle Argus il ne faut que l'on glose:
        C'est vrai, le jour il se repose;
Mais contre le voleur qui vient rôder sans bruit
        Il est debout toute la nuit.«

Fable XIX.
La jeune Fille, le Chat et le Chardonneret

Emma couvait des yeux un beau chardonneret
    Qui dans les champs voltigeait, folâtrait.
        »Si je l'avais dans une cage,
Disait la jeune fille, oh! que j'admirerais
Et sa voix ravissante et son brillant plumage!
        Chaque jour, je lui donnerais
Du sucre, des gâteaux... Oh! que je l'aimerais!
— Et moi, disait un chat, que je le croquerais!...«